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GA333 - Œuvres complètes de Rudolf Steiner
La liberté de pensée et les forces sociales,
les demandes sociales du présent et leur réalisation pratique.




La connaissance de l'être humain suprasensible et la tâche de notre époque
Ulm, le 22 juillet 1919 

 


 

Les références Rudolf Steiner Œuvres complètes ga 333  039-064   1971 22/07/1919



Original





Traducteur: Daniel Kmiecik Editeur: SITE

Français seulement

La connaissance de l’être suprasensible de l’homme

et la tâche de notre époque

Ulm, 22 juillet 1919


Lorsque l’homme considère la nécessité actuelle, la misère actuelle, il s’interroge sur les causes et le plus souvent il recherchera ces causes dans des circonstances extérieures. Il regardera d’abord en arrière, vers ces quatre ou cinq années qui viennent de s’écouler et qui furent riches en souffrances. Mais il deviendra peut-être peu à peu attentif au fait que ces quatre ou cinq années, qui furent si douloureusement traversées, s’étaient préparées depuis longtemps, depuis des décennies et même en effet depuis des siècles dans l’évolution de l’humanité au temps modernes, de la même manière qu’un orage, par exemple, se prépare dans la chaleur étouffante d’une journée entière, sans que son approche soit remarquée, avant soudain d’éclater. Mais même ces hommes-là, qui prennent en compte, en remontant loin en arrière, les causes originelles de notre détresse actuelle et de notre misère dans cette époque, tourneront plus ou moins les yeux sur les contextes extérieurs des choses. Ils penseront de même à des situations extérieures, quand il s’agira de sortir de la confusion et du chaos de notre époque, ils penseront à des mesures extérieures et à des institutions extérieures.

Certes, pour l’essentiel, on a raison d’avoir cette manière de voir. Dans quelle mesure on a ainsi raison, c’est ce que j’ai tenté moi-même d’exprimer dans la conférence sur les problèmes sociaux qu’il me fut permis de tenir ici, à Ulm, voici quelques semaines. Mais il y a encore un autre aspect à la manière de considérer ces choses. Il suffit seulement de devenir attentif à un phénomène d’époque très significatif, en rapport à notre vie humaine intérieure, à notre vie d’âme humaine actuelle. Nous ambitionnons, dans le sens que j’ai justement indiqué et à bon droit, une organisation sociale des conditions extérieurs de vie, comme celle qui était échue à l’humanité des derniers trois ou quatre siècles. Mais n’est-il donc pas perceptible que nous aspirions à cette organisation sociale à partir d’une disposition de l’âme humaine toute singulière? Ne remarquons nous donc pas, qu’au fond, les âmes humaines du présent sont partout traversées de pulsions antisociales, d’instincts antisociaux, avec une possibilité plus restreinte de se comprendre mutuellement? Et à partir de ces états d’âmes anti-sociaux, et d’autant plus qu’ils existent, nous devons nous efforcer à, une organisation plus sociale des conditions extérieures de la vie que celles qui ont apporté, durant les trois ou quatre derniers siècles, les pulsions antisociales de notre vie humaine actuelle. Quand on considère la question dans cette direction, on découvre alors comment ces instincts antisociaux du présent dépendent à vrai dire du fait que nous avons perdu la voie qui mène à la nature essentielle et la plus intime de l’être humain, celle qu’à la vérité tout homme pressent en lui, quand bien même plus ou moins clairement, ou simplement par instinct, obscurément: la nature suprasensible de l’être humain. Aussi étrange que cela paraisse, les hommes aujourd’hui ne savent pas exactement et ne prennent pas conscience de ce dont a soif la nature profonde et obscure de leur âmes. Celle-ci est altérée d’une connaissance du noyau suprasensible de l’essence humaine. Et dans les difficultés que rencontre aujourd’hui justement notre époque, pour progresser dans une connaissance satisfaisante de ce qui est le plus profond dans l’essence de l’homme — dans ces difficultés, reposent bien davantage de choses très fondées de ce qui s’expriment extérieurement dans la confusion et le chaos, que les hommes ne veulent encore l’admettre aujourd’hui. Beaucoup d’hommes trouvent à vrai dire que la question, dont je suis en train de parler ici, doit trouver sa réponse d’une tout autre manière que celle qu’elle trouvera au moyen de ce dont j’aurai à vous parler ce soir.

Étant donné que j’ai à expliciter cette question du point de vue de la science spirituelle d’orientation anthroposophique, je ne serai pas en situation de vous la résoudre d’une manière commode, de cette manière-là, à laquelle aspirent ardemment beaucoup d’hommes d’aujourd’hui et qui est très affectionnée dans les plus vastes milieux de l’humanité. Quand on parle aujourd’hui aux hommes des montagnes lunaires et de l’art et de la manière dont on se renseigne, au moyen d’instruments physiques, au moyen de mesures physiques, sur les montagnes lunaires, alors on croit que l’appropriation du savoir au sujet des montagnes lunaires doit être effectivement bien compliquée. Alors, l’homme fait un effort sur lui-même et admet bien que l’on ne puisse pas progresser si commodément dans la connaissance, disons, des montagnes lunaires ou des satellites de Jupiter ou autres choses analogues. Mais quand il s’agit du monde suprasensible, lorsqu’il s’agit de l’existence suprasensible de l’être humain lui-même, alors les plus vastes milieux se comportent aujourd’hui encore tout autrement. Alors on trouve trop difficile d’en parler de la manière dont j’aurai à vous en parler aujourd’hui. Alors ces plus larges milieux disent même encore: plutôt que ce semblant de connaissance scientifique, mieux vaut la confession enfantine ou bien la croyance enfantine dans la Bible, pour en arriver à ces mondes suprasensibles. — On se prévaut seulement de ce que l’on trouve en effet plus commode, de cette simplicité enfantine, de cette confession de foi ou bien de la croyance dans la Bible, lorsqu’il s’agit de ce qui est le plus élevé, de ce vers quoi l’homme peut aspirer ardemment sur le cheminement de son âme, et l’on repousse ce qui conduit l’homme sur ce chemin d’une façon qui n’est pas si facile. Mais les hommes d’aujourd’hui ne voient pas encore certaines relations intérieures qui existent justement entre cette aspiration ardente à un cheminement spirituel commode et entre nos instincts antisociaux et les difficultés que nous avons à en sortir de ces pulsions antisociales. Saisirait-on quels rapports existent entre ce qui est dit ainsi aux hommes de la part de certain côté sans cesse et ce à quoi ils ont cru: vous pouvez au moyen d’une foi ingénue et enfantine rechercher les voies vers les mondes suprasensibles —, comprendrait-on quelle connexion existe entre cette affirmation et cette foi et entre ce qui se manifeste aujourd’hui en pulsions antisociales, alors on apprendrait à penser autrement, à la vérité, sur ce que trouvent les plus larges milieux d’aujourd’hui comme « cheminement commode dans les mondes suprasensibles ».

Mais ce n’est pas à partir d’une lubie spirituelle quelconque que la science de l’esprit indique aujourd’hui un autre cheminement à l’homme moderne, mais elle lui montre ce chemin parce qu’elle ressent cela comme un engagement vis-à-vis de ce que sont les besoins de l’époque, et les tâches de l’époque pour l’humanité actuelle. Se reconnaîtrait-elle, cette humanité actuelle, rigoureusement au plus profond de son soi, alors elle se dirait: pour ce qui est de l’aspiration au suprasensible, on ne peut plus être satisfait des anciennes voies. Cela vit aujourd’hui sous forme de nostalgie dans de nombreuses âmes et la science spirituelle d’orientation anthroposophique veut aller à la rencontre de cette nostalgie.

