QUATRIÈME CONFÉRENCE
DORNACH, 6 DÉCEMBRE 1918
04001 - Récemment, j'ai particulièrement insisté sur
l'impossibilité d'établir sur le plan physique un état
paradisiaque, si nous prenons toujours le terme dans
le sens évoqué la dernière fois, qu'en conséquence
toutes les prétendues solutions à la question sociale,
dont le but plus ou moins conscient est d'instaurer le
paradis sur terre, qui de surcroît est censé durer,
que toutes ces prétendues solutions reposent
nécessairement sur des illusions. C'est à la lumière
de cette donnée que je vous prie de bien vouloir
accueillir tout ce que j'explique à propos des
événements actuels. Car la réalité de notre époque
présente indubitablement une exigence précise que l'on
peut définir comme l'exigence de donner une forme
sociale aux conditions humaines. Il ne faut surtout
pas faire de cette question une question abstraite, ni
la prendre au sens absolu, mais il s'agit, comme je le
disais la dernière fois, de se rendre compte à partir
des connaissances issues de la science spirituelle de
ce qui précisément est nécessaire à notre époque. Nous
allons étudier à présent quelques aspects de ce que la
science spirituelle juge nécessaire pour notre temps.
04002 - Il y a aujourd'hui une chose qu'habituellement
on néglige vraiment beaucoup. Lorsqu'on parle de
social et des revendications qui s'y rattachent, on
oublie trop souvent que, conformément aux exigences de
notre temps, la question sociale ne peut en aucun cas
être abordée sans une connaissance intime de l'être
humain. On peut bien imaginer tous les programmes
sociaux que l'on veut, vouloir réaliser les idéaux
sociaux les plus beaux, tout cela demeure stérile si
le but recherché n'est pas de comprendre l'être humain
en tant que tel, si on n'aboutit pas à une
connaissance plus intime de l'individu. J'ai fait
remarquer que l'articulation de la vie sociale dont
j'ai parlé, cette articulation sociale ternaire qu'il
me fallait présenter comme une exigence de notre temps
au sens le plus fort du terme, vaut justement pour
l'époque actuelle, parce qu'elle prend en
considération dans le moindre détail la connaissance
de l'être humain, tel qu'il est maintenant, à ce
moment donné de la cinquième époque postatlantéenne.
Et c'est aussi à partir de ce point de vue que je vous
prie de considérer toutes les explications que je
donnerai.
04003 - Comprenez bien qu'on ne peut pas établir un
ordre social tel que l'exige la situation actuelle
sans prendre conscience de la chose suivante : cet
ordre social est lié au fait que l'homme lui-même se
reconnaisse dans sa relation à l'élément social. On
peut dire que, de toutes les connaissances, celle de
l'être humain est la plus difficile, c'est pourquoi
dans les anciens mystères le « connais-toi toi-même »
fut fixé comme le but le plus élevé de la quête de la
sagesse. La grande difficulté pour l'homme
d'aujourd'hui est de comprendre tout ce que le cosmos
anime en lui, tout ce qui agit en lui. Il préférerait
s'imaginer lui-même de la manière la plus simple
possible, parce que, aujourd'hui précisément, il est
devenu très paresseux dans son penser, dans ses
représentations. Mais l'être humain n'est justement
pas un être simple, et surtout pas sur le plan social.
Et ce n'est certes pas l'arbitraire dans les
représentations qui peut faire quoi que ce soit contre
cette réalité. Car dans ce domaine, l'homme est un
être qu'il voudrait infiniment ne pas être, il
préférerait de beaucoup être différent. On peut dire
qu'en réalité l'être humain s'aime terriblement
lui-même. Il s'aime vraiment beaucoup, c'est
incontestable. Et c'est cet amour de lui-même qui fait
que la connaissance de soi devient source d'illusions.
Ainsi l'homme ne veut pas s'avouer qu'il n'est un être
social que pour moitié, et que pour l'autre, il est un
être antisocial.
