Républicaine, non pas démocratique

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Républicaine, non pas démocratique


Ernst Lehrs . . . . . . . original allemand.

Tiré de : Mitteilungen aus der Anthroposophischen Arbeit in Deutschland, 10e année, St Michel 1956.

Dans cet article, un compagnon de route de Rudolf Steiner décrit la constitution, que Steiner s'efforçait de donner aux organes de la vie spirituelle. Rudolf Steiner présentait la constitution caractérisée comme «républicaine» pour les institutions de la vie spirituelle à côté de toutes autres propositions pour la vie du droit (démocratique) et pour la vie économique (associative)
Pour la version française, c'est en 1987, qu'un professeur de l'école Rudolf Steiner de Delft (Pays-Bas) indiqua l'existence de ce texte à Marc Deru lorsque celui-ci lui exposa les difficultés de l'école de Laboissière. Il en fit alors la traduction française avec Michel Joseph. Dans le courrier qu'il a joint à sa traduction, Marc Deru conclut en ces termes : «Encore actuellement, ce texte m'éclaire sur les difficultés politiques et sociales de nos pays d'Europe. Il analyse un élément crucial de la vie sociale, et il me semble très heureux qu'il continue à circuler, à intéresser, à faire l'objet de nouvelles publications». Une grande partie de ce texte a également été traduite par Paul-Henri Bideau dans L'Esprit du Temps de Noël 1996.

 


Un jour, dans les premières années d'existence de l'école Waldorf de Stuttgart, quelques membres du collège des professeurs demandèrent à Rudolf Steiner quelle devrait être la juste constitution pour un tel collège. Rudolf Steiner donna cette simple réponse . «Républicaine, non pas démocratique».
Au cours des années suivantes, après le décès de Rudolf Steiner, il nous fallut lutter pour trouver une forme appropriée de collaboration dans ce collège. Et ce qu'il avait voulu dire par cette remarque nous apparut alors clairement. Par là, il nous était donné une mission tout à fait nouvelle, correspondant à l'esprit de notre temps, les expériences et les épreuves qu'il nous fallut vivre par la suite nous firent bien voir où se situaient les difficultés de cette mission, et où se trouvait la véritable solution.
D'autre part, il nous fut donné de reconnaître que la Société Anthroposophique fondée par le Congrès de Noël se trouvait précisément, et sur une grande échelle, devant cette même mission sociale, et que Rudolf Steiner, par sa propre manière d'agir, avait donné jusque dans les détails un modèle des plus élevés pour un comportement véritablement «républicain ».
La vie de la Société exige qu'à partir de ce point de vue, nous fassions la lumière sur la manière dont elle doit être constituée.
Plutôt que de commencer de manière purement conceptuelle, je prendrai tout d'abord un cas concret que j'ai vécu au début de mes activités comme professeur Waldorf. C'était avant que je prenne connaissance de ce qu'avait dit Rudolf Steiner. Ce cas tellement significatif m'a beaucoup frappé et j'en ai gardé un souvenir très vivant.
J'assistais à la répétition générale d'une fête mensuelle de l'école. Cela se passait quelque temps avant mon déménagement pour Stuttgart, suite à un entretien que j'avais eu avec Rudolf Steiner. Là, j'entendis deux professeurs d'eurythmie exprimer des critiques sur la manière dont le programme avait été établi ; dans ce programme, elles devaient apparaître une ou plusieurs fois. Comme toutes deux étaient d'accord dans leur critique, je leur demandai avec étonnement pourquoi elles n'avaient pas pu modifier, ou faire modifier, l'ordonnance du programme. Elles m'expliquèrent alors qu'on avait, par une décision du collège, confié à un certain collègue la tâche de mettre au point le programme. Ce collègue avait fait ce travail après les répétitions et avant la répétition générale, et dès lors, une modification n'était plus possible. En effet, si jusqu'au dernier moment chacun avait le droit d'intervenir dans ce genre de chose, rien ne pourrait jamais se faire. «Une fois que nous avons confié ô l'un d'entre nous la tâche d'établir le programme, nous ne pouvons évidemment plus intervenir dans ses décisions, même si nous sommes intimement en désaccord». Si, à l'époque, j'avais déjà connu l'indication de Rudolf Steiner sur la constitution (indication à laquelle ne s'était cependant jamais référé consciemment le Collège dans son ensemble), le caractère «républicain» de cette attitude me serait apparu avec évidence.