L’être humain s’interroge bien aujourd’hui, comme on l’a dit, plus ou moins nettement, ou bien plus ou moins inconsciemment, sur les relations entre l’âme et le corps; quand il n’en est pas déjà carrément arrivé à nier ce qui relève de l’âme, parce que sans cesse des doutes se sont élevés en lui au point d’en être las. Mais, au fond, que sait-il, l’homme d’aujourd’hui, de l’âme et du corps ? Le corps, il l’observe en y appliquant les sens, l’intelligence extérieure physique ou bien, pour ce qu’il ne peut pas directement apprendre à connaître au moyen des sens et de l’intelligence, il se réfugie dans les sciences naturelles qui sont censées lui dire, par le truchement de leurs investigations, quelles sont les lois, quelle est la nature intérieure de ce corps physique humain. D’un autre côté, l’homme remarque intérieurement ce qu’il appelle son penser, son sentir et son vouloir. Cela fait l’objet pour lui d’une expérience intérieure. À ces penser, sentir et vouloir, il rattache bien des nostalgies, désirs et espoirs déterminés, il y rattache la croyance que cette intériorité, vivant dans le penser, le sentir et le vouloir, n’a pas seulement cette signification éphémère pour le monde, qu’a la vie du corps physique. Mais la question surgit alors pour l’homme, qui engendre de grandes incertitudes, cette question c’est: quel est le rapport entre ce que je perçois en mon âme, en tant que penser, sentir et vouloir, et ce que je vois extérieurement, chez moi et chez les autres, en tant que corps physique extérieur, dont les sciences naturelles veulent m’en expliquer les lois et l’essence ? Et quand l’homme ne peut pas lui-même s’informer sur ce rapport entre la vie de l’âme et celle du corps, alors il s’enquiert auprès de ceux qui, sur la base de certains fondements scientifiques, en retirent la possibilité de faire des investigations plus profondes sur ce rapport. Et voyez un peu, l’homme d’aujourd’hui, qui est déjà si prêt à se laisser expliquer tout par l’autorité scientifique, doit alors constater que dans cette question, peu de choses peuvent être avancées par les scientifiques qu’il a pourtant en si haute estime. Prend-il quelque chose en main, au sujet de ce que les chercheurs ont raconté sur ce domaine, alors en règle général il trouvera qu’ils disent autant de choses incertaines sur cette question que lui-même en porte en lui. On rencontre toutes les hypothèses possibles, toutes les présomptions possibles. Mais ce qui saisit l’homme, au point que s’il prend réellement une attitude, exempte de préjugés, il pourrait obtenir une impression de la vérité, cela on le rencontre peu aujourd’hui. Trouver cela, c’est ce que se propose comme tâche la science spirituelle d’orientation anthroposophique.

Mais on ne peut pas avancer non plus sur le même chemin, sur lequel on parvient à la science extérieure, sur ce chemin dont j’ai à vous parler à présent en tant que science de l’esprit, en tant que réelle science de l’esprit. Représentez-vous donc quelqu’un qui voudrait vous parler des voies d’investigation qu’il a empruntées dans ses recherches sur la nature extérieure, dans son laboratoire de chimie ou de physique, ou bien dans son hôpital. D’un tel chercheur, qui peut croire à juste titre qu’il est devenu un spécialiste dans son domaine, vous entendriez dire en règle générale que c’est avec une certaine égalité d’âme, une disposition d’âme relativement neutre, qu’il a progressé dans sa recherche. Il n’y a pas beaucoup de choses trépidantes à découvrir sur les voies de la recherche actuelle.

À partir d’un tel sang froid, à partir d’une telle équanimité d’âme, celui-la, qui est parvenu à la connaissance de l’entité suprasensible de l’homme, ne peut pas vous raconter quelque chose de son propre cheminement. S’il doit vous parler de ce qu’il a dû traverser pour en arriver à ses connaissances, alors il devra vous parler d’efforts remportés sur soi, de combats intérieurs de l’âme, d’épuisements difficilement vécus, de stations réitérée au bord des abîmes du doute. Il aura à vous raconter ce qu’il aura dû surmonter à profusion pour en arriver à ce qui donne des éclaircissements sur le noyau véritable de l’entité humaine suprasensible. Car on ne parvient d’abord sur le chemin de connaissance de l’entité suprasensible de l’homme, que si l’on s’acclimate à tout ce que j’ai déjà indiqué: quand le doute s’élève au sujet de la question d’une relation entre le corps et l’âme, de sorte que l’on ressente, ce qui peut véritablement ne provenir que d’une certaine modestie intellectuelle — alors que la plupart des hommes d’aujourd’hui n’ont pas du tout cette modestie intellectuelle, mais font preuve au contraire la plus épouvantable morgue intellectuelle.

Mais si l’on s’efforce réellement, avec l’activité ordinaire du penser, avec toutes les forces habituelles de l’âme dont on dispose sinon dans la vie, d’approcher cette question de la nature de l’âme et du corps, alors on remarque peu à peu que l’on doit justement être modeste, que l’on ne peut pas appréhender cette question au moyen du penser humain ordinaire. Et l’on parvient peu à peu au moyen du vécu intérieure, de l’expérience cognitive intérieure, jusqu’au point où l’on se dit: Il en va pour toi avec ce penser humain et ce sentiment humain ordinaires, vis-à-vis du suprasensible, comme il en va pour l’enfant de cinq ans avec ses facultés lorsque, disons par exemple, il tient dans sa main un volume de poésies lyriques. Cet enfant ne sait que faire avec ce volume de poésies lyriques, quant à ce qui correspond à l’essence de ce volume de poésies lyriques. Nous devons d’abord développer progressivement ses facultés, alors il pourra commencer à en faire quelque chose, qui correspond à la nature de cet ouvrage. Ainsi doit-on se dire vis-à-vis des facultés du penser dont on dispose ordinairement dans la vie, vis-à-vis des forces cognitives que l’on a pour cette vie ordinaire: avec elles, tu ne peux pas connaître l’être véritable du monde et ta propre existence; tu te tiens d’abord face à cet être du monde et face à cette essence de ta propre existence, de sorte que tu peux aussi peu en faire quelque chose qu’un enfant de cinq ans face à un ouvrage de poésie lyrique.

Ce n’est que si l’on a développé cette atmosphère dans son âme, quand on a fait la conquête en soi de la modestie naturelle, au point de se dire: tu ne dois plus en rester à la façon dont tu peux penser maintenant, à la façon dont tu ressens et tu veux maintenant —, ce n’est qu’alors que l’on se trouve au point de départ du cheminement qui mène dans les mondes suprasensibles. Car celui qui a à dire quelque chose sur les mondes suprasensibles, ne doit pas seulement s’exprimer sur autre chose que sur les monde sensible extérieur, mais il doit le dire d’une autre manière. Mais cela veut dire: on peut seulement devenir investigateur de l’esprit que si l’on prend d’abord soi-même en main ce dont on dispose pour la vie quotidienne ordinaire et pour la science habituelle en tant que facultés du penser et de la connaissance. Comme l’enfant est éduqué par d’autres, comme les facultés de l’enfant sont développées par d’autres en lui, l’on doit prendre soi-même en main ses facultés intérieures de l’âme, et d’abord ses facultés du penser, et les développer plus loin en partant du point où le penser se met à vivre de lui-même.

Dans mon ouvrage: « Comment acquiert-on les connaissances des mondes supérieurs? » j’ai décrit tous les détails — ces détails à organiser et coordonner systématiquement, par lesquels l’homme peut prendre lui-même en main sa faculté du penser, par laquelle il peut développer cette faculté à partir du point où il se trouve dans la vie ordinaire et dans la science ordinaire.