04004 - Reconnaître froidement, énergiquement, que
l'homme est un être à la fois social et antisocial,
voilà une exigence fondamentale de la connaissance
sociale de l'être humain. On a beau dire : Je
m'efforce de devenir un être social (naturellement, il
faut aussi le dire, car si on n'est pas un être
social, on ne peut absolument pas vivre convenablement
avec les hommes), le fait de lutter constamment contre
le social, d'être continuellement un être antisocial
est inhérent à la nature humaine.
04005 - Nous avons bien des fois considéré l'être
humain, à propos des sujets les plus divers, selon la
nature ternaire de son âme : penser ou faculté de
représentation, ressentir et vouloir. Réexaminons-le à
nouveau aujourd'hui sous ces trois aspects, mais
cette fois sous le rapport social. Comprenez bien
avant tout que la faculté de représentation, le penser
humain, est une source infiniment importante de
comportement antisocial. Dans la mesure où l'homme
est tout simplement un être pensant, il est un être
antisocial. Ici, seule la science de l'esprit peut
atteindre la vérité, car elle seule peut répandre
quelque lumière sur cette question : Quelle est notre
attitude d'être humain dans nos relations aux autres ?
Quand le rapport [85] juste d'être humain à être
humain est-il en quelque sorte établi pour la
conscience ordinaire, quotidienne, disons dans la vie
de tous les jours ? Eh bien, voyez-vous, lorsque ce
rapport juste d'homme à homme est établi, sans aucun
doute l'ordre social l'est aussi. Or il est un fait
curieux (on pourra dire que cela est malheureux, mais
celui qui sait dira, lui, que c'est nécessaire) : nous
ne développons un rapport correct d'être humain à être
humain que lorsque nous dormons. Seul le sommeil nous
permet de créer un rapport juste, sans fard, d'homme à
homme. Dès l'instant où vous avez paralysé la
conscience diurne habituelle, où vous vous trouvez
donc entre le moment où vous vous endormez et celui où
vous vous réveillez, dans le sommeil sans rêve, là,
vous êtes un être social — je parle maintenant au
niveau de la représentation, du penser. Dès votre
réveil, vous commencez par vos représentations et vos
pensées à développer des impulsions antisociales. Et
le fait qu'en réalité l'homme ne se comporte
convenablement envers son semblable que durant son
sommeil complique énormément les rapports sociaux. J'y
ai déjà fait allusion à diverses reprises, en partant
de points de vue différents. J'ai par exemple indiqué
qu'on a beau être chauvin, nationaliste à l'état de
veille, dès qu'on est endormi, on se retrouve
justement parmi ceux qu'on hait le plus lorsqu'on est
éveillé, on est avec l'esprit de leur peuple. On ne
peut rien y faire. Le sommeil est un régulateur
social. Mais la science moderne ne voulant en somme
rien savoir à ce sujet, il lui faudra encore beaucoup
de temps pour admettre ce que je viens de dire dans
ses réflexions sociales.
04006 - Or, lorsque nous sommes éveillés, le penser
nous entraîne encore dans un autre courant antisocial.
Supposez que vous soyez en face d'une autre personne.
En effet, on ne peut être en face de tous les hommes
qu'en étant en face de l'individu. Vous êtes un être
pensant, naturellement, sans quoi vous ne seriez pas
un être humain. Je parle à présent uniquement du
penser; nous parlerons du ressentir et du vouloir par
la suite, car de ces deux points de vue, on pourrait
faire une objection, mais ce que j'énonce maintenant
est exact du point de vue de la représentation. Tandis
qu'en tant qu'être humain qui se fait des
représentations, qui pense, vous faites face à un
autre individu, il se passe cette chose singulière :
par le simple rapport réciproque qui s'établit entre
vous, il y a dans votre subconscient le désir d'être
endormi par cette autre personne. Et vous êtes dans
votre subconscient tout bonnement endormi par
l'autre. Voyez-vous, c'est là le rapport normal d'être
humain à être humain. C'est-à-dire que lorsque nous
nous rencontrons, l'un s'applique toujours — le
rapport naturellement est réciproque — à endormir le
subconscient de l'autre. Par conséquent, que vous
faut-il faire en qualité d'homme pensant? Tout ce que
je raconte en ce moment se produit bien entendu dans
le subconscient, mais n'en est pas moins réel; c'est
une réalité, même si celle-ci ne s'élève pas jusqu'à
la conscience ordinaire. Donc, lorsque vous rencontrez
quelqu'un, ce quelqu'un vous endort, du moins il
endort votre penser, pas votre ressentir, ni votre
vouloir. Il vous faut alors, si vous voulez rester un
être pensant, vous protéger intérieurement en activant
votre penser. Vous devez lutter pour ne pas vous
endormir. Faire face à un autre être humain signifie
toujours : s'efforcer de se réveiller, sortir du
sommeil, se libérer de ce que l'autre veut faire de
nous.
