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Collection: 08 - L'IMPULSION SOCIALE ANTHROPOSOPHIQUE
Sujet : Instincts sociaux et antisociaux dans l'humain
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA186 158-187 (1990) 12/12/1918
Traducteur: Marie-France Rouelle et Gudula Gombert
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Editeur: Dervy

SEPTIÈME CONFÉRENCE
BERNE (1), 12 DÉCEMBRE 1918

Les signes de notre temps sont suffisamment clairs pour que nous appli­quions aux événements qui lui sont propres, à la vie de cette époque, les sentiments et observations que nous acquérons grâce à notre travail d'ap­profondissement de la science spirituelle. Car non seulement la conjonc­ture actuelle parle un langage clair, mais, d'une certaine manière, nos conceptions issues de la science spirituelle elle-même justifient aussi ce lan­gage. En effet, dans la plupart de nos considérations, nous sommes partis d'un fait fondamental de l'évolution humaine, à savoir que cette évolution s'accomplit par étapes successives, dont les plus importantes, celles qui nous concernent actuellement en priorité, ont commencé, comme nous le savons, avec la grande catastrophe atlantéenne. De ces époques postatlan­téennes, quatre se sont déjà écoulées, et nous vivons actuellement dans la cinquième. Cette étape de l'évolution dont le début se situe au xve siècle de notre ère chrétienne est celle que nous pouvons appeler l'ère de l'âme de conscience. Dans les autres périodes de culture, d'autres forces spécifiques de l'âme ont été développées chez l'être humain. Au cours de la nôtre, qui, dans la première moitié du xve siècle, a succédé à l'époque gréco-latine, l'humanité doit progressivement développer l'âme de conscience. La précé­dente, qui commence au vIII` siècle avant J.-C. pour s'achever au xve siècle de notre ère, vit surtout l'humanité développer l'âme d'entendement ou âme de sensibilité, conformément aux exigences de l'époque.
Nous ne nous engagerons pas dans la caractérisation de ces étapes, mais nous allons étudier principalement ce qu'est la spécificité de notre époque, laquelle ne compte encore que relativement peu de siècles, une époque durant en moyenne un peu plus de deux mille ans. Il reste donc encore beaucoup à réaliser dans cette ère de l'âme de conscience, au cours de laquelle la tâche de l'humanité civilisée sera de comprendre l'être humain dans sa totalité, de le réduire à ses propres moyens et d'élever jusqu'à la pleine lumière de la conscience énormément de choses que jusqu'ici il res­sentait et jugeait de manière instinctive.
N'est-ce pas, bien des difficultés, bien des événements chaotiques de notre époque qui se déroulent autour de nous et avec nous s'expliquent tout à coup lorsqu'on sait que la tâche de notre époque est d'élever l'instinctif au niveau de la conscience. Car la réalité instinctive se déve­loppe d'elle-même en quelque sorte, mais ce qui doit être conscient exige de l'homme qu'il fasse un effort intérieur, qu'il commence surtout à pen­ser véritablement à partir de son être tout entier. Or l'homme redoute cela. Participer consciemment à l'élaboration des rapports de l'univers est quelque chose qu'il ne fait pas volontiers. En outre, nous touchons ici un point sur lequel les hommes s'abusent encore beaucoup de nos jours. Ils pensent en effet vivre à l'époque du développement de la pensée et sont fiers de penser davantage aujourd'hui qu'autrefois. Mais d'emblée, cela trompe, c'est une illusion, l'une des nombreuses illusions dont se nourrit l'humanité actuelle. Ce dont les hommes sont si fiers, cette préhension des pensées est bien souvent instinctive. Et ce qui cherche à s'exprimer dans cette cinquième époque postatlantéenne de l'âme de conscience ne pourra faire progressivement surface que lorsque l'instinctif, qui est apparu au cours de l'évolution humaine et s'exprime aujourd'hui dans cette fierté au sujet de la pensée, deviendra actif, quand les facultés intellectuelles ne vien­dront plus uniquement du cerveau, mais de l'homme tout entier, quand elles ne seront plus qu'une partie seulement de l'ensemble de la vie spiri­tuelle, qu'elles s'élèveront du mode rationaliste au mode imaginatif, inspira-tif et intuitif. Ce que l'être humain d'aujourd'hui doit affronter, et qui peut d'ores et déjà lui montrer que même les pensées les plus quotidiennes (2) tra­duisent le caractère particulier des hommes de cette époque, c'est ce que l'on doit évoquer inlassablement : l'apparition de la question sociale.
Mais celui qui s'est plongé avec sérieux dans notre science spirituelle d'orientation anthroposophique sera très facilement gagné par le senti­ment que ce qui constitue l'essentiel dans l'édification d'un ordre social, qu'on l'appelle étatique ou autrement, doit provenir de ce que l'être humain développe à partir de lui-même, de ce qu'il peut développer à par­tir de lui-même avec pour devoir celui de régler les relations d'être humain à être humain. Tout ce qu'il développe ainsi correspond naturellement à certaines impulsions qui finalement appartiennent bien à notre vie psy­chospirituelle. Si l'on considère la chose sous cet angle, on pourra poser la question suivante : Ne doit-on pas surtout diriger l'attention sur les impulsions sociales, sur ce qui cherche à émerger de la nature humaine en tant qu'impulsions sociales ? Appelons, si vous le voulez, ces impulsions sociales instincts sociaux, sans toutefois penser à quelque chose d'uniquement [147] animal, et en n'oubliant pas que l'instinct ne doit pas être unique­ment quelque chose d'inconscient et d'instinctif, mais en ayant bien à l'es­prit qu'en employant cette expression, nous voulons dire que nous sommes à l'ère de conscience et que l'instinct veut précisément s'élever au niveau de la conscience.
Or, lorsqu'on en vient à penser couramment qu'il existe des instincts sociaux qui veulent se réaliser, l'homme d'aujourd'hui, qui est tellement enclin à considérer toute chose d'un point de vue exclusif, tombe, confor­mément à l'esprit de notre époque, dans une horrible partialité qu'il ne s'agit pas de déplorer, mais d'observer calmement, parce qu'elle doit être surmontée. C'est toujours comme si on ne prenait en compte qu'un seul mouvement du pendule, sans jamais considérer qu'il ne peut osciller du milieu vers un des côtés sans pencher ensuite également vers l'autre. Il en est de même pour les instincts sociaux qui ne peuvent s'exprimer en l'homme dans une seule direction. La nature humaine elle-même fait que dans l'homme les instincts antisociaux et sociaux s'opposent tout à fait naturellement. Et de même qu'il y a des instincts sociaux dans la nature humaine, il y a aussi des instincts antisociaux. Il faut absolument tenir compte de ces choses. Car les dirigeants et agitateurs sociaux tombent dans la grande illusion qu'il leur suffit de répandre telle ou telle conception ou de soulever telle ou telle classe humaine, dont la volonté ou la tendance est de cultiver les instincts sociaux lorsqu'il s'agit de conceptions. Ils sont vérita­blement dans l'illusion, car ils ne tiennent pas du tout compte de la présence des instincts antisociaux. Or il s'agit aujourd'hui de pouvoir regarder ces choses en face, sans s'illusionner, et cela n'est possible qu'en partant des observations de la science spirituelle. On aimerait dire que les hommes pas­sent en dormant à côté de ce qui est le plus important dans leur vie s'ils refu­sent d'envisager celle-ci du point de vue de la science spirituelle.