Ce soir, à cause de la brièveté du temps qui m’est imparti, je ne pourrais que vous en présenter les principes. Je ne pourrai que vous indiquer comment on peut développer ce penser, que l’on prend soi-même en main, et le faire toujours progresser. Pour cela, la condition suivante est nécessaire: lorsqu’on veut se renseigner sur la nature extérieure physique de l’être humain, comme je l’ai dit précédemment, on s’informe auprès des sciences naturelles. Eh bien!, ces sciences naturelles ne doivent pas être discréditées. L’investigateur du spirituel reconnaît pleinement les grands triomphes des sciences naturelles aux temps modernes, comme n’importe quel chercheur scientifique peut les reconnaître lui-même. Il reconnaît ces sciences naturelles comme justifiées et il est même davantage investigateur de l’esprit qu’il entend estimer d’autant plus la valeur et la signification des sciences naturelles. Toutefois, et justement pour cette raison, on doit aussi dire l’autre aspect des choses: si l’on s’informe auprès des sciences naturelles, celles-ci posent d’abord une limite aux connaissances. Vous savez parfaitement tous que précisément ce sont ces chercheurs prudents et circonspects qui évoquent de telles limites aux connaissances. Certains concepts, certaines représentations sont placés devant l’être humain qui interroge sur l’essence des choses, sur l’énergie, sur la matière etc.. Ces concepts se modifient de temps en temps, mais il y a toujours certaines limites qui se présentent, dont le chercheur en sciences naturelles dit: tu ne peux pas franchir ces limites. Ce chercheur fait bien, dans son domaine, de s’en tenir à ses limites. L’investigateur de l’esprit lui, ne peut pas en rester là. Mais il ne doit pas non plus vouloir franchir ces limites seulement au moyen de spéculations quelconques, ou bien de simples imaginations.

En s’approchant de ce que le chercheur en sciences naturelles ne peut pas reconnaître, de l’endroit où sont plantés les poteaux frontières, là commencent pour l’investigateur de l’esprit les grands combats intérieurs de l’âme. L’investigateur de l’esprit doit lutter intérieurement avec ce que le chercheur scientifique pose comme concept limite. Et c’est alors que ces luttent produisent une première grande expérience. Il surmonte ses limites en luttant dans son expérience intérieure, et en les surmontant, une connaissance se lève pour lui par les expériences qu’il traverse, qui est importante, fondamentalement importante, pour tous ce qui doit conduire à la connaissance de la nature suprasensible de l’être humain. En s’adonnant ainsi à ce combat avec les limites de la connaissance de la nature, ses yeux se dessillent sur la manière particulière dont véritablement l’entité humaine est adaptée à la vie. Car l’investigateur du spirituel doit se poser la question, à partir de son expérience: qu’est-ce qui t’empêche donc de contempler l’intériorité de la nature purement à la manière d’un chercheur scientifique? — Il découvre alors la chose la plus hautement remarquable, je dirais, quelque chose à la fois de bouleversant et de remarquable: si la nature était transparente, si bien qu’aucunes limites se présenteraient à nous, alors nous ne posséderions pas, nous les êtres humains entre la naissance et la mort, une qualité dont nous avons nécessairement besoin dans notre existence sociale dans cette vie. Si l’homme pouvait regarder à l’intérieur de la nature, alors il devrait se priver de la force d’âme de l’amour! Tout ce que nous appelons l’amour d’être humain à être humain, tout ce que nous désignons comme disposition fraternelle entre les êtres humains, ce qui s’enflamme lorsque socialement nous allons au devant de l’autre, cela nous ne pourrions en disposer, si la nature ne nous plaçait pas des limites pour notre connaissance scientifique.

C’est une vérité que l’on ne peut pas prouver logiquement. Exactement comme on peut tout aussi peu prouver logiquement qu’une baleine existe ou n’existe pas — on ne peut s’en convaincre qu’à vue d’œil —, aussi ne peut-on pas prouver que l’on dût se priver de l’amour, si la connaissance de la nature n’avait pas de limites. Mais cela résulte comme une expérience pour celui qui, intérieurement, lutte réellement pour acquérir la connaissance du spirituel. C’est alors que l’on voit quel Mystère recèle notre existence humaine. C’est du fait d’un tel Mystère que l’homme doit par conséquent payer la connaissance limitée de la nature en développant l’amour. Et inversement: il doit payer sa faculté d’amour par le fait qu’il n’a d’abord pas une connaissance illimitée de la nature.

Mais cela nous montre aussi ce qu’a à surmonter celui qui, à présent, veut pénétrer réellement dans le monde spirituel, auquel appartient l’homme lui-même avec son essence la plus intime. C’est l’un des principes fondamentaux, pour s’élever sur le chemin de connaissance qui mène à l’être humain suprasensible et principalement aussi au monde suprasensible, que l’on rende sa faculté d’amour, son dévouement à l’égard de tous les êtres de l’univers, encore plus grande qu’on ne le fait habituellement entre la naissance et la mort, afin de ne pas perdre l’amour, tandis qu’à présent on tente de structurer sa pensée de plus en plus afin qu’elle devienne autrement qu’elle n’est dans la vie ordinaire. Se rendre beaucoup plus capable d’aimer qu’on doit l’être dans la voie sociale ordinaire, telle est donc la préparation indispensable pour s’engager sur le chemin de connaissance du spirituel. Pour préciser, on remarque peu à peu que, dans la totalité et la plénitude de sa nature humaine, on ne peut véritablement apprendre à connaître le monde, tant qu’on demeure dans le corps physique, que par l’amour, et par aucune autre méthode de recherche.

Mais quand on veut pénétrer dans le monde spirituel, on doit en même temps former soi-même son penser d’une manière plus élevée qu’il ne se forme habituellement de lui-même dans la nature humaine. On y arrive en s’adonnant à certaines orientations de l’âme, à certaines activités intérieures de l’âme, que l’on emploie autrement dans la vie qu’accessoirement, alors qu’à présent on les utilise tout à fait systématiquement en s’y contraignant. Je ne peux vous donner aujourd’hui qu’un court extrait de ce que vous trouverez décrit en détail dans mon ouvrage « Comment acquiert-on les connaissances des mondes supérieurs? », mais je peux pour le moins vous indiquer sur quoi repose ce développement supérieur du penser humain.

Vous savez que, quand quelque chose nous excite, d’une manière quelconque de l’extérieur, notre attention en est attirée. Nous entendons un son, nous ressentons de l’intérêt pour ce qui se passe en direction de la provenance de ce son. Avoir un intérêt pour quelque chose, tourner son attention vers quelque chose, ce sont donc des activités intérieures de l’âme qui sont en règle générale stimulées par le monde extérieur à l’homme. Ce qui importe, lors de l’engagement sur le chemin de connaissance spirituelle, c’est que nous employons arbitrairement de telles forces, comme celles qui nous conduisent à diriger notre attention sur quelque chose, à avoir de l’intérêt pour quelque chose, par exemple, en nous adonnant vraiment longuement à la méditation d’une représentation, et en y engageant toute la vie de notre âme. Dans le processus habituel et naturel de la vie, l’attention s’égare, ou l’intérêt se perd, pour une telle représentation. Mais quand on se met à vivre arbitrairement de toute son âme au sein d’une telle représentation, en s’y tenant fermement, de manière à maintenir son attention depuis l’intérieur, laquelle menace sans cesse de s’éteindre; de manière à maintenir son intérêt pour une telle représentation, alors qu’il menace de disparaître à tout moment, en s’adonnant très longuement à cette représentation, — et si l’on fait cela sans cesse, alors on renforce le penser: le penser devient quelque chose de tout différent de ce qu’il était auparavant. On en vient alors, de fait, à un penser qui est pleinement activité de l’intérieur, mais on doit aussi s’y efforcer tout comme on doit faire des efforts pour effectuer un travail manuel extérieur. On arrive à un penser, qui se comporte, par rapport au penser ordinaire, comme le penser habituel par rapport au penser d’un enfant de cinq ans vis-à-vis, par exemple, d’un recueil de poésies lyriques. Mais on en vient à un penser tel que l’on peut en dire: si l’on y est parvenu, alors c’est qu’on a dû employer une contention d’énergie intérieure qui a réellement épuisé le corporel, lequel est aussi partie prenante de cet effort, au point que l’on ressente une lassitude équivalente à celle d’un dur labeur physique, auquel on se serait livré pendant des années. Apprend-on à reconnaître que l’on peut travailler quelque chose à fond au sein de l’âme au point qu’une telle contention coûte, selon moi, ce que coûte de couper du bois, alors on en arrive à appréhender dans son âme le penser vivant, alors que le penser ordinaire ne peut qu’accompagner les événements extérieurs, les phénomènes extérieurs. Pensez-donc un peu à la manière dont en vérité vous pensez dans votre vie ordinaire: vous accomplissez votre travail dans la vie habituelle, et votre penser chemine en rêvant, à côté de cette vie extérieure. Contraignez donc un peu ce penser, en lisant un livre difficile, alors vous remarquerez: justement si le penser veut être intérieurement actif, alors il doit se fatiguer comme dans tout autre activité. Mais ce qui est développé ainsi sous forme d’activité provenant de l’intérieur, cela doit être sans cesse activé et mené plus loin avec le penser. Quand ça l’est, on remarque qu’avec le penser, il se produit un grand changement. On apprend alors à reconnaître quelque chose dont on avait aucun soupçon auparavant : on apprend à reconnaître qu’on vit intérieurement dans un penser, dont le penser ordinaire n’est qu’un reflet miroir, une copie: on apprend à connaître, dans le penser qui vit intérieurement, un penser qui est parfaitement indépendant de l’outil cérébral, de l’outil corporel. Aussi grotesque et paradoxal, peut-être même extravagant, que cela paraisse à l’humanité actuelle, l’homme peut, sur cette voie que vous trouverez décrite dans l’ouvrage « Comment acquérir des connaissances des mondes supérieurs », en arriver très exactement à savoir: en pensant, tu développes l’activité de l’âme, tu vis à l’extérieur de ton corps avec ton penser, tandis que le penser ordinaire reste lui, relié à l’instrument du corps, au système nerveux. Mais on apprend aussi exactement à reconnaître, combien peu l’essence intérieure de l’âme, que l’on saisit dans son penser, est reliée à l’instrument du cerveau. Car, en effet, on ne développe pas d’abord cette essence intérieure de l’âme, mais on apprend seulement à la connaître. Je ne vous parle pas de quelque chose qui est nouvellement développé aujourd’hui, mais de la connaissance de l’homme suprasensible. On apprend à reconnaître à quelle grande erreur s’adonnent les sciences naturelles modernes et le point de vue populaire extérieur au sujet du penser, justement dans notre époque matérialiste.