04007 - Voyez-vous, de tels faits existent dans la
vie, et on ne peut comprendre cette dernière qu'en
l'étudiant au moyen de la science spirituelle. Lorsque
vous parlez à quelqu'un, que vous êtes même tout
simplement ensemble, cela signifie que vous avez à
vous maintenir continuellement en éveil contre son
désir d'endormir votre penser. Ce phénomène ne monte
certes pas jusqu'à la conscience ordinaire, mais il
agit en nous en tant qu'impulsion antisociale. D'une
certaine manière, tout être humain s'oppose à nous
puisqu'il est ennemi de notre faculté de
représentation, ennemi de notre penser, que nous
devons donc protéger contre lui. Cela signifie que, en
ce qui concerne la faculté de représentation, le
penser, nous sommes des êtres parfaitement
antisociaux, et qu'en général nous ne pouvons devenir
sociaux qu'en nous éduquant par un travail sur
nous-mêmes. Si nous n'étions pas contraints d'exercer
en permanence cette défense contre les autres hommes,
par l'éducation, par une autodiscipline, par la
nécessité dans laquelle nous vivons, nous pourrions
grâce à notre penser être des êtres sociaux. Mais
comme ce n'est pas le cas d'emblée, il nous faut avant
tout bien comprendre que nous ne pouvons que le
devenir, grâce à un travail sur nous-mêmes, mais
qu'au départ, en qualité d'hommes pensants, nous ne le
sommes pas naturellement.
04008 - Vous comprendrez donc que si on ne pénètre pas
le domaine de l'âme, la nature pensante de l'être
humain, on ne peut tout simplement rien dire sur la
question sociale, car celle-ci s'immisce jusque dans
les profondeurs intimes de la vie humaine. Quiconque
ne tient pas compte du fait que l'homme, tandis qu'il
pense, développe tout simplement des impulsions
antisociales n'arrivera jamais à élucider la question.
Pendant le sommeil, c'est facile, puisque de toute
façon nous sommes endormis. Le pont entre tous les
hommes peut alors être édifié. Si, à l'état de veille,
l'autre aspire à nous endormir lorsqu'il nous fait
face, c'est bien pour permettre l'édification de ce
pont jusqu'à lui, et nous faisons de même à son égard.
Mais il [87] faut nous défendre contre cela, sans quoi
nous perdrions tout simplement notre conscience
pensante au contact d'autrui.
04009 - Il n'est donc pas si simple d'avancer des
exigences sociales, car la plupart de ceux qui les
profèrent n'ont pas du tout conscience à quel point
l'antisocialisme est profondément ancré dans la nature
humaine. Et surtout, l'être humain n'est pas disposé
à reconnaître pareille chose sur lui-même. Cela lui
serait plus facile s'il admettait tout bonnement qu'il
n'est pas seul à être dans ce cas, mais que c'est
quelque chose qu'il partage avec tous les hommes.
Hélas, tout homme, même s'il admet qu'en général
l'être humain en tant que penseur est un être
antisocial, tout homme forme en secret un soupçon de
réserve pour lui-même : Oui, mais moi, je suis une
exception. Même s'il ne se l'avoue pas complètement,
il a toujours dans la conscience un petit peu de ce :
Je suis l'exception, ce sont les autres qui sont
antisociaux en tant que penseurs. Les hommes ont
beaucoup de mal à prendre au sérieux le fait que
l'être humain ne peut pas simplement «être », mais
qu'il lui faut continuellement «devenir». Cet aspect
est pourtant profondément lié aux choses que nous
pouvons apprendre à notre époque.