Par la suite, bien des fois nous nous sommes retrouvés en contradiction avec cette indication de Rudolf Steiner, dans des situations douloureuses, et souvent je dus repenser à cette expérience./
Qu'est-ce qui distingue une constitution républicaine d'une constitution ancienne théocratique hiérarchisée ? Et à quoi pensait Rudolf Steiner quand, la distinguant d'une constitution démocratique, il parlait justement d'une constitution «républicaine» ?
Comme nous le savons, l'ordre social aux origines de l'humanité était purement vertical et était déterminé par une direction suprasensible venant d'en haut. L'édification et la conservation de ces sociétés étaient l'affaire des prêtres initiés. La place de chacun des membres de ces sociétés était fixée par les liens du sang qu'il possédait de par sa naissance. C'est cela qui déterminait les aptitudes, et aussi les possibilités d'assumer une fonction, de l'individu au sein de l'ensemble. Mettre chaque individu à sa juste place était l'affaire des initiés représentant la divinité, autrement dit des divinités agissant à travers les initiés.
A la place de cet ordre ancien, apparurent pour la première fois en Grèce la démocratie et à Rome la république.
De la première cependant, on se ferait une fausse représentation si on voulait y appliquer le concept actuel de démocratie. Certes, ce mot signifie «le pouvoir au peuple»; ce mot devait exprimer que, ce qui autrefois était ordonné et dirigé purement d'en haut, se trouvait maintenant entre les mains des membres de l'organisme social lui-même. Mais le «peuple» (demos) était cependant toujours un groupe lié par le sang, avec une âme-groupe collective, à travers laquelle pouvait s'exprimer et agir une entité divine déterminée. C'est à elle qu'on se référait pour toutes les affaires communautaires, et c'est par rapport à elle qu'on se sentait responsable.
Qu'on se souvienne de la description qu'a faite Rudolf Steiner du cas d'Aristide : un homme en avance sur son temps, hautement considéré par ses concitoyens qui lui avaient même décerné le titre de «juste», mais qui finit cependant par être banni car il s'était séparé de l'âme-groupe.
C'est avec Rome seulement que cette vision verticale disparut, et qu'à sa place apparut pour la première fois le concept de «socius» (citoyen), c'est-à-dire membre de la société (d'où découla l'expression de «social» dans ses différentes applications). Ceci, par rapport aux temps anciens, correspondait à une nouvelle vision, cette fois-ci horizontale. Les Romains voulaient dire par là que l'organisation et la manière de gérer les affaires communautaires étaient devenues «res publics» (chose publique). Certes, cet ensemble social avait encore besoin d'une-certaine hiérarchisation verticale, mais celle-ci résultait d'une décision des « socii », décision prise sur la base de leur compréhension des intérêts communautaire est sur la base de leur jugement individuel concernant l'aptitude-de leur concitoyen auquel ils voulaient confier une fonction déterminée. Il faut remarquer cependant que Rome eut besoin jusqu'à un certain point, au début de son histoire, du principe de loyauté relié à l'ordre cosmique. D'autre part, l'histoire de Rome aboutissant à l'empire avec ses despotes tout puissants qui se divinisaient eux-mêmes, montre bien à quel point l'humanité est encline à perdre, à la longue, la maîtrise d'un tel ordre social républicain.