Puisque ce penser scientifique dit: le cerveau est l’instrument du penser. Mais c’est le même genre d’erreur que celle qui consisterait à voir dans les empreintes laissées par le passage d’un véhicule, ou des pas humains sur la terre ameublie à travers champ, le produit du jeu des forces émanant du sol. Cela serait naturellement une bêtise. Vous ne pouvez pas voir à partir de la disposition de la terre elle-même comment ces sillons se sont produits. Vous devez clairement vous représenter qu’une voiture est passée par là, que des hommes aussi sont passés par là et y ont imprimé leurs pieds. C’est ainsi que vous en arrivez à l’erreur des sciences naturelles vis-à-vis de la vie de l’âme, quand vous en arriver à connaître réellement le penser indépendant du corps. Alors vous apprenez à connaître que ce qui se présente comme des « sillons nerveux » dans le cerveau n’a pas de forces à l’intérieur du cerveau même, que la vie de l’âme y ferait naître; mais vous apprenez à reconnaître que tous ces sillons nerveux y ont été enfoncés — comme les sillons et empreintes ont été enfoncés dans la terre meuble par les roues des véhicules et les pas des hommes —, que ces sillons y ont été ciselés par l’activité de l’âme indépendante du corps. Et vous comprenez à présent aussi l’erreur qui peut naître dans les sciences naturelles. Pour tout ce qui est gravé là, surgissent de telles empreintes dans le cerveau; vous pouvez tout suivre; mais cela n’a jamais pris naissance à partir du corps, cela a été enfoui dans le corps.

Mais ce n’est pas toujours facile de concevoir cette essence active. Pour maintenir, ne serait-ce qu’un bref coup d’œil dans ce penser humain indépendant du corporel, on a précisément besoin de ce que l’on pourrait appeler de la présence d’esprit, car un telle étincelle du spirituel ne persiste guère longtemps dans notre vue intuitive habituelle. On peut bien se préparer d’avance — vous trouverez les détails de ce dont il s’agit dans mon ouvrage « Comment acquiert-on des connaissances des mondes supérieurs? » —, en développant dans la vie ordinaire déjà ce que l’on peut désigner comme de la présence d’esprit, une rapide orientation sur des situations et la possibilité d’agir rapidement dans une situation donnée. Si à présent on élabore et si l’on structure sans cesse cette qualité, alors on se prépare à voir ce qui peut apparaître à partir du spirituel, du monde suprasensible, et ce que l’être humain sinon ne voit pas, parce qu’au moment même où cela surgit, il ne parvient pas à engendrer suffisamment vite la présence d’esprit nécessaire pour le voir; parce qu’il n’arrive pas à en avoir une vision immédiate avant que cela soit passé. Mais si l’on apprend réellement de cette manière à voir à l’intérieur du monde spirituel, on apprend à reconnaître ce qui vit là dans l’être humain, et qui peut être appréhendé de cette façon par un penser développé, alors on voit justement non pas simplement dans la vie humaine quotidienne et ordinaire, mais il en résulte ensuite une tout autre perspective.

On ne dispose pas de cette connaissance spirituelle: au sens ordinaire du terme, on ne peut pas s’en souvenir. Celui qui veut vous raconter quelque chose du monde spirituel, doit sans cesse se replacer dans les conditions pour le contempler. Il ne peut pas faire simplement de manière telle que cela se déploie sous la forme d’un souvenir d’une vision spirituelle antérieure. Mais si cette connaissance spirituelle est aussi, je voudrais dire, comme un rêve fugace qui sera bientôt oublié, elle contient cependant en elle-même un souvenir rempli de signification. Et à ce point, on doit dire quelque chose qui doit véritablement et au plus haut point toucher tout naturellement les hommes actuels. Mais cela va très certainement pourtant les toucher particulièrement de devoir leur dire que là-haut, il n’y pas simplement des petits points lumineux, mais d’innombrables mondes qui sont répartis dans le même espace! Tout aussi peu que les hommes voulaient sur-le-champ y croire aussitôt il y a des siècles, mais qu’ils s’y sont pourtant habitués au point qu’aujourd’hui cela leur semble quelque chose qui va de soi, ce que l’investigateur du spirituel propose au moyen de son penser développé comme étant son expérience apparaîtra très certainement tout aussi inhabituel aujourd’hui, mais cela devra pourtant devenir une connaissance qui ira de soi pour la prochain siècle. Et une tâche de notre époque sera que les hommes développent une compréhension pour un tel élargissement de la connaissance humaine et de sa vue intuitive immédiate. Dans l’instant où l’être humain dispose d’un penser intérieurement vivant, et qu’il sait qu’avec ce penser il est indépendant de son corps, il contemple en arrière — alors qu’il ne peut pas avoir de souvenir habituel en cet instant — la vie d’âme et d’esprit qu’il a vécue dans un monde purement spirituel, avant de s’être uni par la naissance ou par la conception au corps humain physique et d’être, de ce fait, descendu du monde spirituel dans le monde sensible. Le regard s’élargit au-delà de la vie qu’on a menée depuis sa naissance; la vie s’élargit au sein de la contemplation du monde spirituel, à partir duquel nous sommes descendus ici-bas dans notre existence physique.

L’ensemble de notre vie sociale humaine acquiert de ce fait une nouvelle signification. Dans cette vie sociale, nous entrons en relation avec tel ou tel être. Pour l’un nous ressentons rapidement de la sympathie, pour l’autre, au contraire, nous ne nous sentons pas unis si rapidement dans cette même sympathie. Les rapports les plus variés naissent à l’égard des autres hommes, ici, dans cette vie entre la naissance et la mort. Si l’on apprend à connaître ainsi la vie en tant qu’investigateur de l’esprit, comme je viens juste de l’indiquer, alors on découvre: ce qui attire chez l’un, ce que l’on ressent plus ou moins comme étranger chez l’autre, bref, ce qui naît dans les relations avec les autres hommes, c’est le résultat de que nous avons vécu avec les autres âmes dans un autre monde, avant que nous et eux, soyons descendus dans l’actuelle existence physique. Tout ce que nous éprouvons dans le monde physique, cela devient pour nous un reflet des choses vécues dans le monde spirituel. Ainsi à partir d’un effort de l’âme humaine pourra ressusciter dans notre époque la vision au sein du monde spirituel à partir de ce monde physique.