04010 - Aujourd'hui, il est bel et bien possible de
montrer ce qu'on n'a pas voulu faire il y a encore
cinq ou six ans, que certains maux et insuffisances de
la nature humaine s'étendent sur la Terre entière,
ceux-ci ne s'étant que trop manifestés. Les hommes
cherchent à se leurrer sur cette nécessité de devenir
quelque chose. Ils cherchent avant tout à ne pas
attirer l'attention sur ce qu'ils veulent devenir,
mais sur ce qu'ils sont. On constatera ainsi
aujourd'hui qu'un grand nombre des membres de
l'Entente et beaucoup d'Américains sont satisfaits de
ce qu'ils sont, uniquement parce qu'ils sont justement
membres de l'Entente ou Américains. Nul besoin pour
eux de devenir quoi que ce soit, ils ont juste à
montrer combien ils se différencient des méchants qui
vivent dans les pays d'Europe centrale, combien
ceux-ci sont noirs tandis qu'eux seuls sont blancs.
Cet état d'esprit a propagé sur quasiment toute la
planète une illusion humaine laquelle, naturellement,
se vengera de façon terrible avec le temps. Ce
vouloir-être et ne-pas-vouloirdevenir est à
l'arrière-plan de l'hostilité développée à l'égard de
la science spirituelle. Car celle-ci n'a pas le choix
: elle doit montrer à l'homme qu'il lui faut
constamment être en devenir, qu'on ne peut être
quelqu'un d'achevé grâce à ceci ou cela. L'être humain
se trompe effroyablement sur son propre compte s'il
croit pouvoir montrer quelque chose d'absolu qui
supposerait chez lui quelque perfection particulière.
Car tout ce qui n'est pas en devenir en lui suppose
une imperfection, et non une perfection de sa part. Et
ce que je vous ai dit à propos de l'homme, être
pensant, et des impulsions antisociales qui découlent
de cet état, revêt encore un autre aspect important.
04011 - Voyez-vous, l'être humain oscille en quelque
sorte entre sa nature sociale et sa nature
antisociale. De même qu'il va et vient entre la veille
et le sommeil (on pourrait dire également que le
sommeil est social et la veille antisociale), et de
même que pour avoir une vie saine ce mouvement
veille/sommeil lui est nécessaire, il lui faut
balancer entre le social et l'antisocial. Et cela
revêt justement une importance absolument primordiale
pour la vie de l'homme. Car ainsi, celui-ci peut
incliner plus ou moins vers l'un ou l'autre pôle,
comme cela se passe d'ailleurs aussi pour le sommeil
et la veille. Il y a des gens en effet qui dorment
au-delà de la normale, qui donc, dans ce mouvement
d'alternance qui doit être celui de l'homme entre
veille et sommeil, penchent plus d'un côté de la
balance. L'être humain peut donc cultiver davantage ou
les impulsions sociales, ou les impulsions
antisociales. C'est ce qui fait les différences
individuelles entre les hommes, et pour qui connaît un
tant soit peu la nature humaine, ce critère permet de
les différencier aisément. Ils se divisent clairement
en deux groupes : ceux qui penchent vers l'état
social, et ceux qui inclinent plutôt vers l'état
antisocial.