Pour atteindre notre but, il nous est nécessaire d'éclaircir encore un autre concept sociologique : celui d'aristocratie. Dans le langage actuel, on utilise ce mot pour désigner une couche de la population qui, par le sang, l'hérédité, se distingue des autres couches. Autrefois, dans la société humaine, des droits et des devoirs de nature supérieure étaient liés à ce statut, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. En fait le sens de ce mot s'est beaucoup éloigné de sa signification originelle. En effet, étymologiquement parlant, il caractérise en premier lieu non pas une classe, mais un ordre social, tout comme le mot démocratie, et .en second lieu ce mot indique qu'il s'agit du «pouvoir aux meilleurs»; cette notion d'être «meilleur» (aristos) socialement étant à l'origine liée au sang, à l'hérédité./
Dans le combat contre les prétentions traditionnelles d'un ordre social vertical «aristocratique », fondé uniquement sur les privilèges du sang, apparut dans les temps modernes le concept de démocratie. Ce concept avait cependant perdu la relation qu'il avait dans l'antiquité avec la qualité d'être suprasensible du «demos» (peuple). Dans le sens actuel, tous sont pareillement le peuple, et tous décident ensemble des affaires communautaires. Il n'est pas possible, ni même utile, d'expliquer ici dans les détails comment ce concept a conduit au parlementarisme avec ses divers systèmes de représentation d'intérêts de groupe par des représentants élus, comment, par la
Méthode de décisions à la majorité, des impulsions sociales conformes à notre temps ont été contrecarrées ( Voir à ce sujet la 3e Conférence dans Geschichtliche Symptomatologie faite à Dornach le 20/ 10/1 9 I 8).
Cependant c'est précisément ce concept falsifié, engendré par l'incapacité première des hommes de notre temps de se forger des concepts correspondant aux nouvelles impulsions sociales, c'est ce concept falsifié qui, aujourd'hui, dans le monde occidental, est qualifié de «démocratie ». Et c'est à ce concept de démocratie que se référait Rudolf Steiner quand il disait : «non démocratique ».
Essayons à présent de nous- remettre en mémoire l'exemple donné au début, tiré de la vie de l'école Waldorf, et de voir clair sur ce qui doit être, par opposition à la démocratie dans le sens expliqué ci-dessus, une organisation communautaire républicaine.
Permettez-moi de me référer à nouveau à mes longues années d'expérience comme professeur Waldorf.
Dans nos écoles, la réunion des professeurs est d'habitude subdivisée en une partie pédagogique et une partie technique (d'autres termes peuvent être utilisés pour désigner cette dernière). Cette partie technique est particulièrement difficile à maîtriser, mais c'est elle qui constitue précisément la base concrète qui permet d'acquérir le nouveau comportement social. Et c'est d'elle que nous allons nous occuper ici.
Il est caractéristique que cette partie de réunion n'existe pas dans les écoles administrées par un directeur. En effet, elle n'est nécessaire que là où les « choses» (res) de l'école sont l'affaire de tous les professeurs (publica). Dans un tel Collège donc, chaque membre a le droit et le devoir d'être informé sur toutes les affaires qui concernent l'intérieur et l'extérieur de l'école, et de même il a le droit et le devoir de participer à la réflexion commune, à l'application des mesures à prendre pour administrer l'école dans sa globalité et dans ses détails. Dans ce domaine de l'administration, diverses fonctions apparaissent, telles que : relations avec les autorités, avec les parents, administration financière, entretien des bâtiments, du matériel d'enseignement, conduite des réunions, etc. Pour remplir ces diverses fonctions, il est nécessaire que soient mandatées des personnes individuelles. Ces personnes sont mandatées par le Collège selon le critère que pour chaque fonction, ce sera le «meilleur» qui sera choisi. La validité de ces mandats peut et doit (pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin) être limitée dans le temps. Cette durée sera aussi le résultat d'une concertation commune.
La communauté engendre donc par ce processus qui au départ est démocratique, une hiérarchie de fonctionnaires (les mandataires), et par là-même elle renonce par la suite à une relation démocratique avec ceux-ci. Car ici doit être mise en vigueur la règle illustrée au début par l'exemple tiré de la vie de l'école.
