|  Résumé : Wilhelm Meister fini par trouver
                            le côté du christianisme correspondant au peuple à
                            l'individuel jusqu'au plus intime de l'âme :
                            l'ambiance de graal. Etre humain comme chez
                            l'arianisme germain lié avec le cosmos et la nature
                            contraint jusque vers l'est : égalité libérale
                            démocratique. Contre ambiance du courant d'Arthur
                            celtique-occidental aristocratique-impérieux : vie
                            en commun humaine appuyée sur des ordres
                            (organisations) influencées spirituellement (peuple
                            de loges). Conduit au déisme des Lumières: Christ
                            comme enseignant du commun à toutes les religions
                            (Tindal, Voltaire, Harnack). 
                          
                              
                            
                              
                                |  01 |  Par les faits exposés hier,
                                    nous avons, dans l'essentiel, indiqué
                                    comment ce que nous appelons le peuple du
                                    Christ s'est trouvé relégué à l'Est, et
                                    comment, en raison d'autres faits, le peuple
                                    de l'Eglise proprement dit — on pourrait
                                    dire aussi « les peuples de l'Eglise » —
                                    s'est développé à partir du centre de
                                    l'Europe, mais davantage en direction de
                                    l'Ouest. A cette situation fondamentale sont
                                    liés divers conflits qui prirent leur
                                    extension environ le tournant qui marqua
                                    l'entrée dans la cinquième époque
                                    post-atlantéenne, et immédiatement après. Du
                                    fait que l'impulsion du Christ ne s'est pas
                                    maintenue sous la forme d'une efficacité
                                    permanente, mais sous celle d'une tradition
                                    et d'une interprétation traditionnelle des
                                    Ecritures, une unification, une confusion
                                    s'est établie entre le christianisme et la
                                    papauté, l'Eglise du pape, romaine et
                                    organisée en Etat, en ensemble politique ;
                                    et d'autres églises aussi se sont
                                    constituées, dans le contexte de l'Eglise du
                                    pape. Certes, on peut dire que ces autres
                                    églises manifestent de grandes différences
                                    avec l'Eglise du pape — mais elles ont aussi
                                    beaucoup de points communs avec elle, et ce
                                    sont là des choses qui présentent pour nous
                                    un intérêt. Dans cet éclairage, l'Eglise
                                    d'Etat protestante nous apparaît tout au
                                    moins plus proche de l'Eglise catholique
                                    romaine que par exemple de l'Eglise
                                    orthodoxe, de l'Eglise russe, pourtant elle
                                    aussi église d'Etat — mais ce ne fut jamais
                                    son caractère essentiel. Ce qui est
                                    essentiel en cette Eglise russe, c'est la
                                    manière dont, à travers le peuple russe,
                                    l'impulsion du Christ, poursuivant son
                                    action en permanence, s'est affirmée. Nous
                                    avons vu également comment s'est constitué
                                    le mouvement jésuite, et comment est apparu,
                                    en opposition à ce mouvement, ce qu'on peut
                                    appeler le goethéanisme. |  
                                |  02 |  Ce goethéanisme, disais-je,
                                    s'efforce de promouvoir un courant opposé
                                    qui a une certaine ressemblance avec le
                                    christianisme russe. Il vise en effet à
                                    élever vers les mondes spirituels ce qui se
                                    trouve dans le monde physique. Ainsi, malgré
                                    ses conditions d'existence dans le monde
                                    physique, l'âme s'unit aux impulsions du
                                    monde spirituel, lesquelles ne sont pas
                                    directement transposées sur le plan de la
                                    réalité sensible — c'est ce qui se passe au
                                    sein du mouvement jésuite — mais sont
                                    seulement portées par les âmes. Goethe n'a
                                    pas souvent exprimé ses pensées les plus
                                    intimes à ce sujet. Mais si on veut les
                                    connaître, il faut revenir à un passage du «
                                    Wilhelm Meister » dont j'ai déjà parlé :
                                    Wilhelm est conduit au château d'un
                                    gentilhomme où, entre autres choses, on lui
                                    montre une galerie de tableaux qui
                                    représentent l'histoire universelle et, dans
                                    le cadre de cette histoire du monde,
                                    l'évolution religieuse de l'humanité —
                                    Goethe présente ainsi, sous une forme
                                    littéraire, une grande idée. Son guide
                                    conduit Wilhelm Meister jusqu'à un certain
                                    point : l'histoire est montrée jusqu'à la
                                    destruction de Jérusalem ; Wilhelm fait
                                    alors remarquer ce qui lui paraît manquer :
                                    la représentation de la vie, comme il dit,
                                    de l'homme divin qui fut actif en Palestine
                                    immédiatement avant cette destruction de
                                    Jérusalem. Il est alors conduit dans une
                                    autre, dans une seconde galerie dans
                                    laquelle est montré ce que l'on ne voit pas
                                    dans la première, où manque toute la vie,
                                    comme il est dit, de l'homme divin, du
                                    Christ Jésus. On lui montre alors dans la
                                    seconde la vie du Christ Jésus jusqu'à la
                                    Cène. Et on lui explique alors ceci : toutes
                                    les impulsions religieuses représentées dans
                                    la première galerie, et actives jusqu'à la
                                    destruction de Jérusalem, concernent l'être
                                    humain en tant que membre d'une ethnie, d'un
                                    peuple. Ce que l'on voit dans la seconde
                                    galerie concerne l'individu seul, c'est
                                    l'affaire personnelle de chacun. Cela ne
                                    peut être proposé qu'à la personnalité. Ce
                                    n'est pas la substance d'une religion
                                    commune à tout un peuple, mais celle qui
                                    s'adresse à l'être humain en tant que tel. |  
                                |  03 |  Wilhelm remarque alors que
                                    dans cette seconde galerie, la vie du Christ
                                    Jésus n'est représentée que jusqu'à la Cène
                                    ; mais le récit de la Passion, jusqu'à la
                                    mort et au-delà, fait défaut. Il est alors
                                    conduit dans une troisième galerie tout à
                                    fait secrète où figurent les scènes de cette
                                    troisième partie. Mais en même temps, on lui
                                    fait remarquer que c'est là quelque chose
                                    qui touche à l'être le plus intime de
                                    l'homme, et que l'on n'a aucunement le droit
                                    de la présenter d'une manière profane, aux
                                    yeux du monde extérieur, comme on le fait
                                    habituellement. Cela doit parler à l'être
                                    profond de l'homme. |  
                                |  04 |  On peut toutefois remarquer à
                                    bon droit que ce qui était encore valable du
                                    temps de Goethe — à savoir que la Passion du
                                    Christ n'était pas faite pour tous les yeux
                                    —, cela n'est plus valable maintenant.
                                    Depuis ce temps, nous avons franchi d'autres
                                    étapes de l'évolution. — Mais je voudrais
                                    signaler que dans ce passage du « Wilhelm
                                    Meister », c'est l'attitude foncière de
                                    Goethe à ce sujet qui nous apparaît. Pour
                                    Goethe, la chose nous est clairement
                                    montrée, l'impulsion du Christ doit être
                                    reçue au plus profond de l'âme ; il ne veut
                                    pas qu'elle se confonde avec ce qui vient du
                                    peuple, ni en tout cas avec les
                                    circonstances extérieures, celles du plan
                                    physique. Il veut au contraire qu'Un rapport
                                    direct s'établisse entre l'âme de chaque
                                    être individuellement et l'impulsion du
                                    Christ. C'est là une chose extrêmement
                                    importante pour la compréhension non
                                    seulement de Goethe, mais aussi du
                                    goethéanisme. Je vous disais récemment : en
                                    face de la culture extérieure, Goethe et le
                                    goethéanisme sont en fait isolés ; mais
                                    lorsqu'on considère l'évolution en marche,
                                    les progrès qu'accomplit dans son lien avec
                                    la religion l'être intime de l'homme, on ne
                                    peut plus dire cela. Dans cette perspective,
                                    la personne de Goethe représente un autre
                                    élément qu'elle prolonge. Mais pour bien
                                    comprendre comment Goethe est en contraste
                                    avec tout ce qui se manifeste dans les
                                    Eglises de l'Europe du Centre, il faut
                                    considérer une troisième impulsion. |  
                                |  05 |  Cette troisième impulsion se
                                    localise davantage à l'Ouest. Donc peuple du
                                    Christ, peuple de l'Eglise, et maintenant
                                    une troisième impulsion qui anime aussi les
                                    peuples d'une certaine façon — on ne peut
                                    pas dire qu'elle les inspire, mais qu'elle
                                    les anime, les impulse. C'est ainsi, mes
                                    chers amis, et il faut dire : ce qui en fait
                                    est apparu et a revêtu sa forme la plus
                                    extrême dans le mouvement jésuite, dans
                                    cette armée du généralissime Jésus-Christ,
                                    est profondément enraciné dans la nature
                                    même du monde civilisé, que l'on ne peut
                                    comprendre si on ne remonte pas bien au-delà
                                    dans l'évolution historique de l'humanité,
                                    vers quelque chose qui a longtemps continué
                                    d'agir par la suite. |  
                                |  06 |  Vous savez certainement par
                                    l'histoire des religions que parmi les
                                    formes diverses sous lesquelles le
                                    christianisme gagna les peuples en
                                    cheminant, si l'on peut dire, de l'Est vers
                                    l'Ouest, on compte celles de l'arianisme et
                                    de l'athanasisme. Les peuplades goths,
                                    lombardes ou même franques qui ont pris part
                                    à ce qu'on appelle à tort — mais le mot est
                                    employé - la migration des peuples, ces
                                    peuplades étaient à l'origine des ariens. La
                                    différence entre le dogme conçu par Arius et
                                    celui que confessait Athanase vous intéresse
                                    probablement peu. Mais elle a joué un
                                    certain rôle, ce qui nous oblige à y
                                    revenir. Cette divergence aboutit à une
                                    controverse qui se déroula en particulier à
                                    Antioche. Athanase admettait que le Christ
                                    est un dieu au même titre que Dieu le Père,
                                    et que par conséquent il existe un
                                    Dieu-Père, et un Dieu-Christ de même nature
                                    et de même essence que lui, et depuis
                                    l'éternité. C'est la conception qu'adopta le
                                    catholicisme romain. Aujourd'hui encore, il
                                    confesse la même foi qu'Athanase. Il faut
                                    donc dire qu'à la racine du catholicisme se
                                    trouve la foi en un Fils d'éternelle et
                                    semblable nature et essence que le Père. |  
                                |  07 |  Arius s'opposa à cette
                                    conception. Il était d'avis qu'un Dieu
                                    existe qui domine tout, un Dieu-Père, et que
                                    le Dieu-Fils, le Christ, fut créé par le
                                    Père avant que le temps n'existât — mais fut
                                    tout de même créé par lui. Issu du
                                    Dieu-Père, il est plus proche que lui des