Il se peut qu’il y ait encore beaucoup d’hommes de nos jours, qui ne peuvent pas se familiariser avec une telle vision intuitive. Toutefois sur de tels hommes, on peut avoir ses opinions. Lorsque furent construits les premiers chemins de fer en Allemagne, on convoqua un collège de médecins et d’autres savants: ils devaient décider si l’on devait construire ou non ces chemins de fer. Ces messieurs, savants et érudits, avaient jugé (1) que l’on ne devait pas les construire car ce moyen de transport allait nuire à la santé, et seuls les fous voudraient voyager en chemin de fer. On devrait en tout cas élever une haute palissade en bois, afin que ceux à proximité desquels la voie de chemin de fer passait, ne fussent point victimes de commotion cérébrale. — Aujourd’hui, il y a des hommes qui, pour s’exprimer par une métaphore, croient que l’on est victime d’une commotion cérébrale lorsque l’investigateur du spirituel parle des connaissances du monde suprasensible. Mais l’évolution de l’époque passera au-dessus de tels préjugés, comme elle a toujours progressé en dépit de bien d’autres préjugés.

Ce que je vous ai décrit, c’est une façon de passer de l’autre côté, dans les mondes supra-physiques qui sont situés au-dessus du monde physique. On doit lutter avec les limites de la connaissance de la nature. Mais on doit aussi se heurter à une autre limite, quand on veut parvenir dans le monde spirituel et obtenir des connaissances sur l’essence suprasensible de l’être humain. Comme aux frontières de la connaissance extérieure de la nature, on doit en arriver aux frontières de la connaissance de sa propre nature.

De très nombreux hommes, qui doutent de pouvoir trouver un apaisement à la vie intérieure de leur âme par le truchement des anciennes traditions religieuses, se saisissent de la soi-disant mystique, en croyant que s’ils s’enfoncent de plus en plus profondément dans la vie intérieure de leur âme, celle-ci leur révélera la nature humaine. Beaucoup croient que de la mystique peut sourdre ce qu’est leur vraie essence humaine. L’investigateur de l’esprit doit aussi apprendre à reconnaître cette frontière. Il doit pouvoir être mystique, comme il doit développer des connaissances sur la nature. Mais il doit tout aussi peu en rester à la connaissance de la nature qu’il en restera à la mystique. Il doit apprendre comment, par la simple mystique, on en arrive à rien d’autre qu’aux illusions sur l’entité humaine suprasensible et non à une connaissance réelle de cette entité humaine suprasensible. Celui qui est un authentique investigateur de l’esprit, n’est vraiment pas quelqu’un qui s’adonne aux illusions. Il ne s’abandonne à aucune illusion au sujet de ce qu’il a reconnu comme une réalité. C’est pourquoi il ne vise pas non plus, comme le mystique ordinaire le fait, à faire monter de sa propre intériorité comme par enchantement toutes sortes d’imaginations. Non, puisqu’il sait de nouveau une chose: en affrontant sa propre intériorité, et en la surmontant consciemment, il sait que ce que les mystiques rencontrent alors, au fond, n’est rien d’autre que ce qui, depuis leur naissance, a fait un jour une impression sur leurs âmes. Ils ne l’ont peut-être accueilli qu’obscurément, car ce n’est pas arrivé très clairement à leur perception, mais cela leur est néanmoins resté pour compte dans la mémoire.

La recherche scientifique a déjà fait elle-même ici vraiment de très belles observations. Je vais brièvement vous en faire part d’une, qui a été publiée dans la littérature scientifique (2), mais que l’on pourrait multiplier par cent et par mille. Un homme de science passe un jour devant la vitrine d’une librairie. Son regard tombe sur un ouvrage. Et tandis qu’il considère le titre de l’ouvrage, il ne peut s’empêcher de rire. Pensez-donc un peu, voilà un scientifique qui éclate de rire alors qu’il lit le titre austère d’un ouvrage! Il ne peut pas s’expliquer pourquoi il faut qu’il rie. Il ferme alors les yeux parce qu’il croit qu’il serait préférable de ne pas être distrait par des impressions extérieures. En fermant les yeux, il entend dans le lointain ce qu’auparavant, aussi longtemps que son attention avait été détournée, ce qu’il n’avait pas entendu d’abord, à savoir la musique d’un orgue de Barbarie. Et tandis qu’il continue sa recherche, il se révèle à lui que l’orgue de Barbarie est en train de jouer une mélodie sur laquelle il avait dansé autrefois. Cela n’avait pas fait alors une forte impression sur lui, la danseuse l’avait plus intéressé ou bien encore les pas de danse. L’impression provoquée par la mélodie fut alors assez faible, mais suffisamment forte pourtant, pour réapparaître dans la suite de sa vie, au moment où il entendait la même mélodie de l’orgue de Barbarie dans le lointain!

De telles choses et leur nature, l’investigateur du spirituel les connaît très exactement, car il ne s’abandonne à aucune illusion à leur sujet. Il sait: quand maint mystique évoque l’être humain divin qui vit dans son intériorité, qu’il éprouve là quelque chose qui le met en rapport à son Éternel, ce sont alors les « notes de l’orgue de Barbarie »: il a un jour absorbé quelque chose qui s’est transformé — car des choses de ce genre se transforment —, et qui remonte à présent en tant que réminiscence. Vous ne trouvez sur le chemin de la mystique ordinaire rien d’autre que ce que vous avez un jour reçu en vous, et vous pouvez vous adonner aux plus épouvantables illusions à ce propos, en voulant être un pur mystique.

C’est précisément au-delà de cette limite que l’investigateur du spirituel doit progresser. On apprend de nouveau par l’expérience à connaître ce qui ne se laisse pas prouver sinon « par la logique », mais qui est néanmoins une connaissance dont le chercheur en esprit fait l’expérience: on apprend à reconnaître que par la contemplation intérieure en soi, on ne peut pas apprendre à se connaître. Car une force de l’âme humaine ferait ici de nouveau défaut, une force que l’on doit avoir dans la vie ordinaire, si l’on pouvait ainsi se « percer à jour » intérieurement. Pût-on intérieurement apprendre à se connaître, l’on ne pourrait plus disposer alors de la vigueur du souvenir, de la force de la mémoire, dans la vie ordinaire. Et que cette force du souvenir, cette énergie de la mémoire, soit saine, cela dépend principalement du fait que la vie de notre âme est saine. Que notre mémoire soit perturbée, que notre capacité du souvenir soit détruite, que le Je soit détruit, alors apparaît une terrible maladie de l’âme. Si bien que nous devons dire: de même que pour que l’homme ait l’amour, il doit avoir une restriction pour lui dans la connaissance de la nature, ainsi pour disposer de la mémoire, il doit être mis dans l’impossibilité d’en arriver à connaître par simple contemplation intérieure son essence humaine supérieure.

Mais l’on doit de nouveau ici veiller à ce que cette capacité du souvenir s’installe plus fermement dans la nature humaine que dans la vie ordinaire, ce qui peut également se produire au moyen d’exercices tels que ceux que j’ai décrits dans l’ouvrage mentionné. Si chaque soir, on effectue l’exercice de récapitulation à rebours des événements de la journée, en se les représentant clairement en images, de la manière conforme à cet exercice, de façon à avoir un coup d’œil sur l’ensemble du vécu de la journée, alors tout ce qui relève de la mémoire s’ancre plus fermement dans l’âme autrement que ce n’est habituellement le cas. Ensuite on peut tenter de faire, pour l’exprimer trivialement, cet exercice-là qui consiste à prendre consciemment en main la discipline de ses habitudes, la pureté de mœurs de son propre Je. Pensez donc un peu seulement combien nous pouvons nous transformer de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année, de décennie en décennie! Regardez donc dans quelle disposition d’âme vous vous trouvez aujourd’hui, et comparez-vous à ce que vous étiez voici dix ou vingt ans. Vous verrez que l’être humain que vous êtes a traversé une évolution. Mais l’être évolue inconsciemment, c’est la vie qui le développe.