En effet, pendant la durée de leur mandat, ces fonctionnaires forment vis-à-vis du Collège, une «aristocratie» dont les décisions doivent être respectées par le «peuple ». Dans ce passage de la démocratie à une véritable république (qui, on peut le voir ici, n'est pas du tout en contradiction avec le vrai concept d'aristocratie), interviennent deux règles essentielles. Si on n'en tient pas compte et si on ne le considère pas avec une conscience constamment en éveil, la république courra continuellement le danger de devenir soit une simple démocratie soit une oligarchie (c'est-à-dire un gouvernement par quelques-uns).A ces règles, la nature ancestrale de l'homme a toujours manqué et il s'agit maintenant de les reconnaître et de les intégrer à nos habitudes de vie. C'est chose difficile, mais c'est cela la véritable mission sociale. C'est difficile car, comme nous allons le voir, ce n'est pas possible sans un sacrifice réciproque
1) Lorsque les fonctionnaires ont accepté leur charge, ils doivent en l'exerçant donner le meilleur d'eux-mêmes. Mais un homme ne peut donner le meilleur de lui-même que s'il peut agir, dans une certaine mesure, d'une façon créatrice. Cela exige dès lors qu'il dispose d'une libre initiative ; alors seulement il sera en état d'agir à partir de son «je». Il ne faut donc pas qu'il soit constamment gêné par des interventions démocratiques, il ne faut pas que des décisions prises de manière démocratique empiètent sur son champ d'action, il ne faut pas lui imposer des directives pour l'exécution de sa tâche.
Dans la vie pratique, ce n'est pas du tout facile de renoncer à cela. Car le fonctionnaire a été choisi par la collectivité comme le «meilleur» relatif. Mais personne n'est parfait, et il peut arriver que dans l'un ou l'autre cas, un non-fonctionnaire aurait fait la chose mieux que le fonctionnaire désigné. Cela exige donc de la part de la collectivité qu'elle s'exerce à ce renoncement une fois qu'elle a désigné quelqu'un, qu'elle assume pour elle-même les conséquences de la manière d'agir de ce fonctionnaire, qu'elle les porte avec lui fraternellement.
Si à la longue, le fonctionnaire s'avère incompétent, on a toujours la possibilité de le remplacer à la fin de son mandat. Ou même déjà avant, dans des cas exceptionnels. Cependant une erreur, supposée ou réelle, dans sa manière d'agir au cours de son mandat, ne justifie pas qu'on limite ou qu'on entrave le développement ultérieur de sa libre initiative, car cela le rendrait à coup sûr toujours plus incompétent. Et si on faisait remarquer qu'il justifie lui-même la méfiance qu'on manifeste en ses capacités, on oublie qu'on est soi-même responsable de cette situation. Lorsqu'au début des années 20 j'entrai dans la Société, Stuttgart était, selon une expression utilisée par Rudolf Steiner, pleine de « cadavres» de ce genre.
Je peux me rappeler maints exemples où le Collège des professeurs a dérapé dans le sens de la démocratie, a paralysé la force de l'individu, a pu même arriver au bord de la destruction et dans ces cas, rien n'aurait changé si on avait eu l'idée, pour éviter l'écueil de la démocratie, de renoncer aux décisions à la majorité et de ne prendre les décisions qu'à l'unanimité. Car alors, même si le fonctionnaire en question présente à la réunion un projet d'action bien réfléchi, il suffirait d'un seul collègue pour en empêcher l'exécution. Dans ce cas-là, il se trouve toujours des gens qui se tranquillisent en disant que «au moins» «rien» ne s'est passé.