Nous devons nous poser la question : Qu'en est-il au juste des rela­tions d'être humain à être humain en ce qui concerne les instincts sociaux et antisociaux ? Voyez-vous, la réalité de la rencontre entre deux êtres humains est au fond quelque chose de très compliqué! Il nous faut, bien entendu, envisager le cas, je dirais, de manière radicale. Bien sûr, les ren­contres se différencient, elles varient selon les circonstances, mais nous devons envisager le signe caractéristique commun à toute rencontre. Nous devons nous demander : Que se passe-t-il réellement dans la réalité générale, donc pas seulement dans ce qui s'offre aux perceptions exté­rieures, que se passe-t-il dans cette réalité, lorsque deux hommes se font face? Rien de moins que ceci : une certaine force agit d'un individu à l'autre. La rencontre signifie simplement qu'une certaine force passe d'un homme à l'autre. Dans nos relations avec autrui, nous ne pouvons pas être indifférents les uns envers les autres dans la vie, même pas dans nos simples pensées et sentiments, même pas lorsque nous sommes éloignés dans l'espace. Lorsque nous avons à nous occuper d'autrui de quelque manière que ce soit, lorsque nous avons à créer une quelconque possibilité de relation, une force agit qui passe d'une personne à l'autre. C'est ce qui est à la base de la vie sociale et fonde en réalité la structure sociale des hommes lorsque ces forces, multipliées, s'entremêlent. C'est naturelle­ment dans la relation directe d'être humain à être humain que le phéno­mène se manifeste dans toute sa pureté : là, il y a, par l'impression que l'un fait sur l'autre, le désir d'endormir l'être humain. C'est donc un fait géné­ral de la vie sociale : on est endormi par celui avec lequel on est en relation. Cette tendance latente, comme dirait le physicien, est constante.
Pourquoi ? Eh bien, voyez-vous, cela repose sur une disposition très importante de l'ensemble de l'entité humaine. Cela repose sur le fait qu'au fond, avec la conscience ordinaire actuelle, ce que nous nommons instincts sociaux ne se développe en réalité de manière juste à partir de l'âme de l'homme que lorsque celui-ci dort. A moins d'avoir atteint la clairvoyance, vous n'êtes en vérité imprégnés d'instinct social que lorsque vous dormez. Et seul ce qui venant du sommeil continue d'agir lorsque vous êtes éveillé, agit en tant qu'instinct social. Sachant cela, vous ne vous étonnerez pas de ce que la nature sociale cherche à vous endormir dans votre relation à l'autre. Cet instinct social doit se développer dans les rapports humains. Or, étant donné que cela n'est possible que durant le sommeil, la tendance s'installe donc dans tout commerce avec autrui d'endormir l'autre afin jus­tement d'établir un rapport social. C'est là quelque chose de bien conster­nant, certes, c'est pourtant ce qui se présente au regard de quiconque observe la réalité de la vie. Nos relations humaines consistent avant tout à endormir notre faculté de représentation, en vue d'installer les instincts sociaux entre les hommes.
Donc, en réalité vous devriez toujours avoir envie de dormir. Tout ce dont je parle en ce moment se déroule naturellement dans le subconscient, mais n'en est pas moins réel pour autant et n'en pénètre pas moins constamment notre vie. Il y a donc bien à la base de la création de la struc­ture sociale de l'humanité une inclination constante au sommeil. Mais bien entendu, vous ne pouvez pas passer votre vie à dormir.
Quelque chose d'autre vient donc s'inscrire en opposition à cela. En fait, lorsque les hommes ne dorment pas, ils se dressent, se cabrent [149] continuellement contre cette tendance. De sorte que, lorsque vous faites face à quelqu'un, vous vous trouvez toujours dans le conflit suivant : vous avez continuellement tendance à dormir, à vivre dans le sommeil le rapport à cette personne. Or, comme il ne vous est pas permis de vous perdre, de sombrer dans le sommeil, une force contraire se met en mouvement en vous afin que vous restiez éveillé. Envie de dormir, envie de rester éveillé, les deux tendances coexistent toujours dans les rapports humains. Mais, dans ce cas, la tendance à rester éveillé est antisociale; c'est l'affirmation de l'individualité propre, de la personnalité individuelle face à la structure sociale. Le seul fait d'être homme parmi les hommes fait osciller la vie intime de notre âme entre le social et l'antisocial. Et ces deux instincts que nous portons en nous et que l'on peut observer de manière occulte lors­qu'on voit des hommes ensemble, dominent notre vie. Lorsque nous pre­nons des dispositions, même si pour la conscience actuelle très avisée celles-ci s'éloignent considérablement de la réalité, elles sont pourtant bien l'expression de ce rapport pendulaire entre les instincts sociaux et antiso­ciaux. Que les économistes réfléchissent à ce qu'est le crédit, le capital, la rente, etc.; ces choses qui font la loi dans les relations sociales ne sont que l'expression du mouvement de va-et-vient entre ces deux instincts.
Voyez-vous, quiconque pense découvrir des remèdes pour notre époque devrait adhérer avec toute sa raison, en vrai scientifique, à ces choses. Comment expliquer, en effet, que l'exigence sociale se soulève à notre époque précisément? Eh bien, nous vivons à l'époque de l'âme de conscience, où l'homme doit apprendre à se mettre debout, bien campé sur ses deux jambes. De quoi a-t-il besoin? Il a besoin, pour accomplir sa tâche, sa mission de cette cinquième époque postatlantéenne, de s'affirmer, de ne pas se laisser endormir. Il a besoin, pour trouver sa juste place dans cette époque, de développer les instincts antisociaux. Et l'homme ne pour­rait atteindre le but de sa mission si les instincts antisociaux, grâce auxquels il se hisse au sommet de sa propre personnalité, ne devenaient de plus en plus puissants. Aujourd'hui, l'humanité n'a encore aucune idée de la puis­sance avec laquelle ces instincts devront se développer sans relâche jusque dans le troisième millénaire. Cela est nécessaire pour que l'homme arrive convenablement au terme de son évolution.
À des époques antérieures, le développement des instincts antisociaux n'était pas le pain spirituel de l'évolution de l'humanité. C'est pourquoi on n'avait nul besoin d'un contrepoids. Mais à notre époque, où l'homme doit développer les instincts antisociaux pour lui-même, pour son soi individuel, parce qu'il est justement soumis à l'évolution contre laquelle
on ne peut rien faire, quelque chose doit apparaître que l'homme pourra opposer à ces instincts antisociaux : une structure sociale grâce à laquelle l'équilibre de cette tendance de l'évolution sera maintenu. Les instincts antisociaux doivent agir à l'intérieur afin que l'homme atteigne le sommet de son développement; la structure sociale doit, elle, opérer à l'extérieur, dans la vie de la société, afin que l'homme ne perde pas l'homme dans le contexte de la vie. D'où l'exigence sociale de notre époque. Elle n'est pour ainsi dire rien d'autre que le contrepoids nécessaire à la tendance intérieure de l'évolution humaine.