                                    humains, et se fait en quelque sorte le
                                    médiateur entre le Dieu-Père planant dans
                                    les hauteurs, inaccessible tout d'abord aux
                                    forces de la connaissance humaine, et ce que
                                    l'être humain trouve en lui-même. |  
                                |  08 |  Si étrange que soit la chose,
                                    elle semble n'être tout d'abord qu'une
                                    divergence dogmatique. Mais elle ne l'est
                                    que pour les hommes d'aujourd'hui. Dans les
                                    premiers siècles du christianisme, elle
                                    n'était pas réduite à cela. Ce christianisme
                                    arien, édifié sur ce que je viens de vous
                                    exposer, sur ce rapport entre le Fils et le
                                    Père, était une lumière instinctive qui
                                    illuminait spontanément ces peuplades : les
                                    Goths, les Lombards, tous ceux qui prirent
                                    la place des Romains pendant et après la
                                    chute de l'Empire. D'instinct, ces hommes
                                    étaient des ariens. Wulfila, qui traduisit
                                    la Bible, se révèle par cette traduction un
                                    véritable arien. C'est ce qu'étaient aussi
                                    les Goths, les Lombards qui envahirent
                                    l'Italie ; et les Francs ne se convertirent
                                    au christianisme que lorsque Clovis l'eut
                                    fait lui-même. Ils adoptèrent alors
                                    extérieurement quelque chose qui ne
                                    convenait pas vraiment à leur être
                                    intérieur, car eux aussi étaient auparavant
                                    ariens. Extérieurement, ils adoptèrent la
                                    foi selon Athanase. Et lorsque le
                                    christianisme se fut rangé sous ce drapeau
                                    dont le principal partisan était
                                    Charlemagne, tout s'adapta à cette foi
                                    athanasienne, ce qui permit le rattachement
                                    à la papauté. Une grande partie des
                                    peuplades barbares : Goths, Lombards, etc.,
                                    fut anéantie; ce qui n'avait pas
                                    spontanément disparu fut pourchassé et
                                    exterminé par les athanasiens. L'arianisme
                                    subsista sous forme de sectes ; mais en tant
                                    que religion populaire et directement
                                    agissante, il disparut. |  
                                |  09 |  Il faut ici se poser deux
                                    questions. Tout d'abord : qu'est-ce qui
                                    distingue l'arianisme de l'athanasisrne ? Et
                                    ensuite : pourquoi cet arianisme a-t-il
                                    disparu, au moins sous sa forme de phénomène
                                    visible et symptomatique dans l'histoire ?
                                    Il y a là une évolution extrêmement
                                    intéressante. |  
                                |  10 |  Voici ce que l'on peut
                                    répondre à la première question :
                                    l'arianisme est en quelque sorte le dernier
                                    vestige, la dernière des conceptions par
                                    lesquelles on s'efforçait de trouver encore
                                    un lien entre le monde extérieur, le monde
                                    des sens, et le monde spirituel divin. Il
                                    fut le dernier surgeon par lequel ceux qui
                                    en ressentaient le besoin pouvaient relier
                                    l'apparence sensible au spirituel, au divin.
                                    On peut dire que dans l'arianisme,
                                    l'impulsion christique russe est vivante ;
                                    non pas sous sa forme sacrée, cultuelle,
                                    mais sous une forme un peu plus abstraite.
                                    Elle fut extirpée par les athanasiens
                                    précisément parce qu'elle ne devait pas se
                                    répandre parmi les peuples d'Europe. |  
                                |  11 |  Lorsqu'on veut comprendre
                                    mieux ce qui se passait là, il faut tenir
                                    compte de ce qu'était à l'origine l'attitude
                                    d'âme des peuplades d'Europe, de celles dont
                                    on rapporte qu'elles supplantèrent l'Empire
                                    romain, comme on dit — ce qui n'est pas
                                    vrai, mais je n'ai pas le temps de rectifier
                                    ici ce point d'histoire —, qui ont pénétré
                                    sur son territoire, et dont on sait
                                    seulement qu'elles ont supplanté l'Empire
                                    romain ; cette attitude d'âme de ce qu'on
                                    appelle les peuplades germaniques repose en
                                    fait à l'origine sur un tout autre
                                    fondement. Elles venaient des directions les
                                    plus diverses et se mêlèrent en Europe à une
                                    population autochtone qu'on qualifie non
                                    sans raison de celtique, et dont encore
                                    aujourd'hui subsistent certains vestiges
                                    dans certaines populations. Aujourd'hui où
                                    l'on veut conserver tout ce qui a trait à la
                                    nature des peuples, on est en quête du
                                    celtisme partout où l'on en trouve — ou bien
                                    où l'on s'imagine en avoir trouvé — afin de
                                    le conserver sous une forme quelconque. Mais
                                    on n'a de l'élément des peuples en Europe
                                    une représentation juste que lorsqu'on
                                    imagine une culture européenne originelle,
                                    première, le celtisme, au sein duquel se
                                    développèrent les autres cultures :
                                    germanique, romane, anglo-saxonne, etc. |  
                                |  12 |  Sous sa forme originelle,
                                    l'élément celte s'est maintenu le plus
                                    longtemps dans les Iles Britanniques, et
                                    notamment au pays de Galles. C'est là qu'il
                                    a conservé le plus longtemps son caractère
                                    propre, originel. Une certaine forme de
                                    sentiment religieux avait été repoussée vers
                                    l'Ests et c'est ainsi que le peuple russe
                                    devint le peuple du Christ. De façon
                                    analogue, et du fait de certains événements
                                    dont vous pouvez trouver mention dans les
                                    manuels d'histoire, ou tout au moins dans
                                    certains, une certaine impulsion partit de
                                    l'Ouest, notamment des Iles Britanniques, et
                                    qui était un prolongement du celtisme
                                    originel. C'est ce prolongement de l'antique
                                    celtisme qui finalement a donné à l'Ouest
                                    son empreinte à la structure religieuse,
                                    comme l'ont fait d'autres influences que
                                    j'ai indiquées pour l'Est et l'Europe du
                                    Centre. |  
                                |  13 |  Pour y voir clair dans ces
                                    faits, demandons-nous : qu'était donc le
                                    peuple celte ? Sur bien des points, les
                                    Celtes différaient entre eux, mais ils
                                    avaient un trait commun. Ils ne
                                    s'intéressaient guère au lien qui existe
                                    entre la nature et l'humanité. Dans leur
                                    âme, ils se représentaient l'être humain
                                    seul, isolé de la nature. Ils avaient de
                                    l'intérêt pour tout ce qui est humain, mais
                                    aucun pour les liens qui unissent l'homme à
                                    la nature, pour l'Homme, être naturel. En
                                    Orient, où s'est développée une attitude
                                    diamétralement opposée, on ressent
                                    profondément et toujours le rapport entre la
                                    nature et l'homme ; et celui-ci apparaît
                                    comme issu de celle-là. C'est ainsi, je l'ai
                                    exposé, que Goethe le voit. Le Celte ne
                                    ressentait guère ce lien entre la nature
                                    humaine et la nature cosmique. Par contre,
                                    il avait un sens assez fort de la vie
                                    communautaire — mais une vie en commun
                                    réglée par une répartition entre supérieurs
                                    qui ordonnaient, et inférieurs qui se
                                    laissaient guider. C'était là son élément
                                    essentiel : anti-démocratie, structure
                                    aristocratique. En Europe, cet élément
                                    remonte à l'antiquité celte. A l'époque,
                                    elle avait pour caractère essentiel une
                                    forme d'organisation basée sur
                                    l'aristocratie. |  
                                |  14 |  Cet élément celte
                                    aristocratique de la royauté eut, dirai je,
                                    une certaine floraison. Le roi, qui est le
                                    chef, qui groupe autour de lui ses
                                    auxiliaires, etc., cet élément se dégage du
                                    celtisme. Et le dernier en quelque sorte de
                                    ces chefs, dont les intentions personnelles
                                    étaient encore enracinées dans les
                                    impulsions originelles, celui qui apparaît
                                    le dernier, c'est le roi Arthur avec sa
                                    Table ronde au pays de Galles, avec ses
                                    douze chevaliers dont il est raconté — ce
                                    qu'il ne faut évidemment pas prendre au pied
                                    de la lettre — qu'ils eurent à vaincre des
                                    monstres, à triompher de démons. Tout cela
                                    atteste encore ce que fut le temps du passé,
                                    de l'union avec le monde spirituel. |  
                                |  15 |  La manière dont s'est formée
                                    cette légende du roi Arthur, tout ce qui
                                    s'est groupé autour de lui, montre l'élément
                                    celte sous la forme de société monarchique
                                    par laquelle il s'est prolongé. Et c'est de
                                    là que vint la compréhension pour le
                                    commandement, l'organisation, la direction
                                    par un souverain. |  
                                |  16 |  Il se passa alors ceci : le
                                    Christ tel que le concevait Wulfila, le
                                    Christ des Goths, dont on avait un sentiment
                                    intense conforme à l'arianisme, c'était un
                                    Christ pour tous les humains, pour des
                                    hommes qui en un certain sens se sentaient
                                    tous égaux, qui ne faisaient entre eux
                                    aucune distinction de classe, ne concevaient
                                    aucune aristocratie. Il était aussi le
                                    dernier fruit efficace du sentiment qu'avait
                                    l'Orient d'une communauté de nature entre
                                    l'homme sur terre et le Cosmos, entre
                                    l'homme et le monde naturel. Tandis que la
                                    nature était en quelque sorte exclue de
                                    cette structure, de cette organisation
                                    monarchique du celtisme. |  
                                |  17 |  Ces deux éléments confluèrent
                                    tout d'abord en Europe (je ne puis exposer
                                    la chose que dans son principe, sans entrer
                                    dans les détails), puis avec un troisième
                                    facteur. Dès le premier contact, ce fut
                                    l'arianisme qui poussa une pointe. Mais
                                    parce qu'il était né d'une conception qui
                                    rattachait l'être humain à la nature, il ne
                                    fut pas compris de ceux qui se trouvaient
                                    sous l'influence des impulsions celtes pures
                                    — parmi lesquels aussi des peuplades
                                    germaniques, franques, etc. Ceux-là ne
                                    comprirent que ce qui était en accord avec
                                    leur conception d'une organisation
                                    monarchique de la société. C'est ainsi que
                                    s'éveilla tout d'abord le besoin — sensible
                                    encore dans le vieux poème saxon « Heliand »
                                    — de faire du Christ le roi d'une armée, un
                                    chef souverain, un seigneur que suivent ses
                                    vassaux. Cette interprétation du Christ roi,
                                    chef d'armée, est née d'une incapacité à
                                    comprendre ce qui venait d'Orient, et du
                                    besoin de concevoir ce que l'on doit vénérer
