triarticulation

Institut pour une triarticulation sociale
(contenu spécifique au site français)
Conditions d'utilisation.

Accueil

 

Deutsch EnglishDutchSkandinaviskFrançais ItalianoEspañolPortuguês (Brasileiro)Russisch
Recherche
 contact   BLOG  impressum 

Les Fondamentaux 2/4.................................................................... <précédent - suivant>

avec l'aimable autorisation de l'auteur, et du Bulletin des professionnels de la biodynamie.
Mouvement de l'agricuture biodynamique .


Steiner et Goethe, hommes de science


Antoine Dodrimont
Président de la Société Anthroposophique en France


Dans le précédent article, j'ai évoqué le fait que, dans sa recherche de créer un pont idéel entre le monde sensible et le monde spirituel, R. Steiner avait rencontré l'oeuvre scientifique de Goethe, qu'il devait introduire et commenter pour la collection de la littérature nationale allemande de Joseph Kürschner. Dans les lignes qui suivent, je voudrais expliciter la façon dont Rudolf Steiner étudie Goethe et montrer la compréhension qu'il a eue de sa démarche scientifique. En un mot, il s'agit de voir comment R. Steiner a « dialogué » avec Goethe sur le plan des sciences.


Observer le regard de Goethe


Fidèle à sa conception épistémologique d'élaborer une connaissance à partir des faits observés, Rudolf Steiner travaille à voir Goethe dans sa façon de faire; il cherche à appréhender le regard de Goethe qui scrute les phénomènes de la nature. Et ce n'est pas par hasard que, dans l'introduction au premier volume, il cite un extrait de la lettre que Goethe adressa d'Italie le 18 août 1787 à son ami Knebel :
« Après tout ce que j'ai vu des plantes et des poissons près de Naples et en Sicile, je serais très tenté, si javais dix ans de moins, de faire un voyage aux Indes, non pas pour découvrir quelque chose de nouveau, mais pour regarder à ma manière ce qui y a été découvert ( 1 ). »
R. Steiner commente ce texte comme suit : « C'est en ces mots que réside le point de vue d'où nous avons à considérer les travaux scientifiques de Goethe. Ce qui importe chez lui n'est jamais de découvrir de nouveaux faits, mais d'ouvrir un point de vue nouveau pour regarder la nature d'une certaine manière ( 2 ). »
Quel est ce point de vue nouveau ? C'est celui qui permettra à Goethe de situer tous les phénomènes particuliers dans une vision d'ensemble, une vision qui tient en quelques mots : « la vision de l'essence même de l'organisme », ce qui fait que l'on peut dire de quelque chose : « c'est un organisme » en y parvenant de manière scientifique.
Nous voyons par là en quoi Goethe s'est distingué du botaniste Linné dont il étudiait l'oeuvre. Alors que Linné présentait, dans ses travaux, une juxtaposition extérieure de caractères perçus « comme la grandeur, le nombre et la position des différents organes ( 3 ) », Goethe s'intéressait à la « nature intérieure » du monde des plantes, point de vue complètement différent du botaniste suédois.
La façon de regarder de Goethe
Après avoir observé Goethe regardant la nature, R. Steiner a pu brosser un portrait saisissant de la manière de voir du poète et homme de science en lien avec sa personnalité. Ainsi peut-on lire dans l'ouvrage Une théorie de la connaissance chez Goethe:
« La vision qu'avait Goethe du monde est la plus variée qui puisse se concevoir. Elle part d'un centre qui est donné dans la personnalité-une du poète et présente toujours au monde la facette correspondant à la nature de l'objet considéré. L'unité qui caractérise toute son activité spirituelle réside
dans la nature de Goethe ; la manière dont il agit chaque fois est déterminée par /objet qu'il étudie ( 4 ). »
Nous touchons là à un élément essentiel de la démarche scientifique de Goethe et aussi de R. Steiner, à savoir : l'objectivité du regard
Maintenant, nous pouvons voir, avec R. Steiner, à quoi Goethe est parvenu par la force de ce regard.