De même que l’on peut procéder consciemment à rehausser l’activité du penser, comme je l’ai décrit, ainsi peut-on procéder à une éducation autonome consciente en remarquant sans cesse: tu as mal fait ceci ou cela, tu dois apprendre de la vie. Ainsi peut-on prendre en main le développement de sa volonté, comme on avait pris en main celui de son activité du penser. Le fait-on, alors se développe de nouveau quelque chose, qui illumine pour ainsi dire une volonté autrement obscure, dans laquelle on baigne dans la vie ordinaire: on ressent tout ce qui émane de sa volonté comme imprégné d’idées. On est pour ainsi dire le spectateur de son propre vouloir et de son agir. Y parvient-on, d’une manière si saisissable, saisissable à la fois par l’esprit et l’âme, à être ainsi le spectateur de son propre vouloir et de son propre agir, ce que l’on reçoit là comme faculté supérieure du vouloir, coïncide avec ce qui s’est développé antérieurement sous le forme d’une activité du penser. Et à présent surgit une autre faculté : à présent, on découvre dans sa propre essence humaine, quelque chose qui apparaît ainsi à soi indépendant de toute activité corporelle, au point que l’on sache: ce que tu portes ainsi en toi, tu l’emportes au-delà par la mort dans le monde spirituel. Par la culture du vouloir, on apprend à connaître la vie spirituelle que l’homme traverse après la mort, tout comme par la culture du penser on apprend à connaître la vie spirituelle que l’homme a connu avant la naissance ou avant la conception. Vous voyez que l’investigation de l’esprit ne peut pas parler de la nature suprasensible de l’être humain d’une manière ordinaire, mais elle doit raconter la manière dont on réalise l’expérience de ce que l’on peut contempler de la vie qui se trouve avant la naissance et après la mort.

En pénétrant ainsi dans le monde, dans la propre entité humaine, la vie sociale vient de nouveau à notre rencontre en prenant une autre configuration. On observe comment on fait l’expérience de ceci ou de cela ensemble avec les autres hommes, comment on entre en rapport avec d’autres hommes, comment on établit des liens d’amitié avec eux, ou bien encore qu’on se lie avec eux par d’autres circonstances et puis on se sépare de nouveau. On apprend à reconnaître que tout ce qui se joue ainsi dans le monde physique sensible, n’est que le commencement de quelque chose qui va continuer de se développer en franchissant le porche de la mort. Les relations entre les âmes, qui se nouent ainsi d’être humain à être humain, trouvent leur continuation, lorsque l’homme franchit le porche de la mort. La vie qui s’intègre à la mort, devient une réalité parfaitement concrète dans le fait de savoir que ces êtres humains avec lesquelles nous nous savons liés, au moyen de relations établies ici dans la vie sensible, continuerons à se sentir reliés à nous au-delà de la mort.

Ce sont là des choses qui ne peuvent qu’apparaître étranges aux hommes d’aujourd’hui, mais qui doivent être dominées à partir des tâches qui incombent à notre époque de culture. Qu’elles le deviennent et alors il surgira encore quelque chose de tout autre devant les hommes. Alors l’homme reconnaîtra sous un éclairage tout différent ce qu’il appelle aujourd’hui l’évolution de l’humanité dans son ensemble, ce qu’il désigne aujourd’hui sous le terme d’histoire. Que l’on développe de telles facultés, comme celles dont j’ai parlé, alors on considèrera autrement aussi l’élément historique au sein de l’humanité, autrement que ce qui se présente comme cette fable convenue [Célèbre parole de Napoléon, qui fut très « compétent » en la matière, ici en français dans le texte. ndt] qu’on appelle histoire, aujourd’hui, et qui devra devenir à l’avenir quelque chose de tout différent. Je vais vous en donner un exemple, qui illustrera la fin de mon exposé, pour vous montrer comment l’être humain du futur doit pénétrer lui-même l’évolution historique de l’humanité.

On ne le remarque pas habituellement, mais il s’est produit un grand tournant qui s’est amorcé pour l’évolution de l’humanité à un certain moment historique des temps modernes. Ce fut au milieu du quinzième siècle. On dit si habituellement que la nature ne fait pas de sauts évolutifs. C’est là une parole sentencieuse que tout le monde croit en général, quoiqu’elle soit fausse. La nature fait sans arrêt des sauts. Considérez donc un peu l’évolution d’une plante, la manière dont elle évolue en progressant de la feuille à la fleur, aux étamines et au pistil, et développe finalement son fruit. Et un tel saut, que personne ne remarque, parce qu’on observe l’histoire si superficiellement, s’est bien produit au milieu du quinzième siècle. La vision élargie de l’être humain surmonte cela, de la même façon qu’elle surmonte les événements entre la naissance et la mort, et elle surmonte aussi ce qui ne se présente que dans l’histoire extérieure, dans les faits extérieurs seulement, et elle perçoit alors l’esprit à l’œuvre dans l’histoire. Et c’est ainsi qu’il se révèle à cette vue intuitive élargie que depuis le milieu du quinzième siècle, une autre époque a remplacé la précédente, qui avait commencé au huitième siècle avant le Christ et s’était achevée au milieu du quinzième siècle. Dans cette époque, qui dura du huitième siècle avant le Christ jusqu’au quinzième siècle de notre chronologie, s’inscrit la merveilleuse culture grecque dans toute sa beauté, ce qui se présenta ensuite comme culture romaine et les répercussions de la grécité et de la romanité. Et depuis le milieu du quinzième siècle, nous avons, comme je vais le caractériser tout de suite après, notre époque de culture actuelle avec l’humanité des temps modernes.

En quoi se distinguent ces deux cultures? Elles se distinguent par quelque chose que l’homme du temps présent ne veut pas encore voir ni reconnaître. Avant le quinzième siècle, jusqu’au huitième siècle avant la naissance du Christ, l’être humain était susceptible de développement d’une manière toute différente. Je peux vous expliquer cela de la manière suivante. Pensez donc un peu à l’état où l’homme se trouve dans les années qui précèdent le changement de dentition qu’il traverse vers les sept ans, et à comment l’époque forme dans sa vie! Vous pouvez relire à ce sujet pour de plus amples détails le petit ouvrage « L’éducation de l’enfant du point de vue de la science de l’esprit » (3). Vous verrez ce que signifie, pour un observateur de la nature humaine qui y regarde de plus près, ce que l’enfant traverse à vrai dire en réalité avec ce changement de dentition. Il existe là un parallèle entre le développement extérieur de la vie et le développement intérieur de l’âme. Ensuite, on observe de nouveau un second point de développement, au moment de la quatorzième ou quinzième année. Le parallèle entre corps et esprit est alors moins net, mais il persiste pour l’humanité actuelle environ jusqu’à la vingt-septième année. À la vingt-septième année, on cesse de ressentir fortement cette connexion entre l’évolution psycho-spirituelle et celle corporelle. Cette curiosité selon laquelle l’homme achève ainsi dans sa vingt-septième année le développement de sa corporéité, n’est apparue dans l’histoire qu’à partir du milieu du quinzième siècle. Dans les temps antérieurs, il en allait autrement. Ce qui peut être reconnu ici au moyen de l’investigation de l’esprit est une vérité évolutive d’une importance infinie. À l’époque grecque, à l’époque romaine, l’être humain se trouvait dans son évolution d’une manière telle que jusqu’à sa trente-troisième année, jusqu’à sa trente-cinquième année, il disposait encore du parallèle existant entre ses évolutions corporelle et pyscho-spirituelle. Le Grec développait ce genre de propriétés, même si ce n’était pas avec une telle force, telles que celles du changement de dentition et de la maturité sexuelle, jusqu’au sein de sa trente-troisième année. Cela constituait cette merveilleuse harmonie entre la vie de l’âme et celle du corps chez les Grecs. C’est là le progrès que révèle l’histoire de l’humanité, à savoir que nous disposons toujours moins d’années de jeunesse, que nous disposons de moins en moins de ce qui nous émancipait de la corporéité dans nos jeunes années. Mais cela conditionne aussi une toute autre situation du psycho-spirituel par rapport à l’essence universelle chez l’être humain. Dans ce long espace de temps qui va du huitième siècle avant le Christ jusqu’au quinzième siècle, l’être humain développa plutôt une intelligence instinctive, une vie affective instinctive. Tout ce qui vivait dans ce laps de temps fut imprégné de cette vie instinctive d’intelligence et du cœur. Mais depuis le milieu du quinzième siècle, l’être humain développe une vie d’intelligence plus consciente et une vie affective plus consciente et avec cela, la prétention de se positionner sur la libre personnalité. Cette exigence de la nature humaine, à se placer sur la libre personnalité, ne se développe dans l’histoire que depuis le milieu du quinzième siècle.