04012 - Je disais donc qu'il y avait encore un autre
aspect, car cette nature antisociale est une
conséquence de notre autodéfense contre
l'endormissement. Mais il y a encore autre chose :
c'est que cela nous rend malade. Même s'il ne s'agit
pas là de maladies très perceptibles, quoique parfois
elles le soient, la nature antisociale provoque des
maladies. Vous pourrez donc aisément comprendre que la
nature sociale possède, elle, des vertus curatives,
vivifiantes. Voyez à quel point la nature humaine est
étrange. L'être humain ne peut se guérir lui-même
grâce à sa nature sociale sans s'endormir en quelque
sorte. Or, en s'arrachant à cette nature, il fortifie
sa conscience pensante et devient antisocial, mais ce
faisant, il paralyse les forces curatives présentes
dans son subconscient, dans son organisme. Ainsi les
impulsions sociales et antisociales qui vivent en
l'homme agissent dans la vie jusque sur le terrain de
la santé et de la maladie. Quiconque oriente son étude
de l'être humain dans cette voie pourra trouver
l'origine d'un grand nombre de maladies plus ou moins
authentiques dans la nature antisociale de l'homme, et
cela bien plus souvent qu'on ne le pense. Je veux
parler de ces maladies qui souvent sont bien réelles,
mais qui vont plutôt s'extérioriser par exemple sous
la forme de «lubies », de toutes sortes de
persécutions de soi-même ou d'autrui, ou bien encore
dans la manie d'être [89] drôle, de faire telle ou
telle sottise... Tout cela est la conséquence d'une
constitution organique malsaine et se développe
progressivement lorsqu'on incline fortement vers les
impulsions antisociales.
04013 - En somme, on devrait voir très clairement
qu'il y a là un grand mystère touchant à la vie. Ce
mystère est d'une importance extraordinaire, tant pour
celui qui éduque les autres que pour celui qui veut
s'éduquer lui-même. Le connaître de façon vivante, et
non simplement en théorie, signifie recevoir
l'impulsion de prendre énergiquement sa vie en main,
de réfléchir à la façon de triompher de la nature
antisociale, de la ressentir afin de la dépasser. Bien
des gens se guériraient non seulement de leurs lubies,
mais aussi de toutes sortes d'états maladifs, s'ils
analysaient leurs impulsions antisociales. Mais il
faut le faire sérieusement, sans amour-propre, car
cela est d'une importance considérable pour la vie.
Voilà pour les aspects social et antisocial de l'être
humain, liés à ses représentations et à ses pensées.
04014 - L'homme est par ailleurs un être ressentant
et, dans ce domaine également, les choses sont
singulières. L'homme n'est là encore pas si simple
qu'il se l'imagine volontiers. Le sentiment qui lie un
être humain à un autre a en effet une particularité
paradoxale. La première inclination est toujours de
faire jaillir dans notre subconscient une perception
faussée d'autrui, et dans la vie, il nous faut
toujours commencer par lutter contre cette fausse
impression. Quiconque connaît la vie remarquera très
facilement que les gens non disposés à se mettre à la
portée des autres avec intérêt pestent en réalité
contre presque tout le monde, du moins au bout d'un
certain temps; et cela caractérise bien un grand
nombre de personnes. On aime un tel ou un tel pendant
un certain temps; mais par la suite, quelque chose se
met en mouvement dans la nature humaine et l'on
commence à maugréer contre l'autre d'une manière ou
d'une autre, on commence à avoir un grief quelconque
contre lui. On ne sait d'ailleurs pas bien soi-même ce
qu'on lui reproche, car ces choses se passent tout au
fond du subconscient. Cela vient simplement du fait
que celui-ci a tendance à véritablement falsifier
l'image que nous nous faisons de l'autre. Il faut donc
d'abord apprendre à mieux le connaître pour découvrir
que l'image que nous avons eue de cette personne au
premier abord comporte des erreurs que nous devons
corriger. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il
serait bon d'avoir pour principe de vie de prendre la
résolution de rectifier systématiquement, et de
quelque manière que ce soit, l'image de l'autre qui se
fige en notre subconscient, même s'il existe des
exceptions. Car celui-ci a tendance à juger les gens
selon les sympathies et les antipathies.