                                    sous la forme d'un souverain, d'un roi
                                    temporel. |  
                                |  18 |  Le troisième élément venait
                                    du Sud, et de l'Empire romain. Celui-ci
                                    avait déjà été infecté autrefois par cette
                                    mentalité que l'on pourrait qualifier
                                    aujourd'hui d'« administrative ». L'Empire
                                    romain n'était pas un Etat — un meilleur
                                    terme pour le désigner serait : « ensemble
                                    analogue à un Etat ». Mais en un certain
                                    sens, il était très semblable — bien que son
                                    point de départ eût été différent — à ce que
                                    devait engendrer l'organisation basée sur le
                                    principe de la monarchie. Tout d'abord
                                    république, il avait pris la forme d'une
                                    organisation impériale, d'un empire analogue
                                    aux différents royaumes groupés dans le
                                    monde celte, mais avec une coloration
                                    germanique. |  
                                |  19 |  La manière dont était conçue
                                    et ressentie la vie sociale dans le Sud,
                                    dans l'Empire romain, parce qu'elle
                                    débouchait sur une structura¬tion
                                    extérieure, physique, ne pouvait pas
                                    vraiment s'unir à l'impulsion ancienne,
                                    instinctive, qui venait de l'Orient, à
                                    l'aria¬nisme. Elle exigeait que les choses
                                    ne fussent pas proposées à la compréhension,
                                    mais décrétées souverainement. Et comme dans
                                    un royaume ou dans un empire on gouverne par
                                    décrets, la papauté, elle aussi, procéda par
                                    décrets. L'enseignement d'Arius pouvait être
                                    compris par tous les hommes. Il faisait
                                    appel à certains sentiments présents avant
                                    tout chez les peuples dont j'ai parlé, mais
                                    que tous les hommes portent quelque peu en
                                    eux. Dans la foi confessée par Athanase,
                                    bien peu de choses parlent à la
                                    compréhension intérieure, au sentiment ;
                                    elle doit être imposée par voie d'autorité.
                                    Pour qu'elle puisse être incorporée à la
                                    communauté, au peuple, il fallait en faire
                                    une loi, à l'instar des lois séculières.
                                    Ainsi en advint-il : cette notion
                                    complètement incompréhensible, étrange, de
                                    l'identité du Fils avec le Père, dieux tous
                                    deux de toute éternité, fut par la suite
                                    conçue comme n'ayant pas besoin d'être
                                    comprise. Il fallait y croire. C'est une
                                    chose que l'on peut décréter. La foi
                                    athanasienne peut être imposée par décret.
                                    Et du fait qu'elle dépendait directement
                                    d'une décision autoritaire, elle put être
                                    insérée dans un organisme d'Eglise à
                                    caractère politique. L'arianisme s'adressait
                                    à l'individu isolé, à l'homme ; on ne
                                    pouvait pas l'imposer par l'autorité, on ne
                                    pouvait pas non plus l'insérer dans une
                                    structure cléricale. |  
                                |  20 |  Ainsi vint confluer ce qui
                                    venait du Sud, de l'athanasisme avec sa
                                    tendance autoritariste, avec le besoin
                                    instinctif d'une organisation dirigée par un
                                    souverain que suivaient ses vassaux. |  
                                |  21 |  En Europe du Centre, ces
                                    éléments se sont confondus. Mais en Europe
                                    occidentale, sur le territoire britannique,
                                    et plus tard aussi en Amérique, un certain
                                    reste subsista de l'ancien aristocratisme,
                                    de cet élément qui donne une structure à la
                                    société en introduisant dans la vie sociale
                                    le spirituel. En effet, là l'élément
                                    spirituel était conçu comme lié à la vie
                                    sociale ; c'est ce que nous voyons, dans la
                                    légende du roi Arthur, dans le fait que les
                                    chevaliers de la Table ronde avaient à
                                    triompher de monstres et de démons, etc. Le
                                    spirituel ne peut se cultiver que si, au
                                    lieu de l'imposer par des décrets, on
                                    l'introduit dans le principe de la structure
                                    elle-même, si on l'insère naturellement dans
                                    l'ensemble. Ainsi, tandis que le peuple de
                                    l'Eglise se développait en Europe du Centre,
                                    vers l'Ouest, et notamment dans les
                                    populations anglophones, il se forma ce que
                                    l'on peut appeler — pour trouver une
                                    troisième dénomination — le peuple, ou les
                                    peuples, des loges : il apparut — ou ils
                                    apparurent — là où à l'origine une certaine
                                    tendance était présente à former des
                                    sociétés, un certain esprit d'organisation.
                                    Mais en dernier ressort, une organisation
                                    n'a de valeur que si on la crée par des
                                    moyens spirituels, sans qu'elle soit
                                    remarquée ; sinon il faut l'imposer par
                                    décret. C'est ce qui arriva en Europe du
                                    Centre. Dans les populations anglophones, la
                                    forme qui s'établit fut davantage celle de
                                    la souveraineté issue des loges, là où
                                    subsistait le celtisme. Le peuple — ou les
                                    peuples — des loges porte visiblement en lui
                                    ce qui peut non pas organiser l'humanité
                                    dans son ensemble, mais lui donner une forme
                                    de structure sociale, la répartir en ordres. |  
                                |  22 |  Dans la vie de l'histoire,
                                    les choses ne procèdent pas par filiation
                                    directe, l'une suivant l'autre ; elles
                                    viennent à se recouper. C'est ainsi qu'on
                                    observe un fait étrange : en ce qui concerne
                                    la manière de se représenter les choses,
                                    l'activité de l'âme, ce principe des loges
                                    (dont la franc-maçonnerie est une caricature
                                    simiesque) est dans sa nature profonde
                                    apparenté au mouvement jésuite. Si
                                    foncièrement hostile que ce dernier soit aux
                                    loges, il lui ressemble énormément quant à
                                    la faculté de représentation qu'il cultive.
                                    Et à coup sûr, à l'oeuvre grandiose
                                    qu'accomplit Ignace de Loyola, un élément
                                    celte a contribué qu'il portait dans son
                                    sang. |  
                                |  23 |  A l'Est apparut donc le
                                    peuple du Christ, ce peuple qu'habite
                                    l'impulsion permanente du Christ. L'homme de
                                    l'Est voit sa vie tout naturellement liée à
                                    ce qui constamment se déverse en son âme : à
                                    l'impulsion du Christ. Pour le peuple de
                                    l'Eglise des pays du centre de l'Europe,
                                    cette impulsion s'est émoussée ou paralysée,
                                    du fait qu'elle a été une fois pour toutes
                                    localisée au début de notre ère, et
                                    qu'ensuite elle a été transmise par la voie
                                    des principes, de la tradition fixée par des
                                    décrets d'Etat. A l'Ouest, dans le système
                                    des loges, l'impulsion du Christ perdit
                                    davantage encore de sa force, et fut très
                                    compromise. Ces loges issues du celtisme
                                    cultivèrent une faculté de représentation
                                    dont naquit le déisme, et avec lui ce qu'on
                                    appelle l'esprit des lumières. Il est
                                    extrêmement intéressant de voir la
                                    différence considérable entre l'attitude
                                    d'un membre du peuple de l'Eglise en Europe
                                    du Centre vis-à-vis de l'impulsion du
                                    Christ, et celle d'un citoyen de l'Empire
                                    britannique. Mais je vous en prie,
                                    n'appliquez pas tout cela à chaque individu
                                    isolé, car évidemment l'impulsion de
                                    l'Eglise s'est répandue également en
                                    Angleterre. Et il faut prendre les choses
                                    comme elles sont en réalité : il s'agit ici
                                    des gens qui sont liés à ce que j'ai appelé
                                    l'impulsion des loges, et qui dans tout
                                    l'Occident a envahi la vie des états. C'est
                                    elle qui a engendré un rapport différent des
                                    êtres avec le Christ. |  
                                |  24 |  On peut demander : mais qu'en
                                    est-il de ceux qui appartiennent au peuple
                                    du Christ ? — Chacun d'eux sait ceci :
                                    lorsque je ressens vraiment ce qui habite
                                    mon âme, je trouve l'impulsion du Christ ;
                                    elle y est présente, elle continue d'agir. —
                                    Le membre du peuple de l'Eglise se dit à peu
                                    près — tel saint Augustin, qui à l'âge de la
                                    puberté se demandait comment trouver le
                                    Christ : « L'Eglise me dit qui est le Christ
                                    ; je puis l'apprendre d'elle, car dans sa
                                    tradition elle a conservé ce qui, au
                                    commencement, a été dit du Christ. » Celui
                                    qui appartient au peuple des loges — et
                                    vraiment il lui appartient — s'interroge au
                                    sujet du Christ de tout autre façon que le
                                    peuple du Christ. Il se dit : l'histoire
                                    parle d'un Christ qui a existé. Est-ce
                                    raisonnable de l'admettre ? Comment la
                                    raison peut-elle confirmer ce que fut
                                    l'influence du Christ dans l'histoire ? —
                                    Cette attitude donna dans l'essentiel la
                                    christologie des lumières, celle qui exige
                                    que le Christ soit confirmé par la raison. |  
                                |  25 |  Pour comprendre ce que nous
                                    devons considérer maintenant, il faut voir
                                    clairement qu'en tout temps, on peut
                                    parvenir à Dieu sans être animé par
                                    l'impulsion du Christ. Il suffit que l'on
                                    soit, en un point quelconque de son être,
                                    mal conformé — et l'athée est un homme dont
                                    le physique est malade en un point
                                    quelconque — et l'on peut parvenir à la
                                    notion de Dieu, admettre l'existence de Dieu
                                    par des démarches spéculatives, ou par la
                                    voie mystique. La foi des lumières est
                                    l'élément déiste fondamental. On y parvient
                                    tout droit, à cette foi des lumières qui
                                    admet l'existence d'un Dieu. |  
                                |  26 |  Mais pour ceux qui sont les
                                    héritiers du peuple des loges, il faut en
                                    outre justifier par la raison l'existence du
                                    Christ à côté de Dieu. On peut ici choisir
                                    parmi les personnalités caractéristiques de
                                    cette attitude. Herbert Cherbury, par
                                    exemple, qui mourut en 1648, l'année du
                                    Traité de Westphalie. Il s'efforça de
                                    justifier par la raison l'impulsion du
                                    Christ. Un véritable membre du peuple du
                                    Christ ne peut absolument pas imaginer
                                    comment raisonner à propos de l'impulsion du
                                    Christ. Il aurait la même impression que si
                                    quelqu'un exigeait de lui qu'il justifie par
                                    le raisonnement la présence de sa tête sur
                                    ses épaules. On possède une tête — et on
                                    possède de même l'impulsion du Christ.