Vous voyez bien qu'une observation partiale des choses ne mène à rien. Pensez par exemple, étant donné la manière dont vivent les hommes, que certains mots prennent des valeurs particulières, une «valence» négative ou positive, je ne parle pas d'idées ou de sentiments, mais de mots, qui prennent une certaine valeur. Ainsi le mot «antisocial» prend une conno­tation antipathique, on y voit quelque chose de mauvais. Bien, mais le pro­blème, c'est qu'on ne peut guère se préoccuper de savoir si on le trouve négatif ou non, puisqu'il s'agit de quelque chose de nécessaire, puisque précisément à notre époque, qu'il soit positif ou négatif, ce mot est lié aux tendances nécessaires de l'évolution de l'être humain. Et lorsque quel­qu'un se présente en affirmant qu'il faut combattre les instincts antiso­ciaux, il énonce là un non-sens parfaitement commun, car ils ne peuvent être combattus. Ils doivent, conformément à la tendance tout à fait nor­male de l'évolution de l'humanité, se saisir de l'être intérieur de l'homme de notre époque. Il ne s'agit pas de trouver des recettes pour combattre les instincts antisociaux, mais ce qui compte, c'est d'élaborer, d'organiser les institutions sociales, la structure, l'organisation de ce qui se trouve à l'ex­térieur de l'individu humain, de ce qui n'est pas partie intégrante de l'homme, de manière à créer un contrepoids à l'instinct antisocial qui agit au-dedans de l'être humain. C'est pourquoi il est si nécessaire qu'à notre époque l'être tout entier de l'homme soit exclu de l'ordre social, faute de quoi ni l'un ni l'autre ne peuvent être purs.
Voyez-vous, nous avions jadis des catégories sociales, des classes. Notre époque s'efforce de les dépasser, elle ne peut plus diviser les hommes en classes, mais elle doit laisser l'être humain s'affirmer dans sa totalité et le placer dans une structure sociale où seul ce qui est séparé de son être sera organisé socialement. C'est pourquoi j'ai dit hier, au cours de la conférence publique 0), qu'à l'époque gréco-latine, l'esclavage pouvait encore régner. L'un était le maître, l'autre l'esclave; les hommes étaient classés. Ce qui nous reste de cette époque, c'est ce qui met le prolétaire [151] dans un tel état d'agitation : le fait que sa force de travail soit une mar­chandise, que donc quelque chose qui est en lui soit encore organisé de manière extérieure. Cela doit disparaître. On ne peut organiser sociale­ment que ce qui n'est pas lié à l'homme : sa position, le lieu où il est placé, mais pas ce qui est en lui-même.
Tout ce qu'on reconnaît de cette manière concernant l'évolution néces­saire de la vie sociale doit aujourd'hui être véritablement compris dans le sens où, de même qu'on ne peut prétendre savoir compter par exemple sans avoir appris la table de multiplication, on peut tout aussi peu avoir la prétention de participer au débat sur les réformes sociales ou autres choses analogues, sans avoir appris ce que nous sommes en train de caractériser concrètement aujourd'hui, à savoir qu'il existe un socialisme et un antiso­cialisme. Les personnalités qui, occupant les postes les plus importants de notre organisation étatique ou sociale, se mettent aujourd'hui à parler d'exigences sociales, sont pour celui qui sait comme quelqu'un qui vou­drait commencer la construction d'un pont au-dessus d'un fleuve impé­tueux sans jamais avoir seulement appris le principe du parallélogramme des forces, par exemple! Ils peuvent bien construire un pont, celui-ci s'écroulera à la première occasion. C'est l'image que donnent les dirigeants sociaux ou encore ceux qui cultivent des dispositions sociales différentes : leurs projets s'avéreront impossible à la première occasion, car ces choses exigent que nous travaillions avec la réalité et non pas contre elle. C'est pourquoi il est d'une importance infinie que soit enfin pris au sérieux ce que j'appellerais le nerf vital de notre conception spirituelle d'orientation anthroposophique.
Une des impulsions qui nous anime au sein de ce mouvement est que nous cultivons tout au long de notre vie ce que la plupart des gens ne pra­tiquent que durant leur prime jeunesse : alors même que nos cheveux sont peut être devenus gris depuis longtemps, nous nous asseyons encore sur les bancs de l'école, l'école de la vie, bien sûr. C'est une des attitudes qui nous distingue de ceux qui croient être quittes pour le reste de leur existence, du moment que jusqu'à l'âge de 25, 26 ans, ils ont musardé et vadrouillé, non, je veux dire suivi des cours, étudié ! Ils ont bien tout au plus encore quelque bon divertissement personnel, n'est-ce pas, ou autre chose de ce genre, qui leur permet d'apprendre encore quelque chose. Mais le sentiment profond qui assaille notre âme au fur et à mesure que nous progressons vers la connaissance de ce qui constitue le coeur de notre science spirituelle, ce sentiment est que l'homme doit vraiment apprendre tout au long de sa vie s'il veut se montrer à la hauteur des tâches que celle-ci lui impose. Il est très important que nous nous pénétrions de ce sentiment. Si l'on ne rompt pas avec cette croyance qu'il est possible de tout maîtriser grâce aux disposi­tions naturelles acquises jusqu'à la vingtième ou vingt-cinquième année, qu'il suffit ensuite de se rassembler au parlement ou ailleurs pour pouvoir décider de tout, tant qu'on n'abandonnera pas cette manière de voir, ce sentiment, rien de salutaire ne pourra advenir dans la structure sociale.
L'étude de la réciprocité des tendances sociales et antisociales est extra­ordinairement importante pour notre temps. En ce qui concerne les secondes, nous ne pouvons que les étudier, car, comme je l'ai expliqué, l'évolution de notre époque veut qu'elles soient parmi les choses les plus importantes devant s'imposer et se développer en nous-mêmes. La réalité antisociale ne peut qu'être maintenue dans un certain équilibre grâce à la tendance sociale, laquelle demande cependant à être cultivée en toute conscience. Or, dans les faits cela s'avérera de plus en plus difficile, car l'autre tendance, l'antisociale, correspond en réalité à la tendance naturelle. Mais le social est nécessaire, il faut le cultiver. Et l'on observera, dans cette cinquième époque postatlantéenne, que ceux qui s'abandonnent à eux-mêmes, qui n'interviennent pas activement et ne participent pas avec l'ac­tivité de leur âme, auront tendance à négliger le social. Ce qui est néces­saire et doit être acquis très consciemment, tandis qu'autrefois cela était instinctif dans l'être humain, c'est justement l'intérêt d'être humain à être humain. Cet intérêt est le nerf vital de toute vie sociale.
Il semble aujourd'hui encore presque paradoxal d'affirmer que les hommes n'arriveront jamais à élucider ce qu'on appelle les difficiles notions d'économie politique tant que l'intérêt de l'homme pour l'homme ne grandira pas, tant que les hommes ne commenceront pas à relier aux réalités les images trompeuses qui règnent dans la vie sociale. Qui donc pense tout simplement que, par le fait d'appartenir à l'ordre social dans lequel il vit, il se trouve en réalité toujours dans un rapport complexe d'être humain à être humain? Supposez que vous ayez un billet de cent francs dans la poche et que vous le dépensiez au cours d'une matinée où vous vous promenez et faites des achats. Que signifie le fait que vous sor­tiez avec un billet de cent francs en poche? Ce billet n'est en fait qu'une illusion, dans la réalité il n'a aucune valeur et ce serait la même chose s'il s'agissait de pièces de métal. Je n'ai pas l'intention de parler aujourd'hui des métallistes et des nominalistes sur le terrain de la théorie de l'argent, mais même lorsque vous avez des pièces de monnaie, il s'agit en réalité d'une illusion, car elles n'ont aucune valeur réelle. L'argent s'insère en effet entre deux autres éléments, et c'est uniquement parce qu'il existe un certain [153] ordre social, aujourd'hui purement étatique, que le billet de cent francs que vous dépensez dans la matinée pour diverses choses ne repré­sente rien d'autre que l'équivalent d'un certain nombre de jours de travail d'un certain nombre de personnes. Tel nombre d'individus doit travailler tant de jours, telle quantité de travail humain doit affluer dans l'ordre social humain, doit se cristalliser en marchandise pour qu'en somme la valeur apparente d'un billet de banque devienne une valeur réelle, mais cela uniquement sur commandement de l'ordre social. Le billet de banque vous donne seulement le pouvoir de mettre à votre service une certaine quantité de travail, de disposer de cette quantité de travail. Placez devant votre esprit l'image suivante : en raison de ma position sociale, le billet que j'ai en main me donne un pouvoir sur un certain nombre d'ouvriers; puis visualisez ceci : à chaque heure du jour, d'autres vendent le travail de ces ouvriers comme valeur équivalente, comme valeur équivalente réelle de ce que vous avez dans votre porte-monnaie sous la forme de ce billet de cent francs. Alors seulement, vous avez l'image de la réalité.