Par là est explicable aussi la manière dont les grands événements dans l’évolution de l’humanité échoient différemment suivant qu’ils se produisent dans l’une ou l’autre époque. Dans l’époque qui précéda la nôtre, dans laquelle l’homme demeurait susceptible d’évoluer corporellement jusqu’au sein de sa trente-troisième année, dans le premier tiers de cette époque, eut lieu le plus grand événement de l’évolution terrestre, cet événement qui donne véritablement seulement tout son sens à l’évolution de la Terre, l’événement du Mystère du Golgotha, l’avènement fondateur du Christianisme. Dans ce premier tiers de l’époque gréco-latine, se joue ce qui est comme le point événementiel central de toute l’évolution terrestre de l’humanité. La façon dont en ce temps-là il s’inséra dans cette évolution, ne pouvait être comprise que naïvement par l’humanité de cette époque où existaient les forces instinctives de l’intelligence et celles affectives. À partir de ces forces instinctives, dans ce laps de temps, les êtres humains purent se positionner d’une manière juste vis-à-vis de ce grand événement, parce qu’ils n’étaient pas encore conscients et se comportaient encore naïvement, avec candeur. Ils se sont dit: il ne se produit pas là simplement quelque chose qui est provoqué par les hommes, c’est quelque chose de supra-humain qui a fait là irruption dans l’évolution terrestre. Le Christ, l’essence supra-humaine, s’est lié au corps de Jésus de Nazareth. Ce qui est arrivé au Golgotha, selon son fait physique, n’est que l’expression extérieure de quelque chose de suprasensible, qui s’est joué dans l’évolution de la Terre.

Dans cette époque-là, on put donc appréhender cela instinctivement. Il en est devenu autrement depuis le milieu du quinzième siècle. Depuis ce milieu du quinzième siècle, l’intelligence instinctive, la vie affective instinctive, s’est métamorphosée en compréhension consciente, en forces du cœur conscientes. Cela donna la possibilité d’édifier les sciences de la nature jusqu’au degré le plus élevé auquel elles sont arrivées, mais aussi l’évolution industrielle extérieure, et aussi le matérialisme de l’époque, qui devait être là un complément pour placer la libre personnalité au faîte de l’évolution. Mais on doit de nouveau venir à bout de ce matérialisme en recherchant d’une manière nouvelle, comme je vous l’ai décrite aujourd’hui, le cheminement dans le monde spirituel. Le siècle est devenu matérialiste dans l’époque où s’est développée l’âme consciente de l’homme à partir de sa précédente âme instinctive. En plus du matérialisme extérieur, le matérialisme théologique y a fait également son apparition. Réfléchissez donc une peu à la manière dont, au sein de vastes milieux, la théologie elle-même, la vue intuitive religieuse, a été saisie par le matérialisme, la manière dont l’être humain de l’époque de l’âme de conscience devint incapable de reconnaître dans l’événement du Golgotha un avènement suprasensible, en point d’en venir toujours plus à dégringoler dans la matérialité; comment il devint finalement si fier de ne plus voir dans le Christ l’entité suprasensible, qui est descendue pour élire domicile dans le corps d’un homme, mais de ne plus voir seulement que « l’homme simple de Nazareth » [qui donna le « brave type de Nazareth » pour le journalisme moderne, ndt], qui est certes quelque peu plus grand que les autres hommes, mais reste pourtant un homme simple. Qu’à présent dans le Mystère du Golgotha, dans la mort et la Résurrection du Christ, se tienne devant nous le plus grand fait de l’évolution du monde et de l’humanité, cela ne s’est toujours pas épanoui jusqu’à présent dans l’époque matérialiste. La religion elle-même devint matérialiste. La simple confession de foi n’est pas en état d’arrêter cette matérialisation de la religion. Celle-ci ne peut être arrêtée que par la connaissance consciente de l’esprit, au sujet de laquelle je vous ai entretenus aujourd’hui. Elle sera de nouveau rehaussée par la connaissance, que chez ce Jésus de Nazareth vécut un être supra-terrestre, un être supra-sensible, qui s’est uni depuis ce temps-là avec l’évolution de l’humanité. Le Mystère du Golgotha sera de nouveau replacé à l’horizon des vues intuitives humaines par la science spirituelle d’orientation anthroposophique; mais à présent, il reste placé d’une manière telle qu’il est suspendu, destitué dans sa fonction, par la sécheresse de cœur des confessions particulières.

Ce qui se développera en tant que vue spirituelle intuitive de l’être humain suprasensible, telle que je l’ai exposée ici aujourd’hui, cela vivra en tout homme sur toute la Terre sans distinction de race ou de peuple. De là, le chemin vers le Mystère du Golgotha sera également retrouvé et tous les hommes sur toute la Terre apprendront à se comprendre et à se concevoir dans cet événement du Christ. On s’exalte à notre époque — on fait cela si facilement — au sujet de cette soi-disant Société des Nations; on s’engoue de cette Société des Nations d’une manière utopique, comme elle a pris naissance dans la tête de Woodrow Wilson, qui pense de façon si abstraite. Rien ne pourra naître de cette manière. Il faut des fondements de réalité, et ceux-ci doivent s’épanouir au plus profond des âmes humaines. C’est la tâche de l’époque actuelle. Ce n’est que dans cette capacité d’âme, qui mène à la connaissance de l’homme suprasensible et qui unit les hommes de toute la Terre, ce n’est que par une telle connaissance, qui peut avoir une vue intuitive de l’événement du Christ comme un événement suprasensible, ce n’est que dans une telle impulsion qui agit sur tous les peuples, qui agit au travers des peuples au-delà de toutes les frontières, que se trouve la force réelle pour une vraie Société des Nations à venir sur toute la Terre. C’est ainsi que le christianisme doit enfoncer ces racines dans la culture humaine.

Cela vous montre l’autre aspect de ce que j’ai dû dire ici dans la conférence précédente. Cela vous montre cet aspect qui correspond à la vie intérieure de l’âme humaine, cet aspect enflammera de nouveau chez l’être humain des impulsions sociales, quand cette vie intérieure le comblera. Pour l’acceptation de cette science de l’esprit, on n’a besoin d’aucune croyance en l’autorité, comme pour l’acceptation des autres sciences, de ce qui est apporté, disons, des observatoires sur l’astronomie, de la médecine sur la disposition de la nature humaine physique. Cela doit être accepté d’autorité, si l’on ne veut pas devenir par soi-même astronome ou médecin. Ce que vous dit cependant l’investigateur du spirituel, vous n’avez pas besoin d’y croire d’autorité. Vous n’avez pas besoin non plus d’être un investigateur de l’esprit, comme vous n’avez pas besoin d’être peintre pour découvrir la beauté d’une tableau. Vous pouvez accueillir la science de l’esprit avec votre saine intelligence humaine, sans être vous-mêmes investigateurs du spirituel, si vous vous débarrassez seulement des préjugés qui se sont développés à partir de la conception matérialiste actuelle. Parce que tout ce qui relève de la science de l’esprit existe sous forme de prédispositions fondamentales à l’âme humaine, on peut donc le comprendre sans foi dans l’autorité. Et cette compréhension, cette confiance innée dans les révélations de la science de l’esprit, c’est quelque chose qui doit vivre dans la tâches de notre époque. Alors cette époque connaîtra un renouveau. Alors le ferment sera donné à ce qui sous forme d’institutions extérieure dans cette époque jouera le rôle correspondant à une ré-édification.