                                    Tandis que les gens comme Cherbury
                                    interrogent : est-il conforme à la raison
                                    d'admettre à côté d'un Dieu, à la notion
                                    duquel conduit la pensée éclairée,
                                    l'existence d'un Christ ? |  
                                |  27 |  Il faut d'abord étudier
                                    raisonnablement les conceptions humaines
                                    pour se convaincre que leur attitude est
                                    justifiée. |  
                                |  28 |  Bien entendu, tous les
                                    membres du peuple des loges ne procèdent pas
                                    ainsi. Les philosophes élaborent des
                                    concepts qu'ils expriment ; mais les autres
                                    ne pensent pas autant ; ils ont cependant
                                    cette attitude de par leurs instincts, par
                                    ce qu'ils ressentent, par les conclusions
                                    qu'ils tirent inconsciemment, tous ceux-là
                                    qui d'une façon ou d'une autre sont en
                                    rapport avec l'impulsion des loges. Ainsi
                                    l'homme dont je viens de parler se disait
                                    tout d'abord : considérons toutes les
                                    religions et ce qu'elles ont de commun. —
                                    C'est là un procédé, un truc de la
                                    philosophie des lumières : on ne peut pas
                                    parvenir soi-même à l'esprit, tout au moins
                                    en ce qui concerne l'impulsion du Christ,
                                    mais seulement à la notion abstraite d'un
                                    Dieu. Alors on demande : est-il naturel pour
                                    l'homme d'avoir découvert ceci ou cela ? —
                                    Cherbury, qui avait beaucoup voyagé, chercha
                                    tout d'abord à s'informer de ce que les
                                    religions avaient en commun. |  
                                |  29 |  Il trouva en effet beaucoup
                                    de points communs. Et il tenta de condenser
                                    en cinq propositions ce qu'il avait ainsi
                                    rassemblé. Ces cinq thèses ont une grande
                                    importance, et nous allons les regarder de
                                    près. |  
                                |  30 |  La première dit : il existe
                                    un Dieu. Comme les différents peuples
                                    appartenant aux religions les plus
                                    différentes ont tous admis l'existence d'un
                                    Dieu, il trouve qu'il est conforme à la
                                    nature d'admettre qu'il existe un Dieu. |  
                                |  31 |  Deuxièmement : le dieu exige
                                    d'être vénéré — nouveau trait commun à
                                    toutes les religions. |  
                                |  32 |  Troisièmement : cette
                                    vénération doit être faite de vertu et de
                                    piété. |  
                                |  33 |  Quatrièmement : les péchés
                                    doivent entraîner le remords et l'expiation. |  
                                |  34 |  Cinquièmement : il est dans
                                    l'au-delà une justice qui récompense et qui
                                    punit. |  
                                |  35 |  Vous le voyez, on ne trouve
                                    là-dedans rien de l'impulsion du Christ. On
                                    y trouve tout ce à quoi l'on parvient
                                    lorsqu'on s'appuie sur l'impulsion
                                    religieuse émanant des loges. Et c'est cette
                                    manière de voir qui se développa à l'époque
                                    des lumières. Les auteurs comme Hobbes,
                                    Locke et d'autres cherchent constamment à
                                    s'interroger : il existe une tradition qui
                                    parle du Christ, disent-ils. Est-il
                                    raisonnable d'admettre son existence ? — Et
                                    finalement, ils en viennent à dire : ce que
                                    disent les Evangiles, ce que la tradition
                                    transmet au sujet du Christ concorde avec
                                    les principes essentiels qui, au fond, sont
                                    communs à toutes les religions. On a donc
                                    l'impression que ce Christ rassemble dans sa
                                    personne ce que toutes les religions ont en
                                    commun ; il aurait existé une personnalité
                                    emplie de Dieu (ce qu'on se représente plus
                                    ou moins bien) et qui a enseigné ce qu'il y
                                    avait de meilleur dans toutes les religions.
                                    — Voilà ce que finalement on trouva conforme
                                    à la raison. Un auteur qui vécut de 1657 à
                                    1753, Tindal, a écrit un livre intitulé : «
                                    Le christianisme est aussi vieux que la
                                    Création ». C'est un ouvrage très important
                                    pour qui veut vraiment connaître l'esprit
                                    des lumières, qui fut par la suite délayé
                                    par le voltairisme par exemple. Tindal
                                    voulait montrer qu'au fond, tous les
                                    humains, les meilleurs d'entre eux, ont
                                    toujours été des chrétiens, et que le Christ
                                    a rassemblé ce que les religions avaient de
                                    meilleur. |  
                                |  36 |  Ainsi le Christ est-il
                                    rabaissé : on en fait un professeur, et quel
                                    que soit le nom qu'on lui donne : Messie, ou
                                    Maître, ou ce que vous voudrez, il n'est
                                    plus qu'un enseignant. Le fait de sa nature
                                    n'importe plus, mais bien qu'il soit là,
                                    qu'il donne un enseignement rassemblant ce
                                    que les religions du reste de l'humanité ont
                                    de plus précieux et de commun. |  
                                |  37 |  Cette conception que je viens
                                    d'exposer peut revêtir les nuances les plus
                                    différentes ; mais la coloration
                                    fondamentale subsiste : le Christ est un
                                    enseignant. Si nous voulons considérer les
                                    interpréta¬tions typiques ainsi établies par
                                    le peuple du Christ, par le peuple de
                                    l'Eglise et par le peuple des loges — types
                                    qui ont connu les variantes les plus
                                    diverses —, si nous voulons saisir la vraie
                                    réalité derrière l'apparence, nous pouvons
                                    dire que pour le peuple du Christ, Christ
                                    est l'esprit, et qu'il n'a donc rien à voir
                                    avec une institution quelconque sur le plan
                                    physique. Seul est réel le mystère de sa
                                    présence dans une forme humaine. Pour le
                                    peuple de l'Eglise : le Christ est roi,
                                    conception qui peut revêtir des nuances
                                    variées. C'est celle du peuple des loges à
                                    l'origine, mais avec le temps elle se
                                    modifie et devient : le Christ est
                                    l'enseignant. |  
                                |  38 |  Voyez-vous, il faut bien
                                    saisir ces nuances créées par la conscience
                                    européenne. Car elles sont vivantes, non
                                    seulement dans les âmes individuelles, mais
                                    dans ce qui s'est développé à la cinquième
                                    époque post-atlantéenne et qui a modelé les
                                    formes sociales. Ce sont là les nuances
                                    principales revêtues par l'impulsion du
                                    Christ. On pourrait dire encore bien des
                                    choses là-dessus. Le temps dont je dispose
                                    m'oblige à seulement les esquisser. |  
                                |  39 |  Revenons maintenant aux trois
                                    formes d'évolution dont nous parlions
                                    précédemment : l'humanité tout entière vit
                                    maintenant dans l'âme de sensibilité —
                                    correspondant à l'âge de vingt-huit à vingt
                                    et un ans. L'individu, l'homme isolé, lui,
                                    développe au cours de la cinquième époque
                                    post-atlantéenne l'âme de conscience. Enfin,
                                    une troisième évolution se déroule
                                    également, qui concerne les âmes des
                                    peuples. Vous avez d'une part les phénomènes
                                    historiques et l'action qu'ils exercent, et
                                    d'autre part les âmes des peuples avec leurs
                                    religions différemment nuancées. Les trois
                                    nuances qui naissent sous cette double
                                    influence : Christ est l'esprit — pour le
                                    peuple du Christ —, Christ est le roi — pour
                                    le peuple de l'Eglise —, Christ est
                                    l'enseignant — pour les peuples des loges —,
                                    sont en relation avec la répartition en
                                    peuples, c'est-à-dire rattachées à la
                                    troisième évolu¬tion. |  
                                |  40 |  Dans la réalité extérieure,
                                    les choses interfèrent toujours, évidemment.
                                    Un représentant tout à fait pur du peuple
                                    des loges, du déisme des lumières, est par
                                    exemple le Berlinois Harnack — beaucoup plus
                                    pur que ceux que l'on trouve de l'autre côté
                                    de la Manche. Dans la vie moderne, les
                                    choses sont très entremêlées. Mais si l'on
                                    veut bien comprendre ce qui se passe et
                                    remonter à l'origine des choses, il ne faut
                                    pas en rester aux éléments extérieurs. Il
                                    faut voir clairement que la troisième
                                    évolution est liée à l'ethnie, au peuple. |  
                                |  41 |  Mais en raison de l'existence
                                    des autres courants d'évolution se produit
                                    une réaction, un assaut de l'âme de
                                    conscience dressée contre ce qui vient du
                                    peuple, et cette réaction se manifeste sur
                                    les points les plus différents. Elle donne
                                    l'assaut à partir de plusieurs centres. Et
                                    l'une de ces vagues d'assaut, c'est
                                    précisément le goethéanisme. En fait, il n'a
                                    rien à voir avec ce que je viens de décrire,
                                    et d'autre part, considéré sous tel ou tel
                                    aspect, il a beaucoup à voir avec tout cela.