En réalité, la situation est tout autre. Nous pouvons nous représenter la situation avant l'apport de l'initiative au Collège comme un plan zéro, avec un champ positif au-dessus et un champ négatif en-dessous. L'apport de l'initiative, c'est tout d'abord une situation au-dessus de zéro. Si ensuite l'initiative est réduite à néant de la manière dont on l'a décrite, alors la situation ne retombe pas seulement au plan zéro, mais passe dans la zone négative dans la même mesure qu'elle était positive auparavant. C'est ainsi que, dans l'organisme vivant d'une institution, on crée des vides spirituels dans lesquels peuvent agir des esprits bien différents des bons esprits du groupe humain en question.
Là situation est différente quand le fonctionnaire, en délibérant avec le groupe, en arrive de lui-même à la conviction qu'il ferait mieux de cesser d'agir, ou d'agir autrement. Mais ceci nous amène à aborder l'autre face du problème social ici évoqué.
2) Malgré la grande liberté «aristocratique» du fonctionnaire, il faut que la «res» reste «publica». Ceci exige dès lors que la collectivité soit constamment tenue au courant par une information suivie, qu'elle ait aussi conscience de tout ce qui la concerne et ceci de manière telle et à un point tel que les individus possèdent les bases pour se former un jugement pertinent et pouvoir donner aussi des conseils compétents aux fonctionnaires. C'est ici qu'apparaît le danger qui guette le fonctionnaire :que l'élément aristocratique qui lui revient ne dégénère en oligarchie. Il peut arriver en effet qu'il ressente le besoin de préserver sa liberté d'initiative et que, dans ce but, il donne trop peu d'information à la collectivité et trop peu d'explications. Cette situation peut naître facilement si la collectivité outrepasse son droit de conseiller ; si, par exemple, comme on l'a déjà décrit, les opinions qui s'expriment en son sein essaient de s'imposer au fonctionnaire et de «diriger» aussi ses actions. Le devoir du fonctionnaire est d'écouter attentivement toute opinion et tout conseil. Mais qu'il en tienne compte pour son action et de quelle manière, cela relève de sa liberté. Nous voyons donc comment les difficultés et leurs remèdes retentissent mutuellement les uns sur les autres.
«Sacrifier une liberté pour une liberté plus haute», est une devise donnée un jour par Rudolf Steiner pour les hommes qui ont le devoir spirituel de travailler ensemble. Sans cela, une véritable république, que nous pourrions peut-être nommer maintenant une aristo-démocratie, n'est pas possible. Chaque jour, de part et d'autre, on doit s'exercer au sacrifice nécessaire du côté du «demos», les actions de 1'«aristos» doivent être reconnues comme un destin que le «demos» lui-même choisi et qu'il a à porter avec 1'« aristos» ; et l'« aristos» quanta lui, doit reconnaître au «demos» son rôle d'organe de conscience propre. Si on fait cela, alors on crée entre les deux pôles une sphère intermédiaire rythmique dans laquelle le «je» de la communauté peut arriver à battre comme un cœur. Et cette considération bienveillante vis-à-vis des intérêts des uns et des autres crée une atmosphère telle que le corps communautaire peut y développer une saine respiration.
Si quelqu'un pense que l'événement de la fondation de la Société Anthroposophique à la Noël 1923 n'a pas été un processus républicain au sens décrit ici, et que la constitution donnée à la Société n'est pas républicaine, c'est qu'il n'a pas compris ces deux choses dans leur essence.
On pourrait être tenté de croire que les choses se sont alors passées autrement, puisque Rudolf Steiner en tant qu'initié, ayant entrepris de renouveler les Mystères (comme les guides des Mystères d'autrefois), a fondé la Société à partir de l'Esprit et lui a donné ainsi sa pierre de fondation spirituelle. Certes on a eu besoin de lui, avec toutes ses facultés, pour que les choses se réalisent de cette manière. Mais pour l'élément républicain, cela signifie seulement une métamorphose, non pas le remplacement par un élément essentiellement différent. De plus, comme nous le verrons encore, on pourrait croire que ce qui s'est passé au Congrès de Noël ne vaut que pour un événement de cette sorte; mais en fait, il y a là quelque chose qui vaut pour toute aspiration sociale orientée dans un sens républicain.