Car que voyons-nous en cherchant à comprendre aussi justement que possible la nature des temps actuels? Je voudrais dire que nous voyons deux voies, l’une va vers la gauche, l’autre vers la droite. L’une nous donne la possibilité d’en rester à ces représentations qu’ont produites les simples sciences naturelles, et à partir de cette manière de voir amenée par les sciences naturelles, de passer aux opinions sociales; et donc de partir de la croyance que l’on pourrait avec les mêmes capacités idéelles, par lesquelles on appréhende la nature, appréhender aussi la vie sociale. Karl Marx et Friedrich Engels ont fait cela, Lénine et Trotzki ont fait cela. C’est pourquoi ils s’engagent sur leur chemin. Mais les hommes d’aujourd’hui ne discernent pas encore que les sciences naturelles se trouvent d’un côté et que leurs conséquences ultimes s’expriment, de l’autre côté, dans le chaos social, dans le déclin social. La croyance terrible, qui veut à présent anéantir toute culture réelle à l’Est de l’Europe, cette épouvantable croyance de Lénine et de Trotzki, elle résulte de l’autre croyance que l’on doit emprunter les cheminements des sciences naturelles également dans la vie sociale. Qu’est-il donc arrivé sous l’influence de cette nouvelle croyance matérialiste et scientifique? Il est arrivé que toute notre vie spirituelle a été mécanisée. Mais du fait que notre vie de l’esprit ne s’est plus élevée aux idées sur l’être humain suprasensible, qu’elle s’est mécanisée sous l’effet des représentations extérieures mécanistes des sciences naturelles, de ce fait même, les âmes elles, se sont dans le même temps végétalisées, à la manière d’une plante, elles ont été rendues indolentes. Ainsi voyons-nous qu’outre l’esprit mécanisé, nous avons une âme végétalisée dans la vie culturelle moderne. Mais si l’âme n’est plus traversée par l’enthousiasme enflammant de l’esprit, si l’esprit n’est plus illuminé par la connaissance suprasensible, alors ce sont les qualités animales qui se développent dans le corps et qui aujourd’hui veulent vivre dans les instincts antisociaux et qui veulent devenir, à l’Est de l’Europe les fossoyeurs de la civilisation. Alors se développent sous le prétexte de vouloir être socialiste, le plus tout-antisocial qui soit; alors la vie corporelle s’animalise, à côté de l’esprit mécanisé et le l’âme végétalisée. Les instincts et les pulsions les plus sauvages surgissent sous forme de revendications historiques [la soi-disant « dictature du prolétariat », par exemple, qui finit en goulag! ndt]. C’est le chemin qui part vers la gauche.

L’autre chemin qui part vers la droite, c’est celui qui se trouve dans la vue intuitive de l’être humain suprasensible, du monde suprasensible, qui contemple aussi l’évolution de l’homme dans une lumière suprasensible, qui accède et s’élève à l’esprit réel libre.

À partir des idées, avec lesquelles je voulus dépeindre la progression humaine vers la liberté dans mon ouvrage « La Philosophie de la Liberté », je voulus poser les bases à ce que peut éprouver l’être humain dans la conscience d’une liberté intérieure réelle en concevant la vie spirituelle. Seul l’esprit, qui imprègne l’homme, peut vraiment être libre. Cet autre esprit qui ne fait qu’imprégner la nature et qui voudrait modeler toute vie sociale selon les nouvelles formes des sciences naturelles, devient mécaniquement non-libre. Et l’âme, qui n’est imprégnée que par cet esprit-ci, cette âme dort comme dort la plante. Cette autre âme qui est traversée de l’enthousiasme du vouloir, qui pulse dans la connaissance de l’esprit de la nature humaine, cette âme s’avance dans la vie sociale, elle va au devant des autres hommes dans la vie sociale, elle apprend à apprécier l’homme suprasensible qui vit chez les autres hommes. Elle apprend à contempler le divin dans l’archétype de tout être humain. Elle apprend à ressentir l’élément social vis-à-vis de tout homme. Elle apprend comment, en rapport à cette âme la plus intime, tous les hommes sont égaux, ici, sur la Terre. Et dans cette âme enflammée et réchauffée par l’esprit, l’égalité peut se développer sur le chemin qui part vers la droite. Et que les corps soient inondés et spiritualisés de cette conscience suprasensible, qu’ils soient chaleureusement enthousiasmés, qu’ils soient ennoblis par ce que l’âme accueille ainsi en elle, en étant éveillée par l’esprit, en ne restant pas végétalisée, alors les corps ne seront pas non plus animalisés; alors les corps deviennent tels qu’ils développent ce que l’on peut appeler au sens le plus large du terme l’amour authentique. Alors, l’être humain sait qu’il s’est introduit dans un corps terrestre en tant qu’entité suprasensible, qu’il s’est glissé dans ce corps pour développer l’amour dans ce corps, pour développer l’amour jusqu’à l’esprit. Alors il sait que dans les corps terrestres doit régner la fraternité, sinon dans l’humanité non-fraternelle, l’individu ne peut pas être un être humain complet et parfait.

Ainsi la poursuite de l’ancienne voie nous mène-t-elle vers la mécanisation de l’esprit, vers la végétalisation de l’âme, vers l’animalisation des corps. Ainsi la voie qui doit être indiquée par la science de l’esprit nous conduit-elle aux vraies vertus sociales, mais aux vertus sociales qui sont éclairées par l’esprit, celles qui sont réchauffées par l’âme; celles qui sont réalisées par des corps humains ennoblis.

Ainsi la connaissance de l’essence suprasensible de l’être humain nous amène-t-elle à fonder sur la Terre, dans une belle et nouvelle édification de l’avenir: la liberté dans la vie de l’esprit. L’homme imprégné par l’esprit sera un homme libre. L’égalité dans la vie de l’âme enthousiasmée par l’esprit: l’âme qui accueille l’esprit en elle concevra l’autre âme qui vient à sa rencontre dans la vie sociale, comme son égale, elle la concevra et la traitera vraiment comme au sein d’un grand Mystère. Et le corps ennobli, le corps ennobli par l’esprit et l’âme, il sera le pratiquant du plus vrai, du plus authentique amour humain, de la vraie fraternité. Ainsi l’ordonnancement social pourra réussir dans la liberté, l’égalité et la fraternité par la juste conception du corps, de l’âme et de l’esprit.


Notes :

(1) « Ces messieurs, savants et érudits, avaient jugé », voir R. Hagen, « Le premier Chemin de fer allemand », 1885, p ;45.

(2) « a été publiée dans la littérature scientifique », voir Louise Waldstein, « Le Je inconscient et sa relation à la santé et à l’éducation », Wiesbaden 1908. Voir Rudolf Steiner « L’élément éternel dans l’âme humaine. Immortalité et Liberté », GA 67, Dornach 1962, p.291 et suiv..

(3) « L’éducation de l’enfant du point de vue de la science de l’esprit » Rudolf Steiner, dans Luzifer-Gnosis. Recueil d’essais 1903-1908, GA 34, unique édition Dornach 1985.

(4) « Woodrow Wilson » 1856-1924, Professeur de Droit et de Sciences politiques à Princeton, 1913-1921, Président des États Unis d’Amérique, qui mena la guerre à partir de 1917 contre le Reich allemand, peut après avoir été réélu comme « Président de la paix ». Dans le dernier des 14 points de son message du 8 janvier 1918, il proposa l’institution de la Société des Nations. Selon un projet anglo-américain, la constitution de la Société des Nations fut décidée à la Conférence de la Paix de 1919 à Paris, et sous la pression de Wilson, acceptée dans les traités de paix séparés. Le souhait de l’Allemagne d’en devenir membre en compagnie des puissances victorieuses, fut rejeté.