Nos relations sont devenues si compliquées que nous ne prêtons plus aucune attention à ces choses, surtout quand elles ne sont pas faciles à ima­giner. L'exemple que j'ai pris est simple mais, en économie politique (4), dans le domaine si difficile du capital, de la rente et du crédit où les choses sont si compliquées, les professeurs d'université eux-mêmes n'y voient pas clair, je parle des économistes, dont ce serait justement la fonction d'y voir clair. Vous pouvez déjà en conclure à quel point il est nécessaire d'envisa­ger ces choses de manière juste. Naturellement, nous ne réformerons pas aujourd'hui l'économie politique, celle-ci étant tombée dans un état de détresse à cause précisément de ce qu'on apprend de nos jours quand on est étudiant en économie politique. Mais nous pouvons au moins nous demander, en ce qui concerne la pédagogie du peuple, etc., ce qui est néces­saire afin que la vie sociale soit mise consciemment en opposition à la vie intérieure antisociale. Qu'est-ce qui là est nécessaire ? Je disais qu'il est dif­ficile à notre époque de trouver l'intérêt véritable d'être humain à être humain. Vous n'avez pas cet intérêt véritable si vous pensez pouvoir vous acheter quelque chose pour un billet de cent francs et ne pensez pas que cela présuppose un rapport social à un certain nombre d'individus et à leurs forces de travail. Vous ne l'avez que si, dans votre représentation, vous pouvez remplacer tout acte illusoire de ce genre, comme l'échange de marchandises contre un billet de cent francs, par l'acte réel qui lui est lié.
Voyez-vous, les simples bavardages, je dirais, égoïstes, qui réchauffent le coeur en affirmant que nous aimons notre prochain et que nous manifestons cet amour dès que nous en avons l'occasion, ces bavardages ne font pas la vie sociale. Cet amour est la plupart du temps un amour effroyablement égoïste. Bien des gens prêtent assistance à leurs semblables de manière paternaliste, grâce au «butin», pourrait-on dire, dont ils se sont d'abord emparés, pour se procurer ainsi un objet pour leur égoïsme qui leur per­mettra vraiment de se réchauffer intérieurement en pensant : Tu fais ceci, tu fais cela. On n'imagine pas à quel point une grande part du prétendu amour de bienfaisance est en réalité de l'égoïsme masqué.
Il ne s'agit pas d'envisager seulement ce qui nous est le plus proche et qui, en réalité, est soumis à notre amour-propre; non, ce qui compte, c'est de nous sentir le devoir de diriger notre regard sur la structure sociale aux multiples ramifications dans laquelle nous vivons. Pour cela, nous devons au moins créer les bases nécessaires, mais aujourd'hui très rares sont les personnes qui sont prêtes à le faire.
J'aimerais tout au moins commenter une certaine interrogation du point de vue de la pédagogie populaire : Comment pouvons-nous opposer consciemment les instincts sociaux à ceux, antisociaux, qui se développent naturellement ? Comment pouvons-nous les cultiver de manière à ce que l'intérêt d'être humain à être humain, qui dans cette époque de l'âme de conscience s'est terriblement atrophié, naisse véritablement en nous, qu'il se développe toujours et encore, et que nous ne connaissions pas le repos lorsque par hasard il cesse? Des abîmes séparent déjà les hommes d'au­jourd'hui! Les gens ne soupçonnent pas à quel point ils passent les uns devant les autres sans se comprendre le moins du monde. Le désir de se mettre vraiment à la portée d'autrui, de sa spécificité personnelle, est aujourd'hui complètement insignifiant. Nous avons d'une part ce cri qui réclame la socialisation, et d'autre part l'irruption toujours plus impor­tante du pur instinct antisocial. On voit bien à quel point les hommes pas­sent en aveugles les uns près des autres, lorsqu'ils se rassemblent au sein de divers cercles ou sociétés. Ces réunions ne sont même pas l'occasion de mieux se connaître. Les gens peuvent se côtoyer pendant des années sans se connaître davantage qu'au premier jour de leur rencontre. Or c'est cela justement qui est important, qu'à l'avenir, je dirais, on développe le social de façon systématique pour faire face à l'antisocial. Il existe pour cela divers moyens sur le plan intérieur, le plan de l'âme. Nous pouvons par exemple essayer de jeter plus souvent un regard rétrospectif sur notre vie personnelle présente, sur notre incarnation actuelle, tenter d'avoir une vue d'ensemble de ce qui s'est passé dans notre vie, entre nous et tous ceux qui sont entrés dans cette vie. Si nous sommes sincères, nous nous dirons, du [155] moins la plupart d'entre nous, que le plus souvent c'est en plaçant notre
propre personne au centre de cete rétrospective que nous considérons aujourd'hui l'entrée de ces nombreuses personnes dans notre vie.
Qu'avons-nous reçu de cettë pérsonne-ci, ou bien encore de celle-là ? Voilà ce que nous nous demandons conformément à notre ressenti, et voilà justement ce que nous devrions combattre. Nous devrions essayer de placer devant notre âme l'image des personnes que nous avons connues, professeurs, amis ou autres personnes nous ayant soutenus, ou de celles qui nous ont fait du tort et envers lesquelles nous sommes parfois plus redevables qu'envers celles qui nous ont servis. Nous devrions faire défi­ler ces images devant notre âme, nous représenter de façon bien vivante ce que chacun à nos côtés a fait pour nous. En procédant ainsi, nous appren­drons peu à peu à nous oublier nous-mêmes et nous découvrirons qu'en réalité presque tout ce qui nous touche ne pourrait pas exister si telle ou telle personne, nous encourageant, nous enseignant, ou de quelque autre façon, n'était pas intervenue dans notre vie. Alors seulement, surtout si nous considérons les années écoulées depuis longtemps et les personnes avec lesquelles nous ne sommes peut-être plus en relation et envers les­quelles nous arriverons donc plus facilement à une certaine objectivité, il nous apparaîtra que la substance psychique de notre vie est aspirée par les influences auxquelles nous avons été soumis. Notre regard s'étend sur une foule de gens qui au fil du temps ont défilé dans notre vie. Si nous essayons de développer un sens pour tout ce que nous devons à l'une ou l'autre de ces personnes, si nous essayons de cette façon de nous voir dans le miroir de tous ceux qui au cours du temps ont agi sur nous en partageant notre vie, alors progressivement se libérera de nous, nous pourrons en faire l'ex­périence, un sens spécifique. Parce que nous nous serons exercés à trouver des images des personnes auxquelles nous étions liées par le passé, un sens se dégagera de notre âme qui nous permettra de contempler dès aujour­d'hui l'image de l'être humain que nous rencontrons, à qui nous faisons face dans le présent. Et il est d'une importance considérable que s'éveille en nous l'instinct de ne pas ressentir face à l'autre uniquement sympathie et antipathie, de ne pas uniquement laisser libre cours à cet instinct qui fait qu'on aime ou déteste toujours quelque chose chez l'autre; il est primor­dial d'éveiller en nous une image dépourvue d'amour et de haine, c'est-à-dire une image de l'autre tel qu'il est. Vous n'aurez peut-être pas le senti­ment que ce que je dis là revêt une telle importance. C'est pourtant bien le cas. Car cette faculté de faire vivre en soi, sans haine ni amour, une image d'autrui, de faire renaître l'autre psychiquement en soi, est une qualité qui, je dirais, disparaît un peu plus chaque jour de l'évolution humaine, que les hommes perdent peu à peu complètement. Ils évoluent les uns à côté des autres sans que s'éveille en eux le désir de laisser l'autre s'éveiller en eux-mêmes. Or c'est là quelque chose qu'il s'agit de cultiver en toute conscience, et qu'il faut également introduire dans la pédagogie et dans les écoles. Cette faculté de développer chez l'être humain la capacité imagina­tive ne peut être pleinement atteinte que si nous ne craignons pas, au lieu de rechercher les sensations dans la vie, de faire calmement cette rétros­pective en nous-mêmes qui place nos relations passées devant notre âme. Nous serons alors également en mesure de nous comporter d'une manière imaginative envers ceux qui viennent à notre rencontre aujourd'hui. Nous opposerons alors l'instinct social à ce qui se développe nécessairement toujours davantage de manière inconsciente : l'instinct antisocial. Ceci est une chose.