Voyons un peu comment les choses se sont passées quand Rudolf Steiner est devenu président de la Société. En fait, il n'a pas du tout fondé une Société en se présentant lui-même comme président et en nous demandant ensuite d'en devenir membres. Au contraire, il nous a invités à fonder ensemble, avec lui, une Société dont il était prêt à assumer la présidence. Pour sa part, nous expliqua-t-il, il posait avec cela une condition : que nous acceptions un certain nombre de personnes comme ses collaborateurs dans le Comité Directeur, car ce n'est qu'avec cet ensemble de personnes qu'il pouvait accomplir le travail. Nous fîmes là l'expérience pour la première fois, comme un principe social de notre temps, que la liberté fait face à la liberté; par la suite nous fîmes cette expérience souvent et de plus, il indiqua expressément que ce principe valait aussi en ce qui concerne l'école ésotérique. En effet, nous étions libres d'accepter cette proposition et Rudolf Steiner était libre dans les conditions qu'il avait assorties à sa proposition. Sa position ne devint effective que quand nous eûmes donné notre assentiment pour le choix qu'il avait fait de ses collaborateurs.
Par la suite, il est vrai, il a déclaré avec constance et insistance que ce Comité Directeur était ésotérique. Mais que pouvait signifier cela, sinon que les raisons pour lesquelles ces personnes ont pu être jugées les plus dignes pour cette mission appartenaient à un monde inaccessible aux sens et au jugement logique ?
En procédant ainsi, Rudolf Steiner ne nous demandait pas notre avis concernant ces personnes, mais bien notre avis sur lui-même : était-il quelqu'un capable d'explorer objectivement ces mondes suprasensibles ? Pour apprécier cela il nous avait bien sûr donné lui-même, par toute son activité, les bases nécessaires.
Cela n'empêche qu'il ne jugea pas superflu lors de cette assemblée, de présenter individuellement chaque membre associé, en caractérisant brièvement quelques unes de ses qualités appréciables aisément de l'extérieur, et de nous faire confirmer ensuite par acclamation le choix de chaque membre individuellement. Avec insistance, il fit remarquer que ce Comité Directeur n'avait pas été réuni par un vote au sens habituel, donc pas d'un€ manière démocratique. Mais au sens le plus exact du terme, le choix avait été « républicain ».
Ensuite, avec une patience exemplaire, il informa le public, il permit qu'on l'interroge sur chaque paragraphe des Principes de la Société et qu'ainsi l'information soit la plus précise possible. Pour terminer, il fit approuver chaque paragraphe par les assistants.
Ainsi tout fut donc fait pour que la « res » naissante soit aussi réellement « publica ».
Et toutes les personnes associées à l'époque à l'anthroposophie y étaient incluses. Car l'assemblée s'était déroulée tout à fait dans le sens qu'exprime le paragraphe 2 des Principes: «Les personnes rassemblées à Noël 1923 forment le tronc de cette Société, de même que les individus et les groupes qui s'y firent représenter».
Les Assemblées Générales futures • de la Société ne furent pas pensées différemment.
Dans ses actions, Rudolf Steiner n'a jamais voulu exclure la collectivité, même quand il s'est agi de la fondation spirituelle de la Société. Bien sûr, dans cet événement culturel il était en quelque sorte le grand-prêtre intermédiaire entre les mondes spirituels et la terre. Mais il suffit de lire les discours de fondation dans cette optique pour voir comme il a systématiquement et activement inclu les âmes terrestres présentes à chaque pas de ce processus.
Plutôt que de donner d'autres exemples de ces faits caractéristiques que l'on peut facilement trouver dans les comptes rendus de la fondation de la Société, je voudrais citer une indication que m'a donnée Rudolf Steiner après le Congrès de Noël. Cette indication éclaire l'autre aspect de la constitution républicaine, de la même manière que nous avons essayé plus haut de le préciser.