                                    De bonne heure, un courant parallèle à celui
                                    du roi Arthur s'est développé : le courant
                                    du Graal, en parfait contraste avec lui.
                                    Celui qui veut parvenir au Temple du Graal
                                    doit parcourir les chemins les plus
                                    difficiles pendant soixante lieues ; le
                                    Temple est si bien caché qu'on ne peut rien
                                    savoir du lieu où il se trouve aussi
                                    longtemps qu'on ne pose aucune question —
                                    bref, toute cette atmosphère est celle qui
                                    caractérise la recherche du lien entre le
                                    noyau le plus intime de l'âme humaine, là où
                                    s'éveille l'âme de conscience, et les mondes
                                    spirituels. Il y a là un effort conscient de
                                    rattacher le monde sensible au monde
                                    spirituel — ce qui est l'aspiration
                                    instinctive du peuple du Christ. Parmi les
                                    étranges influences réciproques des
                                    impulsions religieuses en Europe, nous avons
                                    une impulsion qui, aujourd'hui encore, vit
                                    instinctivement, en germe, non développée,
                                    dans le peuple du Christ (Voir dessin :
                                    rouge) ; les esprits qui, comme Solovieff,
                                    deviennent des philosophes, s'ouvrent tout
                                    naturellement à cette impulsion. |  
                                |  42 |  La structure ethnique et
                                    ethnographique de l'Europe du Centre ne la
                                    prédispose pas à s'ouvrir de la même manière
                                    spontanée ; il faut que la volonté
                                    intervienne. On a ainsi une intervention du
                                    courant du Graal qui se répand dans toute
                                    l'Europe — on a comme une inflexion du
                                    tourbillon (dessin : rouge, en bas) —,
                                    courant du Graal qui n'est pas lié au
                                    peuple. Or, Goethe portait en lui — bien que
                                    dans ses forces les moins conscientes —
                                    cette atmosphère du Graal. Et dans ce sens,
                                    il n'est pas isolé, il se rattache à ce qui
                                    a précédé. Il n'a rien à voir avec Luther ni
                                    avec les mystiques allemands ; il n'a reçu
                                    d'eux que ce qu'en prend tout homme cultivé.
                                    Mais il est amené à distinguer trois degrés
                                    dans le rapport de l'être humain avec la
                                    religion : le premier est dépendant du
                                    peuple, le second est réservé au sage, à
                                    l'individu (c'est celui de la seconde
                                    galerie), et enfin le troisième touche au
                                    plus intime de l'être et enclôt le mystère
                                    de la mort et de la résurrection. Ce qui
                                    l'amène ainsi à vouloir élever vers les
                                    hauteurs spirituelles la piété agissant dans
                                    le monde sensible, c'est l'atmosphère du
                                    Graal. Et si paradoxale que paraisse cette
                                    affirmation, mes chers amis, c'est en Russie
                                    que règne l'atmosphère du Graal. Le rôle
                                    qu'à l'avenir jouera la Russie pendant la
                                    sixième époque post-atlantéenne, ce rôle
                                    repose sur l'invincible atmosphère du Graal
                                    présente en Russie. C'est ce qu'il faut
                                    envisager lorsqu'on étudie l'un des aspects. |  
                                |  43 |  Mais considérons un autre
                                    aspect, nous avons alors l'impulsion du
                                    Christ envisagée dans la perspective du bon
                                    sens, de la raison. C'est la forme qui s'est
                                    répandue sous l'action des loges et de leurs
                                    ramifications, de leurs prolongements. Sur
                                    le dessin, elle est figurée en vert. C'est
                                    ce qui a revêtu par la suite une forme
                                    politisée, l'ultime produit du courant du
                                    roi Arthur. L'impulsion du Christ au sein du
                                    peuple russe s'est prolongée par le Graal et
                                    pénètre de ses rayons tous les humains de
                                    bonne volonté en Occident. L'autre courant
                                    pénètre aussi tous les humains du peuple de
                                    l'Eglise et prend la coloration particulière
                                    du mouvement jésuite. Que les Jésuites
                                    soient les ennemis déclarés de ce qui vient
                                    des loges importe peu. Car on peut devenir
                                    l'ennemi déclaré d'un courant dont on a reçu
                                    l'empreinte. Non seulement — et la chose est
                                    historiquement avérée — les Jésuites se sont
                                    introduits dans toutes les loges, et des
                                    Jésuites de haut grade sont en rapport avec
                                    de hauts dignitaires des loges, mais en
                                    outre, les deux courants, bien qu'implantés
                                    chez des peuples différents, ont une racine
                                    commune, bien que l'un ait donné naissance à
                                    la papauté, et l'autre à la liberté, au bon
                                    sens, à l'esprit des lumières. Ce qui
                                    précède vous donne une sorte de tableau de
                                    ce que je peux appeler les effets de
                                    l'évolution de l'âme de conscience. Je vous
                                    avais décrit précédemment les trois formes,
                                    allant d'Est en Ouest, qui sont en liaison
                                    avec l'élément du peuple, de l'ethnie. Si la
                                    chose a pris à l'Ouest la forme de l'esprit
                                    des lumières, c'est parce qu'en chaque être
                                    humain s'accomplit l'évolution de l'âme de
                                    conscience. |  
                                |  44 |  Puis nous avons un troisième
                                    courant, celui par lequel l'humanité tout
                                    entière rajeunit et se trouve maintenant à
                                    l'âge de l'âme de sensibilité. |  
                                |  45 |  Il passe à travers toute
                                    l'humanité. Lorsque nous décrivons le
                                    premier courant, le courant ethnique, là où
                                    naissent les religions des peuples :
                                    religion du Christ, religion d'Eglise,
                                    religion des loges, nous sommes dans la
                                    perspective de l'évolution des peuples, que
                                    je répartis ainsi d'ordinaire : peuples
                                    italiens = âme de sensibilité, peuple
                                    français = âme d'entendement, etc. Lorsque
                                    nous décrivons le développement de l'âme de
                                    conscience en chaque individu depuis le
                                    début de la cinquième époque
                                    post-atlantéenne, nous avons éminemment ce
                                    qui va vers l'élément religieux. Mais à
                                    partir de là se produit aussi la
                                    collaboration avec ce qui est l'évolution en
                                    tous les humains : celle de l'âme de
                                    sensibilité, qui se déroule parallèlement et
                                    est beaucoup moins consciente que
                                    l'évolution de l'âme de conscience. |  
                                |  46 |  Regardez comment un homme
                                    comme Goethe — bien que par des impulsions
                                    souvent subconscientes — se donne très
                                    consciem¬ment à lui-même son orientation
                                    religieuse, et vous découvrirez comment agit
                                    l'âme de conscience. Mais à côté de
                                    celle-ci, un autre élément règne au sein de
                                    l'humanité moderne, un élément qui vit très
                                    fortement par les instincts, par des
                                    impulsions inconscientes, et est intimement
                                    rattaché à l'âme de sensibilité, stade
                                    actuel de l'évolution de l'humanité dans son
                                    ensemble. C'est le socialisme, qui est au
                                    début de son évolution. Certes, les élans
                                    initiaux sont toujours donnés par l'âme de
                                    conscience ; mais le socialisme, c'est la
                                    mission de la cinquième époque
                                    post-atlantéenne jusqu'au quatrième
                                    millénaire où il trouvera son achèvement, et
                                    ceci parce que l'humanité collectivement se
                                    trouve à l'âge de l'âme de sensibilité,
                                    entre la vingt-huitième et la vingt et
                                    unième années. Le socialisme n'est pas
                                    l'affaire d'un parti, bien qu'il existe de
                                    nombreux partis au sein de la société, des
                                    corps sociaux. Le socialisme est né d'une
                                    nécessité inscrite dans l'évolution de la
                                    cinquième époque post¬atlantéenne. Et
                                    lorsque cette cinquième époque aura pris
                                    fin, dans l'essentiel et pour le monde
                                    civilisé les instincts du socialisme seront
                                    enracinés dans les êtres humains. |  
                                |  47 |  Outre ces courants actifs
                                    pendant cette cinquième époque
                                    post-atlantéenne, une autre chose encore est
                                    à l'oeuvre dans les profondeurs du
                                    subconscient : la tendance à établir pour
                                    l'humanité terrestre tout entière une
                                    structure sociale juste d'ici le quatrième
                                    millénaire. Si l'on se place à un point de
                                    vue très profond, il ne faut pas s'étonner
                                    de voir le socialisme provoquer tant de
                                    remous, dont certains peuvent être très
                                    dangereux ; il faut penser que les
                                    impulsions qui l'animent viennent de
                                    profondeurs inconscientes. Tout cela
                                    bouillonne et s'agite vigoureusement, et le
                                    moment est encore bien éloigné où le
                                    socialisme prendra la bonne voie. Tout
                                    bouillonne — mais non dans les âmes : dans
                                    la nature humaine, et dans les tempéraments
                                    avant tout. Et pour expliquer ces remous
                                    dans les tempéraments humains, on trouve des
                                    théories. Celles-ci ne sont pas les
                                    expressions de réalités profondes comme nous
                                    les avons dans la Science spirituelle.