L'autre chose importante peut être rattachée à cette rétrospective : il s'agit que nous tentions de devenir toujours plus objectifs vis-à-vis de nous-mêmes. Et pour cela, il nous faut à nouveau remonter à des époques passées de notre vie. Mais cette fois, nous pouvons, je dirais, aborder direc­tement les faits, réfléchir par exemple, si vous avez — disons — trente, qua­rante ans, à la chose suivante : Bon, comment les choses se présentaient-elles lorsque j'avais dix ans ? Je veux tout d'abord m'imaginer totalement dans la situation, je veux me représenter l'enfant que j'étais comme s'il s'agissait d'un autre petit garçon ou d'une autre petite fille de dix ans; je veux oublier que c'est de moi qu'il s'agit, je veux vraiment m'efforcer de m'objectiver. Cet acte d'objectivation de soi-même, cette libération dans le présent de son propre passé, ce dépouillement du moi de ses expériences, voilà quel doit être aujourd'hui notre objectif particulier. Car le présent a tendance à rattacher étroitement le moi aux expériences vécues. De manière complètement instinctive, l'être humain d'aujourd'hui veut être ce que lui apportent ses expériences. C'est pourquoi il est si difficile de parvenir à l'activité que donne la science de l'esprit. Elle demande à l'esprit un effort toujours renouvelé, et il n'est pas question de se reposer sur ses acquis. Vous remarquerez d'ailleurs qu'avec le seul acquis si commode de la mémoire, on n'arrive à rien dans la véritable science de l'esprit. On oublie les choses, il faut toujours les cultiver de nouveau; mais c'est juste­ment ce qui est bon et juste. En effet, celui qui a bien progressé dans le domaine de la science spirituelle essaie chaque jour de placer devant son regard les choses les plus élémentaires; les autres ont honte de le faire. Dans la science de l'esprit, rien ne doit dépendre du fait qu'on retient les [157] choses au moyen de la mémoire, car tout dépend de ce qu'on les saisit dans l'expérience immédiate du présent. Il nous faut donc acquérir cette faculté de nous objectiver, d'imaginer ce gamin ou cette gamine comme s'il s'agis­sait d'une personne inconnue, de nous efforcer toujours davantage de nous libérer de notre vécu, d'être à l'âge de trente ans de moins en moins dépendant des impulsions de l'enfant de dix ans qui continuent à mener leur vie fantomatique en nous. Se libérer de son passé ne signifie pas le renier, mais le retrouver d'une autre façon, et cela est quelque chose d'in­finiment d'important. Donc, d'une part, nous cultivons consciemment l'instinct social, l'impulsion sociale, lorsque nous nous créons les imagina­tions relatives à l'être humain actuel en jetant un regard rétrospectif sur les êtres appartenant à notre passé, et en nous considérant nous-mêmes psy­chiquement comme le produit de ces gens. D'autre part, grâce à notre objectivation, nous acquérons la possibilité de développer directement l'imagination de nous-mêmes. Cette objectivation des périodes passées nous est alors utile si elle n'agit pas inconsciemment en nous. Réfléchissez à cela : si inconsciemment, le jeune garçon ou la jeune fille de dix ans conti­nue à vivre en vous, vous êtes donc l'homme de trente ou quarante ans, flanqué de surcroît de l'enfant de dix ans, mais celui de onze ans, de douze ans, etc., vous accompagnent également. L'égoïsme atteint alors une puis­sance incroyable. Il diminuera toujours davantage si vous vous dégagez de votre passé, si vous l'objectivez, si de plus en plus il devient objet. Voilà ce qu'il est capital de comprendre.
Telle sera la condition nécessaire, et il faudrait en réalité expliquer inlas­sablement au peuple qui, de manière insensée et illusoire, dresse des exi­gences sociales qu'il est nécessaire de discerner comment l'homme se transforme d'abord lui-même en un être agissant socialement, à une époque où les instincts antisociaux doivent justement s'exprimer afin d'élever la nature humaine.
Vous découvrirez tout le sens de ce que je viens d'exposer en réfléchis­sant à ceci : en 1848 parut le premier écrit «influent» en quelque sorte qui aujourd'hui encore continue d'agir, même dans le socialisme le plus radical qu'est le bolchevisme. Il s'agit du Manifeste du parti communiste de Karl Marx (5), où se trouve résumé ce qui de multiples manières règne sur les esprits et les coeurs des prolétaires. Karl Marx put conquérir le monde pro­létarien pour la simple raison qu'il a exprimé ce que le prolétaire com­prend, ce qu'il pense du fait qu'il est prolétaire. Ce Manifeste du parti communiste, dont je n'ai pas besoin de vous expliquer le contenu, parut donc en 1848. Ce fut le premier document, la première graine des fruits que nous voyons mûrir aujourd'hui, après que d'autres forces opposées ont été détruites. On y trouve une phrase, un mot d'ordre que presque toute la littérature socialiste reprend aujourd'hui : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Voilà une phrase qui a fait le tour de toutes les réunions socialistes possibles, «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ». Qu'est-ce qu'elle exprime ? Elle exprime la chose la plus contre-nature qu'on puisse imaginer à notre époque : une impulsion de socialisa­tion, d'union d'une certaine masse d'individus. Mais sur quoi est censée être édifiée cette union, cette socialisation ? Sur le contraire, sur la haine de ceux qui ne sont pas prolétaires. La socialisation, le rapprochement des hommes sont censés être bâtis sur la séparation! Il vous faut bien réfléchir à cela et observer la réalité de ce principe dans l'illusion réelle, si je puis m'exprimer ainsi, qui est née tout d'abord en Russie, apparaît à présent également en Allemagne, dans les pays autrichiens et se répandra toujours davantage. Il s'agit de la chose la plus contre-nature qui puisse exister, parce qu'elle exprime d'une part la nécessité de la socialisation, et que d'autre part elle édifie justement celle-ci sur l'instinct le plus antisocial qui soit, c'est-à-dire sur la haine de classes, l'opposition entre les classes.