La vie elle-même nous y incite. De même qu'elle nous
invite à être tout simplement des individus pensants,
ce qui nous rend antisociaux, la vie nous invite à
juger selon nos sympathies et antipathies; les choses
dont je vous parle sont tout bonnement des faits. Mais
tout jugement basé sur la sympathie ou l'antipathie
est faussé, il ne peut être ni vrai ni juste. Et c'est
parce que, dans le sentiment, le subconscient
fonctionne la sympathie et l'antipathie, qu'il
projette toujours une image fausse de l'autre. Nous ne
pouvons pas avoir une image juste de notre prochain
dans notre subconscient. Certes, cette image est
parfois trop belle, mais elle naît toujours de nos
sympathies ou antipathies, et il ne reste plus qu'à
reconnaître une telle réalité, qu'à s'avouer que là
encore, en qualité d'être humain, nous ne pouvons pas
nous borner à «être», mais que nous avons à «devenir».
Il faut se dire, surtout sur le plan des relations où
le sentiment entre en jeu, que nous devons vivre comme
en attente. Nous ne devons pas rester sur l'image de
l'autre qui surgit tout d'abord du subconscient dans
le conscient, mais il nous faut essayer de vivre avec
les hommes. Et si nous nous y efforçons, nous verrons
que, de cette disposition antisociale, qui en réalité
est toujours là au départ, se développera la
disposition sociale.
04015 - Il est donc vraiment très important d'étudier
la vie des sentiments de l'être humain, dans la mesure
où elle est antisociale. Alors que la vie pensante
est antisociale parce que l'être humain est contraint
de se protéger contre l'assoupissement, la vie des
sentiments, elle, est antisociale parce que l'homme
inocule dès le départ des courants de sentiments faux
à la société, par le fait qu'il établit ses rapports
avec autrui sur la base de la sympathie et de
l'antipathie. Tout ce qui vient de l'homme au travers
de ces deux critères introduit à priori des courants
de vie antisociaux dans la société humaine. Et même si
cela semble paradoxal, on peut dire qu'en réalité une
société sociale ne serait possible que si les hommes
ne vivaient pas dans les sympathies et les
antipathies. Mais alors, ils ne seraient pas des êtres
humains. Il ressort à nouveau que l'homme est un être
à la fois social et antisocial, et que donc ce qu'on
nomme «la question sociale» doit tenir compte des
profondeurs intimes de l'entité humaine. Si cela ne
se fait pas, on ne parviendra jamais à résoudre cette
question à quelque époque que ce soit.
04016 - En ce qui concerne la volonté qui circule
entre les hommes, il est à la fois particulièrement
frappant, en même temps que paradoxal, de voir à quel
point l'être humain est complexe. Vous savez que dans
ce domaine la sympathie et l'antipathie ne sont pas
seules à jouer un rôle, elles en jouent un, certes,
dans la mesure où nous sommes des êtres ressentants,
mais il y a là également des inclinations et des
répulsions qui se changent en actions,
[91]c'est-à-dire des sympathies et antipathies en
action qui s'extériorisent, se manifestent et jouent
un rôle très particulier. L'homme se comporte
vis-à-vis d'autrui comme le lui suggère la sympathie
spéciale qu'il éprouve à son égard, selon le degré
particulier d'amour qu'il lui porte. C'est là une
inspiration subconsciente qui entre curieusement en
jeu. Car ce qui imprègne tout rapport volontaire entre
les hommes doit être considéré à la lumière de
l'impulsion qui le sous-tend, c'est-à-dire à la
lumière de l'amour plus ou moins important qui vit
entre les hommes. C'est par lui en effet que ceux-ci
font porter les impulsions volontaires qui circulent
entre eux.