                                    Bakounisme, marxisme, lassallisme, tout cela
                                    n'est que masque, apparence, ornement de
                                    surface sous lesquels on dissimule la
                                    réalité : car les réalités, on ne les voit
                                    qu'en plongeant le regard vers les
                                    profondeurs de l'évolution humaine, comme
                                    nous nous efforçons de le faire dans cette
                                    étude. |  
                                |  48 |  Tout ce qui se passe
                                    actuellement dans le monde extérieur, ce ne
                                    sont aussi que les préparatifs tumultueux de
                                    quelque chose qui en dernier ressort est aux
                                    aguets, on peut vraiment dire : non pas dans
                                    les âmes, mais dans les tempéraments. Vous
                                    êtes tous socialistes, et vous ignorez
                                    souvent à quel point vous l'êtes, parce que
                                    c'est votre être tout à fait inconscient qui
                                    l'est. Mais c'est en étant informé d'un fait
                                    de cè genre que l'on abandonne cette
                                    recherche confuse et ridicule de la
                                    connaissance de soi, cette tendance à
                                    regarder en soi-même, et qui ne trouve — je
                                    ne vous décrirai pas quel irréel caput
                                    mortuum, quelle abstraction. L'être humain
                                    est une créature complexe. Pour apprendre à
                                    la connaître, il faut connaître le monde
                                    tout entier. |  
                                |  49 |  Considérez dans cette
                                    perspective l'humanité et l'évolution
                                    qu'elle a suivie au cours de la cinquième
                                    époque post-atlantéenne. Dites-vous à
                                    vous-même : nous avons à l'Est le peuple du
                                    Christ avec son impulsion essentielle :
                                    Christ est esprit. Il est dans la nature de
                                    ce peuple d'apporter au monde comme par une
                                    puissance instinctive, élémentaire, par une
                                    nécessité de l'histoire, quelque chose qui
                                    n'a pu prendre qu'une forme préparatoire
                                    dans le reste de l'Europe. Au peuple russe
                                    en tant que tel est dévolue la mission de
                                    cultiver la réalité essentielle du Graal,
                                    d'en faire un système religieux d'ici la
                                    sixième époque post-atlantéenne, afin
                                    qu'elle puisse devenir un ferment de culture
                                    pour la terre entière. Rien de surprenant,
                                    lorsque cette impulsion se croise avec les
                                    autres, à ce que celles-ci revêtent des
                                    formes étranges. |  
                                |  50 |  Ces autres impulsions,
                                    quelles sont-elles ? Pour l'une : le Christ
                                    est roi — pour l'autre : le Christ est
                                    l'enseignant. On peut à peine aller
                                    jusque-là, car « Christ est l'enseignant »,
                                    c'est ce que ne comprend pas en fait l'âme,
                                    le coeur russe, comme je le disais déjà.
                                    Elle ne comprend pas que l'on puisse
                                    enseigner le christianisme, qu'on n'en ait
                                    pas l'expérience directe en soi-même. Mais
                                    l'autre conception : « Christ est roi », le
                                    peuple russe ne l'a-t-il pas adoptée en
                                    profondeur ? Et sur ce point, nous voyons
                                    confluer deux choses qui, dans le monde,
                                    n'ont jamais eu d'affinité entre elles :
                                    l'impulsion « Christ est esprit » entre en
                                    contact avec le tsarisme,caricature
                                    orientale du principe qui veut instaurer sur
                                    le terrain de la religion une souveraineté
                                    terrestre. « Christ est roi et le tsar est
                                    son représentant » : voici donc couplés cet
                                    élément occidental qui s'exprime par le
                                    tsarisme, et quelque chose qui n'a
                                    absolument rien à voir avec et qui, à
                                    travers l'âme du peuple russe, vit dans la
                                    sensibilité russe ! |  
                                |  51 |  Ce qui est caractéristique,
                                    c'est que dans la réalité physique,
                                    extérieure, les choses qui au fond ont le
                                    moins à voir les unes avec les autres
                                    doivent précisément se mêler, se confronter.
                                    Tsarisme et russisme ont toujours été
                                    profondément étrangers l'un à l'autre, n'ont
                                    aucun lien entre eux. Qui comprend bien la
                                    nature russe, et sa religiosité en
                                    particulier, trouvera toute naturelle
                                    l'attitude qui devait aboutir à éliminer le
                                    tsarisme au moment nécessaire. Songez
                                    toutefois que cette conception : « Christ
                                    est esprit », est enclose au plus profond de
                                    l'être, qu'elle est en rapport avec la forme
                                    la plus noble de la culture de l'âme de
                                    conscience, et que, tandis que le socialisme
                                    engendre des remous, elle entre en contact
                                    avec ce qui vit dans l'âme de sensibilité.
                                    Rien de surprenant alors à ce fait que dans
                                    cette partie orientale de l'Europe, le
                                    socialisme en expansion prenne des formes
                                    absolument incompréhensibles : un
                                    entremêlement inorganique de la culture de
                                    l'âme de conscience avec celle de l'âme de
                                    sensibilité. |  
                                |  52 |  Beaucoup de choses qui se
                                    passent dans le monde extérieur vous
                                    apparaîtront claires et compréhensibles si
                                    vous portez votre regard sur ces liaisons
                                    internes. C'est une nécessité pour
                                    l'humanité actuelle et son évolution à venir
                                    qu'elle ne néglige pas, par indolence et par
                                    paresse, ce qui appartient à sa nature : à
                                    savoir de comprendre les rapports, les
                                    liaisons au sein desquelles nous nous
                                    trouvons maintenant. On n'a pas voulu les
                                    comprendre, on ne les a pas compris. C'est
                                    ainsi qu'est né le chaos, l'effroyable
                                    catastrophe dans lesquels se trouvent
                                    maintenant l'Europe et aussi l'Amérique.
                                    Nous ne trouverons pas d'issue à cette
                                    situation de catastrophe aussi longtemps que
                                    les humains n'inclineront pas à se
                                    comprendre tels qu'ils sont, et tels qu'ils
                                    sont dans le cadre de l'évolution actuelle,
                                    de l'époque présente. Voilà ce dont il faut
                                    se rendre compte. |  
                                |  53 |  C'est pourquoi il m'importe
                                    tellement que le mouvement anthroposophique,
                                    tel que je le conçois, soit vraiment relié à
                                    la connaissance des grandes impulsions
                                    d'évolution dans l'humanité, et à ce que
                                    l'époque exige maintenant, immédiatement,
                                    des humains. C'est certes une grande douleur
                                    que de voir combien l'époque incline peu à
                                    comprendre et à envisager la conception du
                                    monde anthroposophique, de ce point de vue
                                    précisément. |  
                                |  54 |  Pour compléter dans la
                                    perspective de points de vue généraux ce que
                                    je vous disais précédemment à propos de « La
                                    Philosophie de la Liberté », je vous dirai
                                    ceci : vous comprendrez que le courant du
                                    socialisme qui apparaît actuellement est un
                                    phénomène entièrement fondé dans la nature
                                    humaine, et qui prendra de plus en plus
                                    d'extension. Les réactions qui se dressent
                                    contre lui sont, pour celui qui pénètre la
                                    nature des choses, quelque chose
                                    d'effroyable. Pour qui comprend vraiment ce
                                    qui se passe, le socialisme qui se répand
                                    par toute la terre — même sous une forme
                                    tumultueuse, même dans une sourde agitation
                                    —, cet élément international est porteur
                                    d'avenir; et l'établissement de tant d'états
                                    nationaux, de tout petits états, est
                                    contraire au cheminement de l'évolution. « A
                                    chaque nation doit correspondre un état » :
                                    ces mots dressent un effrayant obstacle sur
                                    le chemin de l'évolution à la cinquième
                                    époque post-atlantéenne. Et naturellement,
                                    on ignore complètement où cela peut mener ;
                                    mais on le dit ! C'est un principe qui, en
                                    même temps, est entièrement imprégné des
                                    forces passées de l'impulsion du roi Arthur,
                                    celle de l'organisation extérieure. Son
                                    contraire est l'aspiration que représente le
                                    Graal, intimement apparentée aux principes
                                    goethéens, fondée dans tous les domaines —
                                    celui de la morale, celui de la science —
                                    sur l'individu, sur la personne. Ce courant
                                    considère avant tout l'individu en voie
                                    d'évolution, et non pas des groupes qui
                                    aujourd'hui n'ont plus de signification, et
                                    que l'élément socialiste international doit
                                    faire disparaître de ce monde, parce que
                                    c'est dans le sens de l'évolution. |  
                                |  55 |  C'est aussi pour cette raison
                                    qu'il faut dire : le goethéanisrne avec son
                                    individualisme (comment cet individualisme
                                    est fondé dans la conception goethéenne du
                                    monde, vous pouvez le lire dans « Goethe et
                                    sa conception du monde »), cet
                                    individualisme qui atteint son apogée avec
                                    la philosophie de la liberté, est aussi ce
                                    qui doit nécessairement conduire vers le
                                    socialisme en formation. On peut ainsi
                                    reconnaître l'existence de deux pôles :
                                    celui de l'individualisme et celui du
                                    socialisme, vers lesquels tend l'humanité
                                    durant cette cinquième époque
                                    post-atlantéenne. Mais il faut comprendre
                                    vraiment de quoi il s'agit. Et pour bien
                                    comprendre, il faut acquérir la notion de ce
                                    qui doit venir se joindre au socialisme pour
                                    qu'il progresse dans le sens de notre
                                    évolution. Les actuels socialistes n'ont
                                    aucune idée de ce à quoi doit se lier
                                    nécessairement le socialisme, qui n'arrivera
                                    à un certain achèvement qu'au cours du
                                    troisième millénaire. Il faut avant tout
                                    qu'il se développe en liaison avec une juste
                                    faculté de sentir ce qu'est l'être humain
                                    dans sa totalité : corps, âme et esprit. Les
                                    différentes nuances qu'il peut revêtir, les
                                    différentes impulsions religieuses liées aux
                                    ethnies les apporteront ; elles donneront
                                    ainsi leur contribution à une compré¬hension
                                    de l'homme tripartite : corps, âme et
                                    esprit. L'Orient et le peuple russe feront
                                    en sorte que l'esprit soit compris ;
                                    l'Ouest, que le corps soit compris ; et le
                                    Centre travaillera à ce que l'âme soit
                                    comprise. Bien entendu, tous ces efforts se
                                    mêleront. Ne procédons pas par schémas et
                                    par catégories... Au sein de toute cette
                                    oeuvre doit se développer d'abord le
                                    principe réel, la véritable impulsion du
                                    socialisme. |  
                                |  56 |  Mais en quoi consiste-t-elle
                                    en réalité ? En ce que les humains
                                    parviennent vraiment à réaliser au sein de
                                    la structure sociale extérieure la
                                    fraternité, au sens le plus large du terme.
