|   Or il y avait une nécessité, exigée par la complexité
                          de la situation autrichienne, de passer à une vision
                          claire de la question : comment une association de
                          peuples différents doit-elle étudier les affaires
                          spirituelles, car la question des nationalités à
                          laquelle l’Autriche, une association de peuples, était
                          confrontée est une question de la vie de l’esprit. Et
                          l’Autriche n’a même pas commencé à poser cette
                          question et moins encore à l’étudier. Si j’observe et
                          pondère les choses avec une volonté de ne pas
                          simplement grouper les éléments selon les passions ni
                          selon l’histoire extérieure, il m’apparaît que
                          l’ultimatum serbe n’est pas le facteur déterminant et
                          que d’autres choses se sont conjuguées en dehors de
                          l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand,
                          successeur [399]au trône d’Autriche. Je vois surtout le fait que dès
                          l’automne 1911 et en 1912 ont eu lieu au parlement
                          autrichien des débats qui ont retenti jusque dans la
                          rue et qui concernaient toujours les circonstances
                          prévalant en Autriche. D’un côté furent mises sur la
                          paille des quantités d’entreprises en raison de
                          l’étroitesse dans laquelle avait été contrainte toute
                          la politique autrichienne, à tel point qu’elle ne
                          faisait que chercher stérilement de nouveaux marchés
                          impossibles à trouver. D’un côté il y eut la mise en
                          faillite de nombre d’entreprises en 1912 qui entraîna
                          le renchérissement effroyable que l’on sait. Il y eut
                          des mouvements de révolte qui frisèrent la révolution
                          à Vienne et dans d’autres régions d’Autriche. Les
                          débats parlementaires sur le renchérissement, auxquels
                          le député Adler 121 prit une si grande part, furent si
                          passionnés que cinq coups de feu éclatèrent dans la
                          galerie en direction du ministre de la justice.
                          C’était un signal ; on ne pouvait plus continuer comme
                          cela à gérer l’Autriche, il n’était plus possible de
                          maintenir ainsi l’économie. Et qu’a dit pour
                          l’essentiel le ministre intérimaire Gautsch 122, dans
                          son discours ? Il a dit qu’on devait recourir avec la
                          dernière vigueur aux vieilles règles administratives
                          et faire en sorte que l’agitation autour du
                          renchérissement disparaisse. Cela vous montre
                          l’ambiance qui régnait, d’un autre côté.
 La vie de l’esprit se déroulait dans les luttes
                          nationales. La vie économique avait été poussée dans
                          une impasse, ce que l’on peut étudier dans tous les
                          détails. Mais personne n’eut ni le courage ni
                          l’intelligence de dire qu’il était indispensable
                          d’étudier les conditions de la poursuite de la vie de
                          l’esprit et économique loin des vieilles conceptions
                          politiques qui justement en Autriche avaient montré
                          leur nullité. La nécessité se fit sentir de prendre en
                          main l’étude des affaires mondiales sous [400]
                          l’optique de la tripartition de l’organisme social.
                          Cela ressort tout simplement de ce que j’ai évoqué.
                          Or, comme personne ne voulait penser à cela, les
                          événements se sont fait valoir. Voyez-vous, il suffit
                          de montrer, par quelques traits seulement, ce qui
                          s’est passé en Autriche dans les années 1880 et au
                          début de ce siècle- ci sous l’effet du Congrès de
                          Berlin 123, pour voir quelles forces étaient en
                          présences. La situation était déjà telle en Autriche,
                          avant ces années-là, que le député polonais Otto
                          Hausner 124 pouvait dire publiquement au parlement :
                          si l’on continue de travailler de cette manière dans
                          la politique autrichienne, il n’y aura plus de
                          parlement dans trois ans, mais quelque chose de tout à
                          fait différent. Il voulait dire un chaos politique. En
                          de telles circonstances, on a, bien sûr, tendance à
                          l’exagération, à l’hyperbole. En fait il n’a pas fallu
                          trois ans, mais quelques décennies pour que se réalise
                          cette prophétie. Je pourrais vous citer d’innombrables exemples de
                          débats parlementaires des années 1880 où l’on voyait
                          également se profiler de manière très préoccupante le
                          problème de l’agriculture. Je me souviens très bien
                          que, dans l’argumentation pour la construction du
                          chemin de fer de l’Arlberg, on disait de tous les
                          bords politiques que l’agriculture ne pourrait pas
                          continuer ainsi puisque les produits venaient de
                          l’ouest submerger le marché. Le problème n’était
                          évidemment pas envisagé correctement, mais la
                          prophétie était juste. Toutes ces choses, on pourrait
                          en citer des centaines, montrent que l’Autriche avait
                          atteint un point en 1914 où elle devait se dire : de
                          deux choses l’une, ou bien nous déclarons le pays en
                          faillite, nous démissionnons, car nous sommes
                          impuissants ! Ou bien il nous faut risquer un jeu de
                          prestige pour les couches supérieures, pour sortir de
                          cette situation d’une manière ou d’une autre. Pour
                          [401] celui qui pensait que l’Autriche devait
                          subsister, et j’aimerais savoir quel politicien aurait
                          pu le rester en pensant le contraire, même une nullité
                          comme le conte Berchtold, il ne pouvait pas dire
                          autrement : il faut que quelque chose se passe. On ne
                          pouvait plus faire autrement que de se lancer dans un
                          jeu risqué. Cela peut paraître bizarre, à certains
                          points de vue ; mais il faut le placer dans le
                          contexte historique.
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