04017 - Or, dans le domaine de l'amour, l'homme
succombe, au sens le plus fort du terme, à une grande
illusion et demande donc à être encore bien plus
corrigé que dans le domaine des habituelles sympathies
et antipathies liées au sentiment. Car aussi étrange
que cela puisse paraître à la conscience ordinaire, il
est tout à fait vrai que l'amour d'un individu pour un
autre, s'il n'est pas spiritualisé, et dans la vie
ordinaire il ne l'est que très rarement (je ne parle
pas simplement de l'amour sexuel ou de celui reposant
sur une base sexuelle, mais de l'amour entre les êtres
humains en général), qu'en réalité cet amour non
spiritualisé n'est pas l'amour, mais l'image que l'on
se fait de lui, que la plupart du temps il n'est rien
d'autre qu'une effroyable illusion. Car l'amour qu'on
croit porter à quelqu'un n'est le plus souvent que pur
égoïsme. Ainsi sont les hommes. On croit aimer
l'autre, mais en réalité on n'aime que soi-même dans
cet amour. Nous avons là une source de force
antisociale qui par ailleurs ne peut qu'engendrer une
formidable illusion sur soi-même. On peut en effet
penser aimer quelqu'un d'un amour débordant, mais dans
la réalité on ne l'aime pas; on aime le fait d'être
lié à cette personne dans sa propre âme. Le
ravissement que l'on éprouve dans l'âme au contact de
l'autre, ce que l'on ressent lorsqu'on est avec lui,
lorsque par exemple on lui fait une déclaration
d'amour, voilà ce qu'on aime en réalité. En somme, on
s'aime soi-même tout en enflammant cet amour de soi
dans le rapport avec autrui.
04018 - C'est là un important mystère de la vie,
quelque chose d'immensément conséquent. Car l'illusion
sur cet amour et sur ce qu'on appelle en général amour
entre les hommes, dont on croit qu'il est l'amour mais
qui n'est en réalité qu'amour-propre, égoïsme, égoïsme
masqué, est à l'origine des impulsions antisociales
les plus importantes et les plus répandues. À cause de
cet égoïsme qui porte le masque de l'amour, l'être
humain devient au sens le plus éminent un être
antisocial. Il l'est précisément parce qu'il se
confine en lui-même, et cela d'autant plus qu'il
l'ignore ou ne veut rien en savoir.
04019 - Vous voyez que lorsqu'on parle d'exigences
sociales, surtout à l'égard de l'humanité
d'aujourd'hui, il faut absolument tenir compte de ces
états d'âme. Le propos est simple : Comment les hommes
peuvent-ils arriver à une quelconque configuration
sociale de leur vie en commun, s'ils ne veulent pas
comprendre à quel point l'égoïsme est incarné dans le
prétendu amour, dans l'amour du prochain par exemple.
C'est ainsi que l'amour peut être une impulsion
terriblement puissante de vie antisociale. Nous
pouvons donc affirmer que tel que se présente l'être
humain, s'il ne travaille pas sur lui-même, s'il ne
se prend pas en main par une discipline personnelle,
il est dans tous les cas, en sa qualité d'être aimant,
un être antisocial. Quand l'homme ne travaille pas
sur lui-même, l'amour tel qu'il existe dans la nature
humaine est antisocial à priori, car il est exclusif.
Ce n'est pas une critique. De nombreuses nécessités de
la vie sont liées au fait que l'amour doit être
exclusif. Il est bien évident qu'un père aimera
davantage son propre fils que tout autre enfant, mais
cela est antisocial. On ne peut nier que c'est la vie
elle-même qui introduit l'antisocial en son sein. Et
lorsqu'on affirme, comme c'est devenu la mode
aujourd'hui, que l'homme est un être social, cela est
un non-sens, car il est aussi antisocial que social.
La vie elle-même fait de lui un être antisocial. C'est
pourquoi imaginez un instant un paradis sur la Terre,
tel que cela n'est pas possible, certes, mais tel
qu'on cherche à le réaliser, car naturellement les
hommes préfèrent toujours l'irréel à la réalité,
imaginons qu'un tel paradis soit établi, et pourquoi
pas même ce superparadis qu'ont voulu Lénine, Trotski,
Kurt Eisner(2) et d'autres. Eh bien, très rapidement,
d'innombrables individus devraient s'insurger contre
cet état, qui les empêcherait de rester des êtres
humains, parce qu'il ne comblerait que les seules
pulsions sociales et que les pulsions antisociales
s'agiteraient aussitôt. Ce mouvement est aussi
inévitable que celui du pendule qui ne saurait pencher
que d'un seul côté. Dès l'instant où vous instaurez un
état paradisiaque, les instincts antisociaux
s'animent nécessairement. Si les desseins de Lénine,
Trotski et Kurt Eisner, qu'ils se représentaient comme
un état paradisiaque, se réalisaient, on verrait la
chose se retourner très rapidement en son contraire à
cause des pulsions antisociales. Car c'est bien le
propre de la vie que d'osciller entre flux et reflux,
et si on refuse de le comprendre, eh bien, on ne
comprend absolument rien au monde. On entend souvent
dire que l'idéal d'une vie commune dans l'État est la
démocratie. Bien. Supposons donc qu'il en soit ainsi.