Mais il est nécessaire de ne considérer ces choses qu'à la lumière d'un point de vue supérieur, sans quoi on ne va pas bien loin et on ne peut, depuis la place que l'on occupe dans le monde, agir de manière salutaire dans le cours de l'évolution de l'humanité. Il n'existe aujourd'hui aucun autre moyen que la science de l'esprit pour véritablement concevoir le sens global du problème, c'est-à-dire pour comprendre notre temps. De même qu'on a peur de s'intéresser à l'esprit et à l'âme qui sont à la base de l'homme physique, on ne veut pas non plus, parce qu'on a peur et qu'on est sans courage, s'intéresser à ce qu'on ne peut saisir qu'avec l'esprit dans la vie sociale. Les gens ont peur, ils se bandent les yeux; comme l'autruche, ils mettent la tête dans le sable pour ne pas voir ces choses qui sont pour­tant très réelles, très significatives, à savoir que lorsqu'un homme fait face à un autre, l'un s'efforce toujours d'endormir l'autre qui, de son côté, lutte constamment pour se tenir éveillé. C'est pourtant, pour parler comme Goethe, le phénomène primordial de la science sociale. Or cela dépasse les connaissances que peut posséder une pensée purement matérialiste, cela touche ce qu'on ne peut saisir qu'en sachant que, dans la vie humaine, on ne dort pas seulement lorsqu'on paresse ou qu'on dort lourdement pen­dant des heures, mais que la tendance au sommeil agit aussi continuelle­ment dans ce qu'on appelle la vie de veille, qu'en réalité les mêmes forces, qui nous réveillent le matin et nous endorment le soir, agissent constamment [159] dans la vie la plus quotidienne, et que ce sont elles qui par leur jeu réalisent le social et l'antisocial. Aucune réflexion sur l'ordre social humain, aucune disposition des plus particulières ne pourront aboutir à quoi que ce soit si l'on ne s'efforce pas de vraiment regarder ces choses en face.
Partant de ce point de vue, il est nécessaire de ne pas non plus se voiler la face devant les réalités qui se répandent sur la terre, mais de les observer. Que pense le socialiste d'aujourd'hui? Il pense qu'il lui suffit d'imaginer des slogans sociaux, des maximes socialistes ou bien encore d'appeler les hommes de toutes les nations : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous! », pour qu'il soit possible ensuite d'établir une sorte de paradis sur toute la terre, sur un plan international comme on dit aujourd'hui.
Or c'est là une des pires illusions qui soit, une des plus pernicieuses aussi! Les hommes ne sont pas que des êtres abstraits, ils sont bel et bien des êtres concrets, et la base de tout, c'est que chaque être humain est une individualité. C'est ce que j'ai essayé de mettre en valeur dans ma Philosophie de la liberté (6), par opposition au nivellement du kantisme (7) et du socialisme. Mais les hommes appartiennent également à des groupes dif­férents sur toute la terre, et nous allons examiner une de ces différences afin de voir qu'on ne peut pas simplement dire : Tu commences par établir un certain ordre social à l'ouest, tu continues ton oeuvre en traversant l'est et ensuite en parcourant toute la Terre; lorsque tu as terminé, tu reviens. De même qu'on faisait jadis un voyage autour du monde, on veut aujourd'hui étendre le socialisme à la Terre entière et l'on considère celle-ci comme une boule dont on ferait le tour en partant de l'ouest pour arriver à l'est. Mais les hommes sont différenciés, et dans cette différenciation vit justement une impulsion, un moteur du progrès, si je peux me permettre l'expression. C'est de cette manière qu'apparaissent par exemple les différentes disposi­tions naturelles pour cette nécessité qu'est le développement de l'âme de conscience à notre époque. Je veux dire qu'aujourd'hui, par exemple, seuls les hommes de la population anglophone sont en réalité parés, grâce à leur sang, leurs qualités de naissance, leurs dispositions héréditaires, pour que l'âme de conscience s'imprime dans l'humanité. L'humanité est donc bien différenciée, et les hommes des peuples anglophones sont ceux qui possè­dent aujourd'hui tout spécialement les dispositions nécessaires pour déve­lopper l'âme de conscience; d'une certaine manière, ils sont les représen­tants de cette cinquième époque postatlantéenne, ils sont formés pour cela.
C'est d'une autre façon que les hommes de l'est doivent représenter et accomplir la juste évolution de l'humanité. Sur ces territoires de l'est qui s'étendent de la Russie jusqu'à l'arrière-pays asiatique, qui ne constituera qu'une sorte de renfort, les hommes refusent cette évidence instinctive du développement de l'âme de conscience. Ils ne veulent pas mêler au vécu la principale faculté psychique de notre époque, l'intellect; ils veulent le tenir à l'écart et le sauvegarder pour l'époque suivante, la sixième époque postatlantéenne où doit se produire une fusion, non pas avec l'être humain tel qu'il est aujourd'hui, mais avec le soi-esprit qui aura été développé. Donc, tandis qu'en raison de l'évolution la force caractéristique de notre époque est donnée par l'ouest et qu'elle peut être particulièrement cultivée par la population anglophone, les hommes de l'est, selon la nature de leur peuple (l'individu n'est pas concerné ici, puisqu'il s'élève toujours au-dessus de l'élément de son peuple) s'efforcent de ne pas laisser toucher leurs forces d'âme par ce qui est la caractéristique de cette époque, afin que puisse se développer en eux le germe de ce qui ne mûrira qu'au cours de la prochaine ère qui commencera au quatrième millénaire. Ainsi donc, la vie humaine, l'être même de l'homme sont régis par certaines lois. En ce qui concerne la nature, les hommes ne s'étonnent pas, par exemple, de ne pas pouvoir faire brûler de la glace, ils savent que tout cela est soumis à des lois. Mais pour ce qui est de la structure sociale de l'humanité, ils croient qu'on peut l'obtenir en Russie par exemple selon les mêmes principes sociaux qu'en Angleterre, en Écosse ou même en Amérique. On ne le peut pas, car le monde est organisé conformément à des lois, et on ne peut pas faire arbitrairement n'importe quoi n'importe où. C'est ce qu'il faut bien comprendre.
Les pays du centre nous donnent, eux, l'image d'un état intermédiaire, de ce qu'on pourrait appeler un équilibre instable entre les deux tendances. Si bien que vous avez sur terre une population tripartite. Impossible donc de dire : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », puisque les prolé­taires, eux aussi, sont différenciés selon ces trois tendances. Il existe donc une tripartition dans la population. Considérons une fois encore la popu­lation de l'ouest. Tous ceux qui parlent anglais — compte tenu de la nature de leur peuple, mais l'individu peut s'en détacher — ont un don, une dispo­sition, une mission particulières, propres à développer l'âme de conscience, c'est-à-dire à ne pas mettre à l'écart, à notre époque, les quali­tés spécifiques de cette âme de conscience, mais à relier aux expériences la formation de l'intelligence, la singularité propre à l'intelligence. Et natu­rellement, c'est sur le fait que l'anglophone se place dans le monde en tant qu'homme de l'âme de conscience, de manière instinctive, impulsive, dirais-je, que repose toute la dimension de l'extension de l'Empire britannique![161]
Le phénomène primordial dans cette extension réside dans le fait que les dispositions naturelles des sujets de cet empire coïncident juste­ment avec l'impulsion profonde de notre époque. Vous savez que le cycle de conférences que j'ai tenu sur les âmes des peuples européens (8), bien longtemps avant la guerre, que ce cycle développe déjà l'essentiel à ce sujet et propose à vrai dire le matériau principal pour juger objectivement de cette catastrophe que fut la guerre.