A la recherche de l'essence du végétal


Dans sa première étude consacrée à Goethe portant sur la genèse de l'idée de métamorphose ( 5 ), R. Steiner le suit pas à pas, il repère les étapes essentielles de ses recherches - les événements symptomatiques - et les interprète avec précision, pour en dégager une progression intelligible.
•          Avant son arrivée à la cour de Weimar en 1775, Goethe portait en lui, nous dit R. Steiner, l'image de la nature comme une réalité globale irriguée par la vie. La nature est pour lui un ensemble vivant, une totalité organique. Ce qui importe à ses yeux, c'est la vie qui pénètre tout, la vie qui est comme un être qui parcourt l'univers et se maintient à travers tous les changements. Cette image grandiose est exprimée poétiquement dans l'essai « La Nature », daté de 1783, mais reflétant les idées du poète avant sa venue à Weimar ( 6 ).
•          A Weimar, Goethe entamera des observations de détails, notamment sur la fécondation des plantes et sur la graine. Il le fera en parcourant les forêts de Thuringe dont il a la responsabilité et en cultivant son jardin. Il accomplira ces recherches pendant dix ans, tout en assumant des tâches ministérielles harassantes et en écrivant. Sur l'arrière-plan de l'image globale de la nature, avec le but d'étudier l'essence même de la plante, grâce aux études de détails, Goethe découvre des combinaisons qu'il ignorait et, ainsi, nous dit R. Steiner, « il en vient à ébaucher en pensée une image des processus dans le monde végétal ( 7 ) ». En d'autres mots, il voit que la vie elle-même déploie des façons de faire, des manières d'agir, on peut dire des procédures vivantes.
•          En deuxième lieu va apparaître ce qui surgit des processus, ce qui en découle, c'est-à-dire des formes vivantes qu'il vaudrait mieux appeler des formations (Bildungen) pour rester plus près de l'idée. Et ces formations naissent des processus agissant à l'intérieur des êtres vivants. C'est ce qui rend complètement caduque, pour Goethe, l'étude de formes achevées que l'on dissèque, puisque l'élément essentiel du processus vivant en est écarté.
•          A partir des idées de processus et de formation, Goethe poursuivra ses recherches et concevra une hypothèse novatrice, celle de l'existence d'une forme fondamentale. « Au cours de ces études», nous dit R. Steiner, « il lui devint de plus en plus évident qu'il n'y a bien qu'une forme fondamentale unique qui apparaît dans linfinie  multitude de plantes individuelles, et cette forme fondamentale lui était elle-même de plus en plus intérieurement perceptible ( 8 ) ». Cependant, il restait encore à mener une recherche pour qu'elle puisse devenir évidente. On soulignera ici qu'il ne s'agit pas de faire une démonstration, mais de permettre une manifestation.
•          Pour permettre à la forme en question de se manifester, Goethe mène des observations en vue de distinguer clairement :
- ce qui est stable, durable, permanent, et
- ce qui est changeant, mouvant, ponctuel.
Car il s'agit de voir s'il existe un caractère permanent à la plante qui subsisterait à travers tous les changements possibles, c'est-à-dire d'en donner la preuve expérimentale en mettant à jour l'élément constitutif fondamental de toute plante, ce par quoi la totalité se manifeste dans chaque partie.
•          C'est à Palerme que le sésame s'ouvre enfin le 17 avril 1887 ! C'est de là qu'il écrit : « Il faut bien qu'une pareille plante existe : à quoi reconnaîtrais je sans cela que telle ou telle forme est une plante, si elles n'étaient pas toutes faites d'après un même modèle ( 9 ) ».
Le caractère permanent des plantes réside dans le modèle unique sur lequel elles sont toutes formées par les processus de vie. En tant que modèle, il s'agit d'une forme idéelle, d'un archétype non perceptible aux sens physiques. Si les observations sensorielles ont pu conduire à sa découverte, celle-ci est néanmoins le résultat d'un jugement intuitif. Ce modèle, Goethe l'appellera le « type », concept repris par Steiner. On peut aussi le nommer « plante primordiale » ou « originelle », en notant bien qu'il ne s'agit pas d'une forme « première » dans le temps, qui serait à l'origine des espèces végétales.

•          Que dire de cette plante primordiale ?

Rudolf Steiner la présente comme une totalité dont procèdent toutes les parties constitutives : « Si maintenant nous abordons la plante primordiale elle-même, voici ce qu'il faut en dire. L'être vivant est une totalité achevée en soi, qui pose à partir d'elle-même ces états. Aussi bien dans la juxtaposition des parties, que dans la succession dans le temps des états d'un être vivant, est présente une corrélation qui apparaît non pas conditionnée par les propriétés visibles des parties, ni par la détermination mécanique-causale de l'ultérieur  par l'antérieur, mais qui est régie par un principe supérieur qui est au-dessus des parties et des états successifs. Il est déterminé dans la nature même de la totalité qu'un certain état soit posé comme premier, qu'un autre le soit comme dernier; et la succession des états intermédiaires est, elle aussi, déterminée dans l'idée de la totalité ; ce qui vient avant est dépendant de ce qui vient après, et inversement; bref, dans l'organisme vivant il y a évolution de l'un à partir de l'autre, un passage des états de l'un à l'autre, aucune existence finie, achevée, mais un constant devenir ( 10 ) ».