                                    Bien entendu, la véritable fraternité n'a
                                    rien à voir avec l'égalité. Prenez seulement
                                    le terme dans son sens le plus étroit, au
                                    sein de la famille : un frère a sept ans,
                                    l'autre vient au monde. Il ne peut
                                    naturellement pas être question d'égalité.
                                    Il faut d'abord que soit bien comprise cette
                                    notion de la fraternité. Ce qui est à
                                    réaliser sur le plan physique, c'est que
                                    soient remplacés les systèmes d'états par
                                    des organisations englobant toute la terre,
                                    et qui soient imprégnées de fraternité. Par
                                    contre, tout ce qui est organisation
                                    extérieure, Etat et tout ce qui ressemble à
                                    un Etat, doit être séparé de ce qui concerne
                                    l'église, la religion, qui doivent devenir
                                    une affaire de l'âme, et se développer
                                    librement dans les âmes vivant côte à côte.
                                    Une liberté de pensée absolue en ce qui
                                    concerne les choses de la religion doit
                                    aller de pair avec l'évolution du
                                    socialisme. |  
                                |  57 |  C'est ce que la forme
                                    actuelle du socialisme : la
                                    social-démocratie, exprime aujourd'hui —
                                    disons, en gros, par cette formule : la
                                    religion est une affaire privée. Mais elle
                                    s'y conforme en fait à peu près comme le
                                    taureau furieux réalise la fraternité en se
                                    jetant sur quelqu'un. Et elle ne la comprend
                                    absolument pas : car le socialisme est
                                    lui-même, sous sa forme actuelle, une
                                    religion, il travaille dans un esprit
                                    sectaire, et avec une profonde intolérance.
                                    Il faut que, tandis que le socialisme
                                    évolue, la vie religieuse fleurisse
                                    réellement, et se fonde sur la liberté dans
                                    ce monde des âmes qui oeuvrent sur terre en
                                    commun. |  
                                |  58 |  Voyez comment les choses ont
                                    travaillé considérablement à mettre obstacle
                                    à l'évolution. Mais il faut que tout d'abord
                                    soit mis obstacle à l'évolution pour
                                    qu'ensuite, pendant un certain temps, on
                                    puisse travailler dans le sens de
                                    l'évolution. Ensuite viendra encore un
                                    contre-courant, etc. Je vous l'ai exposé
                                    précédemment à propos des principes généraux
                                    dans l'histoire : tout est là pour
                                    finalement mourir. Quel obstacle à ce
                                    cheminement parallèle de la liberté de
                                    pensée en matière de religion avec la
                                    fraternité dans la vie sociale que la
                                    dépendance de celle-ci d'un organisme d'Etat
                                    ! La vie religieuse ne doit en aucun cas
                                    être liée à l'organisation de l'Etat ; pour
                                    que le socialisme puisse régner, il faut
                                    qu'elle anime les âmes d'êtres humains
                                    vivant ensemble ; mais elle doit être
                                    complètement indépendante de toute
                                    organisation extérieure. Que de fautes n'ont
                                    pas été commises dans ce domaine ! « Christ
                                    est esprit »... et à côté l'effroyable
                                    organisation cléricale du tsarisme. — «
                                    Christ est roi » : attelage parfait de la
                                    papauté avec les convictions religieuses !
                                    Et non seulement l'Eglise catholique et
                                    romaine s'est elle-même constituée en Etat,
                                    en corps politique, mais elle a aussi trouvé
                                    le moyen, au cours des derniers siècles
                                    notamment et grâce au mouvement jésuite, de
                                    s'insinuer dans les autres états et de les
                                    marquer de son organisation. |  
                                |  59 |  Comment en effet s'est
                                    développé le luthéranisme ? Certes, Luther a
                                    pour point de départ une certaine impulsion
                                    — que j'ai déjà exposée ici — et c'est un
                                    esprit qui tourne l'un de ses visages vers
                                    la quatrième époque post-atlantéenne, et
                                    l'autre vers la cinquième, ce en quoi il est
                                    animé d'une impulsion conforme à notre
                                    temps. Luther apparaît donc — et que se
                                    passe-t-il alors ? Alors on voit s'unir ce
                                    qu'il a voulu réaliser dans le domaine
                                    religieux avec les intérêts des princes
                                    allemands. C'est un prince qui est fait
                                    épiscope, membre d'un synode, etc. Ainsi se
                                    trouvent couplés des éléments qui ne
                                    devraient jamais l'être. Ou encore, le
                                    principe d'Etat qui domine toute
                                    l'organisation extérieure est complètement
                                    imprégné du principe religieux catholique ;
                                    ce fut le cas en Autriche, dans cette
                                    Autriche maintenant en perdition, et en
                                    fait, ce naufrage a pour cause cette
                                    collusion. Sous d'autres égides — sous celle
                                    du goethéanisme en particulier — il eût été
                                    fort possible de mettre de l'ordre en
                                    Autriche. |  
                                |  60 |  De l'autre côté, à l'Ouest,
                                    dans la population anglophone, partout
                                    l'esprit des loges imprègne les princes.
                                    C'est là un phénomène caractéristique :
                                    l'organisation qui préside à la vie de
                                    l'Etat ne peut absolument pas être comprise
                                    en dehors de cette imprégnation par l'esprit
                                    des loges — et la France et l'Italie en sont
                                    entièrement infectées —, pas plus qu'on ne
                                    peut comprendre l'Europe du Centre si l'on
                                    ne voit pas qu'elle est pénétrée par le
                                    mouvement jésuite ou par autre chose. Tout
                                    cela constitue les fautes graves qui ont été
                                    commises et mettent obstacle au
                                    développement du socialisme. |  
                                |  61 |  Ce développement doit aller
                                    de pair avec un autre élément dans le
                                    domaine de la vie spirituelle : à savoir
                                    l'émancipation de toute aspiration vers
                                    l'esprit, qui doit être indépendante de
                                    l'organisation d'Etat. Ce qui est
                                    nécessaire, c'est que soit libérée de son
                                    encasernement la science et tout ce qui lui
                                    est rattaché. Ces casernes de la science
                                    répandues de par le monde, et que l'on nomme
                                    universités, sont parmi les choses qui
                                    entravent le plus l'évolution de la
                                    cinquième époque post-atlantéenne. Car comme
                                    la liberté doit régner dans le domaine de la
                                    religion, dans celui de la connaissance il
                                    faut que tous soient pairs et égaux, que
                                    chacun ait part au progrès de l'humanité. Si
                                    le mouvement du socialisme doit se
                                    développer sainement, il faut absolument
                                    supprimer privilèges, patentes, monopoles
                                    dans tous les secteurs de la connaissance.
                                    Mais comme nous sommes encore très loin de
                                    ce que je veux dire par ces mots, il n'est
                                    sans doute pas nécessaire que je vous montre
                                    en un point quelconque comment on pourrait
                                    faire sortir la science des casernes, et
                                    comment chaque être humain pourrait
                                    participer à l'évolution. Car cela ne peut
                                    se faire qu'en liaison étroite avec des
                                    impulsions de portée profonde qui se
                                    développeront dans l'éducation, et même dans
                                    ce qui régit le comportement des humains
                                    vis-à-vis d'autrui. Il arrivera alors ceci,
                                    c'est que tous les monopoles, les
                                    privilèges, les patentes qui règlent la
                                    possession des connaissances spirituelles
                                    disparaîtront ; seule subsistera la
                                    possibilité pour tout être humain de
                                    réaliser dans toutes les directions, dans
                                    tous les domaines, le spirituel qui vit en
                                    lui, et de lui donner une expression
                                    correspondant à la force avec laquelle il
                                    vit en lui. Aujourd'hui, on tend de plus en
                                    plus à monopoliser par exemple la médecine
                                    au bénéfice des universités ; et dans les
                                    domaines les plus différents, on veut aussi
                                    organiser toutes choses. Il n'est pas
                                    nécessaire alors de parler en détail de
                                    l'égalité spirituelle. Car nous en sommes
                                    encore très éloignés, naturellement, et la
                                    plupart peuvent attendre leur prochaine
                                    incarnation pour accéder à la compréhension
                                    complète de ce qui est à dire sur ce
                                    troisième point. Bien sûr, on peut partout
                                    commencer à travailler. |  
                                |  62 |  Tout ce que l'on peut faire,
                                    c'est d'avoir présentes à l'esprit, pour
                                    prendre part à l'humanité moderne et aux
                                    temps actuels, les impulsions qui sont à
                                    l'eeuvre — en particulier le socialisme et
                                    ce qui doit aller de pair avec lui : la
                                    liberté de la pensée religieuse, l'égalité
                                    dans le domaine de la connaissance. La
                                    connaissance doit devenir égale pour tous,
                                    dans le sens du proverbe qui dit que tous
                                    sont égaux devant la mort ; car elle conduit
                                    elle aussi vers les mondes suprasensibles,
                                    où la mort nous introduit. On ne peut pas
                                    monopoliser la connaissance ni la soumettre
                                    à patente, pas plus qu'on ne peut le faire
                                    pour la mort. Le faire, c'est produire non
                                    pas des êtres qui portent la connaissance,
                                    mais ceux qui sont devenus ce qu'on appelle
                                    aujourd'hui les porteurs de la connaissance.
                                    Bien entendu, ces paroles ne visent
                                    nullement des individus isolés. Elles s'en
                                    prennent à ce qui a de notre temps une
                                    importance : aux formes sociales à notre
                                    époque. Notre époque en effet, qui fut le
                                    cadre de vie d'une bourgeoisie décadente, a
                                    montré combien toute rébellion contre ce qui
                                    entrave l'évolution est inefficace. La
                                    papauté va à contre-sens de l'évolution.