Or ces dons naturels qui sont liés au développement de l'âme de conscience présupposent une aptitude particulière à la vie politique dans la population anglophone. On peut étudier comment l'art politique d'orga­nisation en sociétés, en structures, s'est depuis l'Angleterre répandu par­tout où subsistent encore des reliquats de la quatrième époque postatlan­téenne (telles qu'elles existent actuellement, ces choses sont retardataires), jusque dans la division de la Hongrie en comitats, avec un haut fonction­naire au sommet. Cette pensée politique de la cinquième époque postat­lantéenne s'est donc propagée jusque dans ces peuplades touraniennes d'Europe, à partir de l'Angleterre, parce qu'elle ne peut justement prove­nir que du sang anglais. Ces gens sont particulièrement doués pour la poli­tique. Rien ne sert aujourd'hui de porter un jugement sur ces choses, seules les nécessités décident en la matière. Que cela nous soit sympa­thique ou antipathique est affaire personnelle. Ce sont des nécessités objectives qui décident des affaires du monde et il est important de les voir clairement précisément aujourd'hui, à l'époque de l'âme de conscience.
Dans son conte «Le serpent vert (9)», Goethe a réparti les forces pré­sentes dans l'âme humaine en trois éléments : puissance, apparence ou manifestation, connaissance et sagesse — le roi d'airain, le roi d'argent, le roi d'or. Dans ce conte, lorsqu'il est question de rapports de puissance, bien des choses qui se préparent aujourd'hui et ne cesseront de se déve­lopper par la suite sont exprimées d'une manière singulière. Il faut souli­gner que ce que Goethe symbolise par le roi d'airain, l'impulsion de puis­sance, se répand sur la terre à partir de la population anglophone. C'est une nécessité en raison de la concordance entre la culture de l'âme de conscience et les dispositions particulières de l'élément britannique et américain.
Voyez-vous, dans les pays du centre, qui sont d'ores et déjà projetés dans le chaos, règne un équilibre instable entre, d'une part, la tendance de l'intel­lect à progresser vers l'âme de conscience et, d'autre part, la volonté de s'en détacher; c'est donc tantôt l'une, tantôt l'autre qui prédomine. L'impulsion est tout à fait différente. Ces pays du centre n'ont pas de dispositions pour la politique. S'ils veulent s'y adonner, ils ont fortement tendance à s'éloi­gner de la réalité, que le penser politique solidement ancré dans la popula­tion anglo-américaine ne perd par contre jamais de vue. Dans les pays du centre, c'est la seconde force de l'âme qui domine : l'apparence, l'aspect extérieur, et c'est avec un éclat particulier qu'ils manifestent l'intellectua­lité. Comparez donc les deux formes d'intellectualité : les pensées des peuples anglophones sont fermement attachées à la réalité terrestre concrète. Mais si vous prenez les oeuvres brillantes produites par l'esprit allemand, vous trouverez qu'il s'agit plutôt d'une élaboration esthétique des pensées, même si celle-ci prend une forme logique. Là, c'est la manière dont on passe d'une pensée à l'autre qui est particulièrement remarquable, parce que les dispositions naturelles propres à ce peuple se manifestent dans la dialectique, dans l'élaboration esthétique des pensées. Or, si l'on veut appliquer cela dans la réalité concrète, si l'on veut même devenir poli­ticien avec cela, on risque de tomber facilement dans la fausseté, dans ce qu'on appelle un idéalisme rêveur qui veut fonder un empire unifié, s'exal­tant pour cette cause pendant des décennies pour finalement arriver à ins­taurer un empire de puissance, passant ainsi d'un extrême à l'autre. Jamais nulle part, la vie politique n'a connu un choc comparable à celui produit par l'effet de contraste entre les rêves allemands d'unité de 1848 et ce qui fut instauré ensuite en 1871. Vous avez là l'oscillation, le mouvement pen­dulaire de ce qui aspire en réalité à une forme esthétique et risque de deve­nir mensonge, illusion, fantasme, dès qu'on veut se placer sur le terrain de la politique. Car là, il n'y a aucune disposition pour la politique. Si l'on touche à ce domaine, on rêve ou on ment. Ce sont des choses qu'il n'est absolument pas permis d'exprimer avec sympathie ou antipathie, ou de dire pour accuser ou absoudre qui que ce soit; non, ces choses sont dites précisément parce qu'elles correspondent d'une part à la nécessité et de l'autre à une situation tragique. Elles exigent qu'on les regarde en face.

Tournons à présent notre regard vers l'est, vers ce qui s'y prépare. Là-bas, les choses vont si loin que, pour parler de manière un peu radicale, on peut s'exprimer ainsi : L'Allemand, s'il veut faire de la politique, tombe dans le rêve, dans l'idéalisme; si tout va bien, dans le bel idéalisme, si les choses s'aggravent, dans le mensonge. Le Russe, quant à lui, tombera malade ou en mourra. Il est si peu doué pour la politique que celle-ci le rend malade, le fait mourir. Je m'exprime peut-être de manière un peu tranchante, radicale, mais le phénomène est bel et bien celui-là. Ce qui est intimement lié aux profondeurs du caractère politique de l'âme des peuples anglais ou américains n'existe pas du tout dans l'âme du peuple [163] russe. En revanche, l'est possède les dispositions nécessaires pour porter l'intellect, qu'il libère du lien naturel avec le vécu, jusque dans la future époque du soi-esprit.
C'est ainsi qu'il faut connaître la manière dont les dispositions humaines sont différenciées sur la Terre. Ces différences s'expriment jusque dans les expériences les plus significatives. Vous connaissez tous, de par les échanges 0°) les plus divers ayant eu lieu, ce qu'on appelle dans l'ex­périence suprasensible supérieure la rencontre avec le gardien du seuil (11); eh bien, cette rencontre n'est pas non plus la même pour tous, à moins naturellement que l'initiation ait été accomplie indépendamment de la nature du peuple, auquel cas elle revêt un caractère universel. Mais si l'ini­tiation est dispensée par des hommes ou des sociétés à caractère unilatéral et si elle est liée à l'élément du peuple, l'expérience du seuil sera différen­ciée. C'est l'anglophone qui, s'il n'est pas initié par des esprits supérieurs qui le guident, mais par l'esprit du peuple, est le plus prédisposé à emme­ner avec lui devant le seuil les entités spirituelles qui nous entourent ici-bas continuellement en tant qu'esprits ahrimaniens, qui nous accompagnent lorsque, parvenus au seuil, nous nous dirigeons vers le monde suprasen­sible, et que nous pouvons emmener avec nous si elles ont en quelque sorte une inclination pour nous. Ces entités nous conduisent surtout à la vision des forces de la maladie et de la mort. De sorte que, dans les pays anglo-américains, vous entendrez dire de la plupart des initiés aux mystères suprasensibles, qui ont passé le seuil, que leur expérience la plus impor­tante dans la connaissance du monde suprasensible est celle de leur ren­contre avec les puissances de la maladie et de la mort. Ils apprennent à connaître cela en tant que réalité extérieure à eux-mêmes.