Vers l'idée de métamorphose


Mais il ne suffit pas de dire que chaque partie de la plante, tant dans sa position spatiale que dans son avènement temporel, est déterminée par l'idée de totalité. Il faut encore montrer comment cette détermination apparaît. « Dans la plante, cette détermination de chaque partie par l'ensemble apparaît dans le fait que tous les organes sont construits selon la même forme fondamentale. Dans une lettre du 17 mai 1787 à Herder, Goethe exprime cette pensée en ces mots : 'Il m'était apparu peu à peu que dans cet organe de la plante que nous avons l'habitude d'appeler la feuille se
trouve dissimulé le vrai Protée [le facteur essentiel — AD] et qu il pourrait bien se cacher et se manifester dans toutes les formations. Dans la phase ascendante et descendante de sa croissance, la plante n'est toujours que feuille, si inséparablement unie au futur germe que l'on ne doit pas penser l'un sans l'autre ( 11 )».
Cela revenait à considérer que le principe constitutif de la plante se manifestait « en ce que tous les organes sont construits selon le même type de formation, que la plante entière est virtuellement contenue en chaque partie et peut aussi être produite à partir de celle-ci grâce à des conditions favorables ( 12 ) ».
La présence virtuelle de la plante dans chaque partie, Goethe en fit l'expérience à Rome avec le conseiller Reiffestein. Lors d'une promenade, celui-ci rompit quelques rameaux en affirmant que, placés en terre, ils donneraient la plante entière, ce qui est parfaitement vérifiable. « La plante est donc un être qui développe en périodes successives certains organes qui sont tous construits, aussi bien individuellement que dans un ensemble, selon une seule et même idée. Chaque plante est donc un ensemble harmonieux de plantes ( 13 ) ».
Et c'est ainsi qu'est née chez Goethe l'idée fondamentale de la métamorphose, du changement de formes à partir de l'élément de la feuille se déployant en formations successives d'après le modèle de la plante primordiale.
Et Steiner termine son essai en indiquant que le concept de métamorphose se caractérise par l'alternance de phénomènes d'expansion et de contraction.

« Lorsque nous considérons la théorie goethéenne de la métamorphose, telle qu'elle se présente à nos yeux en 1790, nous y trouvons que ce concept est chez Goethe celui de l'expansion et de la contraction qui alternent. Dans la graine la formation de la plante est contractée au maximum. Avec les feuilles se produit ensuite le premier déploiement, la première expansion des forces formatrices. Ce qui dans la graine est condensé en un point se dissocie spatialement dans les feuilles. Dans le calice, les forces se contractent à nouveau en un point axial; la corolle est produite par l'expansion suivante; les étamines et le pistil prennent naissance par la contraction suivante ; le fruit par la dernière (troisième) expansion, après quoi toute la force vitale de la plante (ce principe entéléchique) se dissimule à nouveau dans la graine dans un état d'extrême contraction ( 14 ) ».

Métamorphose de la fleur de nénuphar.

En étudiant à fond la démarche scientifique de Goethe, Rudolf Steiner s'est préoccupé de montrer comment Goethe s'est efforcé :
de toujours intégrer les faits isolés à sa conception d'ensemble de la nature,
- de s'appuyer sur cette conception globale pour montrer et expliquer toutes les relations existant entre les êtres de la nature (d'où les découvertes de la plante primordiale et du concept de métamorphose),
de participer spirituellement, dans l'intimité de son esprit, aux productions mêmes de la nature, comme il le dit dans le poème : « La métamorphose des animaux », en s'adressant à l'homme :
« Réjouis-toi, créature suprême de la nature,
Tu te sens capable
De repenser après elle la suprême pensée
A laquelle elle s'est élevée en créant ».


Goethe et Darwin


En étudiant de façon précise la démarche scientifique de Goethe, nous pouvons voir ce qui le distingue de Darwin. Ce dernier, on le sait, s'est attaché aux phénomènes variables extérieurs et il en a conclu qu'il n'y avait rien de constant dans la nature : tout y est en perpétuel changement. Comme Darwin, Goethe voit les propriétés changeantes des plantes, mais il ne s'arrête pas là. « Il en tire la conclusion que l'essence de la plante ne se trouve donc pas dans ces propriétés, mais doit être cherchée plus profondément.» (R. Steiner, Goethe, le Galilée de la science du vivant, Ed. Novalis 2002, p. 32) C'est cette recherche méthodique qui lui a permis de découvrir un élément constant dans ce qui est mouvant, à savoir l'archétype de la plante.
Chez cette trolle on observe la transformation progressive
des feuilles en pièces florales
avec un organe intermédiaire mi-feuille, mi pétale

Notes :
(1 ). Rudolf Steiner, Goethe, le Galilée de la science du vivant, Ed. Novalis, 2002, p. 15
( 2.) Ibid.
( 3.) Id. p. 27
( 4.) Rudolf Steiner, Une théorie de la connaissance chez Goethe, Ed. Anthroposophiques Romandes, 1984, p. 23
( 5.) Rudolf Steiner, Goethe, le Galilée de la science du vivant, pp. 19 à 39
( 6. ) Publié dans : Goethe, la métamorphose des plantes et autres
écrits botaniques, Triades, 1992, p. 303-305
( 7.) Rudolf Steiner, Goethe, le Galilée de la science du vivant, p. 29
( 8.) Id. p. 30
( 9.) Id. p. 34
( 10.) Id. p. 35-36.
( 11.) Id. p. 36
( 12. ) Ibid.
( 13.) Id. p. 37
( 14. ) Id. p. 38

Le bulletin des professionnels de la biodynamie / n°22 /juillet 2013

Pour aller plus loin sur le lien de la "triarticulation sociale" à la démarche de Goethe et Steiner