                                    Lorsque les Vieux-Catholiques, dans les
                                    années 70, se rebellèrent contre le dogme de
                                    l'infaillibilité, ce couronnement du
                                    monarchisme papal, on leur fit la vie très
                                    dure, on la leur fait aujourd'hui encore ;
                                    tandis qu'ils auraient pu rendre de bons
                                    services dans le travail d'opposition à la
                                    papauté monarchique. |  
                                |  63 |  En vous remémorant ce que
                                    j'ai exposé, vous trouverez qu'actuellement,
                                    sur le plan physique, quelque chose est
                                    présent qui appartient aux âmes, qui relève
                                    de l'homme-esprit ; tandis que c'est la
                                    fraternité achevée en elle-même qui veut se
                                    manifester sur le plan physique. Quelque
                                    chose s'est manifesté sur le plan physique
                                    et l'a organisé, qui ne doit pas s'y trouver
                                    directement, mais seulement par
                                    l'intermédiaire des âmes des hommes qui
                                    vivent sur ce plan physique. Là, les
                                    religions par exemple doivent former des
                                    communautés d'âmes, et n'être en rien
                                    emprises dans une organisation extérieure.
                                    Les écoles devraient être organisées tout
                                    autrement, et surtout ne pas être écoles
                                    d'Etat. Tout doit être déterminé par la
                                    liberté de la pensée, par l'individualité.
                                    Du fait que dans la réalité les choses
                                    viennent à se confondre, il arrive alors que
                                    le socialisme par exemple manifeste souvent
                                    le contraire de son principe tel que je vous
                                    l'ai exposé. Il se comporte alors en tyran,
                                    il est avide de pouvoir, il voudrait prendre
                                    tout en mains. Intérieure¬ment, il est en
                                    réalité l'adversaire du prince illégal de ce
                                    monde, lequel apparaît quand on enserre
                                    extérieurement l'impulsion du Christ ou le
                                    spirituel dans une organisation d'Etat,
                                    quand on ne laisse pas régner dans
                                    l'organisation extérieure la simple
                                    fraternité. |  
                                |  64 |  Vous le voyez, lorsqu'on
                                    effleure des questions très importantes,
                                    essentielles, actuelles, on aborde bien des
                                    choses qui sont désa¬gréables pour
                                    l'humanité d'aujourd'hui. Mais il est
                                    nécessaire que ces choses soient vues et
                                    comprises en profondeur. C'est seulement en
                                    y voyant clair que l'on peut sortir de la
                                    situation actuelle de catastrophe, je dois
                                    le répéter constamment. C'est seulement
                                    ainsi que l'on pourra travailler à la
                                    véritable évolution de l'humanité : en
                                    acquérant la connaissance des impulsions que
                                    l'on peut déceler en procédant comme nous
                                    l'avons fait. |  
                                |  65 |  Lorsqu'il y a huit jours je
                                    vous ai parlé de « La Philosophie de la
                                    Liberté », j'ai essayé de vous montrer
                                    comment, par mon activité, je suis arrivé en
                                    réalité à me faire mettre à la porte
                                    partout. Vous vous rappelez certainement
                                    comment cela s'est passé dans différents
                                    domaines. Et je peux bien le dire : je puis
                                    aussi me considérer comme mis à la porte
                                    avec le goethéanisme partout où, au cours
                                    des dernières années si pénibles, j'ai voulu
                                    attirer l'attention sur lui. Le goethéanisme
                                    ne consiste vraiment pas à parler de Goethe
                                    — c'est aussi du goethéanisme que de se
                                    poser cette question : que faut-il faire de
                                    plus fécond, en quelque endroit que ce soit,
                                    maintenant que tous les peuples de la terre
                                    se combattent ? — Mais là aussi je me suis
                                    partout vu mis à la porte. En disant cela,
                                    je ne me laisse pas aller au pessimisme, je
                                    connais trop bien ce qui constitue le Karma.
                                    Je ne le dis pas non plus parce que je
                                    ferais demain encore la même chose que j'ai
                                    faite hier si l'occasion s'en offrait. Mais
                                    il me faut dire, parce que cela est
                                    nécessaire pour faire connaître à l'humanité
                                    certaines choses ; parce que l'humanité ne
                                    pourra trouver par elle-même les impulsions
                                    qui conviennent à l'époque actuelle que si
                                    elle porte le regard sur la réalité. |  
                                |  66 |  Faut-il donc que les humains
                                    ne parviennent jamais, en vivifiant ce qui
                                    habite leur coeur et leur âme au plus
                                    profond, à trouver le chemin de la lumière ?
                                    Faut-il qu'ils y soient amenés par une
                                    contrainte extérieure ? Faut-il que d'abord
                                    tout s'effondre pour que les hommes
                                    commencent à penser ? Ne devrait-on pas
                                    poser cette question chaque jour ? Je
                                    n'exige pas que chacun fasse ceci ou cela —
                                    car je sais très bien qu'à l'heure présente
                                    on ne peut faire que bien peu... Ce qui est
                                    nécessaire, c'est qu'on acquière la claire
                                    compréhension des choses, qu'on cesse d'en
                                    juger à faux et sans se donner de peine,
                                    qu'on regarde les choses comme elles sont en
                                    réalité. |  
                                |  67 |  Une remarque que j'ai lue ce
                                    matin m'a fait une étrange impression. Je
                                    lisais dans la « Gazette de Francfort »,
                                    donc dans un journal allemand, une étude
                                    d'un homme que j'ai bien connu il y a
                                    dix-huit ou vingt ans, et avec lequel j'ai
                                    parlé de bien des choses. Je lisais donc une
                                    chronique de lui dans la « Gazette de
                                    Francfort ». Il est poète et dramaturge, ses
                                    drames ont été représentés. Il s'appelle
                                    Paul Ernst, et autrefois nous nous
                                    connaissions bien. Je lisais aujourd'hui un
                                    petit article sur le courage moral, dans
                                    lequel il y a une phrase — oui, c'est très
                                    bien que quelqu'un écrive aujourd'hui une
                                    telle phrase, mais on se demande toujours :
                                    fallait-il que fonde sur nous ce qui s'est
                                    passé pour qu'une phrase comme celle-là soit
                                    écrite ? — Un Allemand authentique, un
                                    Allemand très cultivé écrit donc : « On a
                                    toujours prétendu chez nous que l'on hait
                                    les Allemands. Je voudrais bien savoir »,
                                    dit-il, « qui dans le monde a vraiment haï
                                    l'esprit allemand. » Et alors, la mémoire
                                    lui revient : « Dans les dernières années,
                                    ce sont les Allemands qui ont le plus haï
                                    l'esprit allemand ! » |  
                                |  68 |  Et surtout, une véritable
                                    haine intérieure se dresse contre le
                                    goethéanisme. Je ne dis pas cela pour
                                    critiquer quoi que ce soit, et encore moins
                                    pour dire quelque chose de beau qui soit une
                                    concession faite à Wilson par exemple.
                                    Quelle impression doulou¬reuse, lorsque les
                                    choses ne se font que sous la contrainte des
                                    faits, alors qu'elles seraient si bénéfiques
                                    si elles étaient le fruit de la liberté! Il
                                    faudrait qu'aujourd'hui des pensées libres
                                    donnent naissance à ce qui est l'objet de la
                                    liberté. Je le répète toujours : si je parle
                                    ainsi, ce n'est pas pour répandre le
                                    pessimisme, mais pour parler à vos âmes, à
                                    vos coeurs, pour que vous puissiez à votre
                                    tour parler à d'autres âmes, à d'autres
                                    coeurs, et y éveiller la compréhen-sion des
                                    choses — et par là le jugement ! Car ce qui
                                    a le plus souffert ces derniers temps, c'est
                                    le jugement qui partout se laisse aveugler
                                    par la soumission à l'autorité. Que le monde
                                    est donc heureux — de par toute la terre —
                                    d'avoir à vénérer comme une idole un maître
                                    d'école ! Ce n'est pas là vertu ou défaut
                                    national — c'est une chose répandue de par
                                    le monde, et qu'il faut combattre par
                                    l'effort de chacun à se former une base de
                                    jugement. Mais on ne forme pas son jugement
                                    en laissant tomber de haut constamment —
                                    pardonnez- moi ces mots durs — des
                                    jugements. On a besoin de volonté pour
                                    entrer dans la réalité. Les hommes qui
                                    aujourd'hui sont souvent aux postes de
                                    direction, sont — je l'ai déjà dit ici dans
                                    un autre contexte — l'élite des plus
                                    mauvais, amenés par les circonstances. C'est
                                    cela qu'il faut bien voir. Ce qui importe,
                                    ce n'est pas de se cramponner à des slogans
                                    : démocratie, socialisme, etc. — ce qui
                                    importe, c'est de voir la réalité derrière
                                    les mots. |  
                                |  69 |  C'est cela qui parfois
                                    submerge l'âme et déborde des lèvres à notre
                                    époque, où l'on voit si nettement que les
                                    quelques êtres qui se sentent aujourd'hui
                                    amenés à s'éveiller ne le font que sous la
                                    contrainte, n'y viennent que par la
                                    contrainte. Voilà ce qui nous dit : ce qui
                                    importe, c'est le jugement, la vue claire
                                    des choses. Mais on n'y voit clair dans
                                    l'évolution des peuples que lorsqu'on
                                    embrasse du regard des enchaînements
                                    profonds. Il faut alors avoir le courage de
                                    se dire : toute science des peuples et tout
                                    ce qui participe à l'organisation sociale
                                    sans connaître ces choses, est sans
                                    compétence. Il faut avoir ce courage, et
                                    c'est de ce courage-là que j'ai voulu parler
                                    une fois. J'ai parlé bien longuement
                                    aujourd'hui, mais il me paraissait important
                                    de montrer les impulsions européennes
                                    pro¬fondes qui sont directement liées aux
                                    impulsions du temps présent. |  
                                |  70 |  Vous savez qu'aujourd'hui, on
                                    ne peut jamais dire du jour au lendemain à
                                    quel endroit on sera, et que l'on peut
                                    aujourd'hui être contraint à s'en aller ici
                                    ou là. Mais quelle que soit la marche des
                                    choses — peut-être parlerons-nous ensemble
                                    encore longtemps, peut-être seulement peu de
                                    temps —, même si je devais partir
                                    rapidement, la dernière conférence en tout
                                    cas que je fais ici ne sera pas celle
                                    d'aujourd'hui. Je verrai à faire en sorte
                                    que je puisse vous parler encore ici. |  
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