C'était en relation avec une question précise qui se rapportait aux sections. Il me dit la chose suivante, en prenant l'exemple de la section médicale : il n'est pas possible que tous les médecins dans le monde entrent en relation avec la section et la prennent en charge par une présence personnelle. C'est pourquoi, à la longue, il faudrait développer une correspondance entre les dirigeants de la section et le corps médical extérieur : des lettres adressées aux membres. de la section avec des informations, mais aussi des questions auxquelles les membres donneraient ensuite des réponses, réponses qui permettraient à son tour à la direction de la section de préciser les choses. (On reconnait ici un pôle de la constitution républicaine). Mais toute la correspondance devrait être adressée au Dr. ka Wegman. Toutes les lettres concernant la section médicale qui seraient adressées à lui (Rudolf Steiner) iraient à la corbeille à papier sans être lues.
En entendant ces paroles, je ne pus m'empêcher de penser aux « cadavres » de Stuttgart. Et je me sentais heureux : ici on veillait à ce que le courant de vie continue à fluer vers les responsables d'une fonction afin que ces « meilleurs » relatifs, ainsi fécondés, puissent devenir toujours « meilleurs » : il ne pourra pas survenir que ces responsables, desséchés par une interruption du courant de vie, en viennent à devenir « mauvais » comme les avaient déjà d'avance jugés, avec leur intelligence assurée, ceux qui interrompent ce courant.
Ce qui vient d'être dit devrait suffire pour mettre ceci en évidence : le fait que Rudolf Steiner, en tant qu'initié, ait aidé à la fondation de la Société (avec lui-même comme président) et que, en tant que tel, il lui ait donné un fondement et un Comité Directeur ésotériques, ce fait n'a pas empêché qu'il lui donne une forme vivante purement républicaine.
Et nous voudrions maintenant montrer qu'inversé-ment, une communauté de travail ordinaire, si elle vit de manière véritablement républicaine, ne se distingue fondamentalement qu’à peine de celle qui, par sa nature, ne peut naître que par l'initiative et l'application personnelle d'un initié.
Nous avons eu l'occasion de parler précédemment du battement cardiaque du «je» d'un telle communauté et de la respiration saine de son organisme, choses qui apparaissent quand, de part et d'autre, on fait avec constance et persistance le sacrifice nécessaire. Ceci va maintenant être précisé de la manière suivante.
Rudolf Steiner réalisa un jour cet exploit : en pleine période d'inflation galopante, il donna pour un bâtiment qui devait être construit, à la seule vue des plans de l'architecte, un prix nettement plus élevé que celui-ci prévoyait. Ce prix s'avéra par la suite, et contre toute attente de I 'architecte, le prix réel. Quand on lui demanda comment il y était arrivé, r répondit que pour cela il fallait être capable d'imagination. Par elle on peut percevoir le vrai prix des choses. s'ensuivit une autre question :comment, dans ces conditions, peut-on espérer un assainissement de la vie économique tant que ceux qui travaillent dans l'économie n'ont pas atteint cette faculté d'imagination ? (Cela se passait à 1 'époque du mouvement de la Tripartition).
Il répondit alors que justement, dans ce but, il avait donné l'impulsion pour une organisation associative de la vie économique. En effet, si un certain nombre de consciences se réunissent pour échanger avec bienveillance, elles peuvent alors, ensemble, parvenir a ce qui pour une conscience individuelle, n'est possible que par l'initiation sur un plan supérieur. Ceci est une loi universellement valable.
Par conséquent, nous pouvons dire que là où règnent les conditions conformes à l'essence de la vraie république, la communauté devient telle que le principe d'initiation devient le principe de la structuration sociale. C'est pourquoi ceci fait partie des efforts, dans le sens du renouvellement des Mystères, que Rudolf Steiner a indiqué comme étant la mission de la Société qu'il fondait par le Congrès de Noël.
Mais combien il est difficile de faire le sacrifice nécessaire (aussi bien oligarchique que démocratique), toute l'histoire de la Société Anthroposophique l'a manifesté douloureusement.