En ce qui concerne les pays du centre, si l'esprit du peuple agit lors de l'initiation, si l'on n'aide pas le disciple à se libérer de la nature de son peuple pour atteindre une dimension universelle, alors l'événement le plus important est pour lui la vision du combat qui se déroule entre certaines entités n'appartenant qu'au monde spirituel, évoluant donc sur l'autre rive, et d'autres entités qui, elles, vivent dans le monde physique, sur cette rive-ci, mais demeurent invisibles à la conscience ordinaire. C'est vers ce combat, qui est continu, qu'est tout d'abord dirigée l'attention des dis­ciples des pays du centre. Car chez eux, quiconque cherche sérieusement la vérité se voit littéralement imprégné des forces du doute lorsqu'il arrive au seuil. Il fait connaissance avec tout ce que représentent les puissances du doute, les puissances des aspects multiples. Dans les territoires occiden­taux, on est beaucoup plus enclin à se satisfaire d'une vérité immédiate; dans les pays du centre, on perçoit aussitôt l'autre côté de la chose, ce qui fait que la quête de la vérité est constamment dominée par un sentiment d'instabilité : toute chose a deux aspects. S'attacher à une affirmation immédiate, unilatérale, signifie dans les pays du centre être philistin. On en souffre cependant tragiquement lorsqu'on arrive au seuil, car on assiste nécessairement à cette lutte opposant les esprits qui appartiennent exclusi­vement au monde spirituel et ceux qui n'évoluent que dans le monde sen­sible, et l'on comprend combien ce combat conditionne tout ce qui dans l'être humain provoque le doute, l'hésitation devant la vérité, et implique donc la nécessité de s'éduquer à cette vérité pour ne pas tomber dans le piège des vérités convenues.
Allez dans les pays de l'est : si c'est l'esprit du peuple qui parraine le disciple, si c'est lui qui le conduit jusqu'au seuil, le disciple aura surtout la vision des esprits qui agissent sur l'égoïsme humain. Il verra tout ce qui peut donner matière à l'égoïsme. Ce n'est pas ce que voit l'Occidental en premier lieu lorsqu'il arrive au seuil. Il voit, lui, les esprits qui envahissent le monde et l'humanité sous la forme de la maladie et de la mort au sens le plus large, c'est-à-dire en tant que forces paralysantes, destructrices, qui tirent l'homme vers le bas. Celui qui est initié à l'est voit au seuil tout d'abord ce qui s'approche de l'homme pour l'inciter à l'égoïsme.
C'est pourquoi l'idéal principal qui ressort d'une initiation à l'ouest consiste à guérir, à maintenir les hommes en bonne santé, afin d'obtenir que tous bénéficient d'une possibilité d'évolution extérieure saine. A l'est, la connaissance instinctive, la connaissance purement religieuse de la réa­lité de l'initiation, suffit à provoquer le désir de se sentir tout petit devant le caractère sublime du monde spirituel, car ce sont ces forces que l'homme de l'est rencontre tout d'abord dans le monde spirituel. Devant ce monde, il remarque donc surtout la nature sublime de celui-ci, il com­prend qu'il doit soigner l'égoïsme, le chasser parce qu'il est exposé à ses dangers. Cela s'exprime jusque dans le caractère extérieur des peuples de l'est, et bien des choses qui chez eux sont antipathiques à l'Occidental pro­viennent de ce qui se montre précisément au seuil.
Ainsi se différencient les aptitudes humaines lorsqu'on considère l'évo­lution intérieure, l'organisation intérieure de l'élément psychospirituel chez l'homme. Il est important de ne pas détourner le regard de ces réali­tés. Tout au long de la seconde moitié du xixe siècle, certains cercles occultes de la population anglophone — là où on a connaissance de ces choses, même si c'est justement sous le parrainage de l'esprit du peuple — annoncèrent de manière prophétique (12) des choses qui s'accomplissent [165] aujourd'hui. Songez à ce que cela aurait signifié si les hommes du reste de l'Europe n'avaient pas fait la sourde oreille, s'ils n'avaient pas fermé les yeux devant ces prédictions ! Voici par exemple une phrase qui fut constamment répétée au cours de la deuxième moitié du xixe siècle : Pour que le peuple russe puisse évoluer, l'État doit disparaître en Russie, car ce pays doit devenir le terrain d'expériences socialistes qu'on ne pourra jamais tenter dans les pays occidentaux. Pour qui n'est pas Anglais, ceci est sans doute peu sympathique; il s'agit pourtant là d'une grande et puissante sagesse, pertinente au plus haut point. Et quiconque porte en lui ces choses, quiconque peut y croire comme à une impulsion à la concrétisa­tion de laquelle il participe, se tient véritablement au coeur de son époque, tandis que tout autre s'en exclut.
Il s'agit de voir clairement ces choses. Bien entendu, le sort de l'Europe du centre et de l'est les autorisait à faire la sourde oreille et à s'aveugler devant les réalités occultes, à ne pas les écouter, à pratiquer une mystique abstraite, un intellectualisme et une dialectique abstraits. Mais les temps sont venus où cette attitude doit disparaître! Ces considérations ne doi­vent pas nous rendre pessimistes ni désespérés. Non, force, courage, envie de connaître ce qui est nécessaire, voilà ce que nous devons en apprendre. Et dans ce sens, nous devons nous souvenir que nous avons véritablement à agir non pas contre la tâche de cette époque, mais au contraire avec elle, au sein de ce mouvement de science spirituelle d'orientation anthroposo­phique. Ouvrons les yeux sur les choses qu'ordinairement nous ne voyons pas parce que nous dormons. Cette science spirituelle qui révèle à la conscience ce qui lui est caché en temps normal, qui nous montre quelles forces développent l'homme pendant le sommeil, lorsqu'il est libéré de son corps, cette science nous conduit aussi, éveillés et conscients, à l'éla­boration des instincts sociaux. Voyons cela clairement : nous cultivons les forces les plus nécessaires à notre époque si, bien éveillés, nous pensons à ce qui ne peut que pénétrer notre âme avec force, si nous y pensons en ne dormant pas. Car, si nous ne devions le développer qu'endormis, nous deviendrions impuissants.
Deux puissances agissent actuellement. L'une est la puissance qui, depuis le Mystère du Golgotha, traverse toute l'évolution terrestre au tra­vers des diverses métamorphoses de l'impulsion du Christ. Nous avons souvent parlé du fait que c'est justement au cours des siècles actuels que doit en quelque sorte réapparaître le Christ, je parle ici du Christ éthé­rique. Cet événement n'est plus très éloigné de nous. Il ne doit pas pour autant provoquer en nous un quelconque pessimisme, ou bien encore le désir de s'enfermer dans un monde d'idées nébuleuses, cherchant unique­ment à consommer des théories théosophiques qui pour ainsi dire réchauffent l'âme égoïstement. Cette impulsion du Christ aidera aussi, sous la forme qui est la sienne aujourd'hui, à la réalisation de ce qu'elle annonce à l'humanité : la sagesse spirituelle qu'à notre époque le monde de l'esprit veut révéler. Cette sagesse cherchera à se réaliser, et l'impulsion du Christ aidera à cette réalisation qui est si importante. L'humanité se trouve cependant, en cet instant critique, devant une décision importante. D'une part, il y a l'impulsion du Christ qui nous exhorte à nous tourner, à partir d'une libre décision de l'âme, vers ce dont nous avons parlé aujourd'hui : accueillir consciemment les impulsions sociales, accueillir librement tout ce qui peut aider l'humanité et lui être bénéfique. C'est pourquoi nous ne nous unissons pas sous de tels points de vue pour nous consacrer à l'amour fondé sur la haine qui résonne dans l'appel : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »; nous nous unissons en nous efforçant de réaliser l'impulsion du Christ et de faire ce que le Christ veut pour notre époque.
Mais face à cela, il y a l'adversaire, celui que la Bible appelle le prince inique de ce monde. Il se dissimule sous les aspects les plus divers. L'un d'eux consiste à mettre au service de la corporéité des forces qui, en notre qualité d'êtres humains, sont mises à notre disposition afin que par une libre décision nous nous tournions vers ce dont nous avons parlé aujour­d'hui, ces forces qui doivent être placées dans la libre décision.

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