Mais si l'on voulait instaurer cette démocratie où que
ce soit dans le monde, elle mènerait nécessairement au
cours de sa dernière phase à sa propre abolition. La
démocratie tend nécessairement à ce que, [93] lorsque
les démocrates sont réunis, il s'en trouve toujours un
qui veut dominer l'autre, qui veut avoir raison contre
l'autre. Cela est tout à fait évident. Elle cherche à
atteindre sa propre dissolution. Introduisez la
démocratie où vous voulez; en pensée, vous peindrez
effectivement un joli tableau, mais transposée dans la
réalité, la démocratie mène à son contraire, de même
que le mouvement du pendule va vers le côté opposé. Il
n'en va pas autrement dans la vie. Les démocraties
mourront toujours au bout d'un certain temps de leur
propre nature démocratique. Voilà des choses qu'il est
absolument indispensable de savoir pour comprendre la
vie.
04020 - A cela s'ajoute encore un fait curieux : les
dispositions tout d'abord essentielles de l'homme de
la cinquième époque postatlantéenne sont
antisociales. Car la conscience qui s'édifie
précisément sur le penser est censée se développer
durant notre époque, laquelle en conséquence mettra en
évidence les impulsions antisociales de la manière la
plus brutale qui soit, par le canal de la nature
humaine. Par ces impulsions, les hommes appelleront
des situations plus ou moins malheureuses, et la
réaction contre l'antisocialisme s'affirmera toujours
dans les réclamations proférées en faveur du
socialisme. Il faut seulement comprendre que le flux
et le reflux doivent alterner. Car supposons que vous
socialisiez vraiment la société, cela engendrerait de
telles situations entre les hommes que nous ne ferions
que dormir dans nos relations humaines. Celles-ci
agiraient comme un soporifique. Il vous est difficile
de vous représenter la chose aujourd'hui, parce que
vous ne pouvez absolument pas imaginer de façon
concrète ce que serait une telle république dite
socialiste. Mais elle serait bel et bien un immense
dortoir pour la faculté humaine de représentation. On
peut concevoir l'existence de nostalgies à cet égard.
Bon nombre d'hommes ressentent continuellement ce
désir de dormir. Mais nous devons comprendre
justement ce que sont les nécessités internes de la
vie et ne pas nous contenter de vouloir simplement ce
qui nous convient ou nous plaît; car en règle
générale, c'est ce que nous n'avons pas qui nous plaît
et nous ne savons pas apprécier ce que nous avons.
Ces explications vous montrent que, lorsqu'on parle de
la question sociale, il faut avant toute chose
pénétrer intimement la nature de l'être humain,
apprendre à la connaître de sorte que l'on sache
comment les pulsions sociales et antisociales s'y
manifestent. Dans la vie, celles-ci s'entremêlent
d'une manière souvent inextricable, comme dans une
pelote de laine. C'est pourquoi il est si difficile de
parler de la question sociale. En fait, on ne peut
guère en débattre, à moins d'avoir le dessein d'entrer
véritablement dans la nature intime de l'homme pour
comprendre comment,
par exemple, la bourgeoisie en soi est porteuse
d'impulsions antisociales. Le simple fait d'être
bourgeois engendre des impulsions antisociales, parce
que être bourgeois consiste essentiellement à se créer
une sphère de vie à son gré, afin de pouvoir y vivre
rassuré. Si l'on analyse cette tendance curieuse du
bourgeois, on découvre que, selon les particularités
propres à notre époque, celui-ci veut se créer, sur
une base économique, un îlot de vie sur lequel il
pourra dormir en toute circonstance, excepté pour
satisfaire quelque habitude spécifique qu'il
développera selon ses sympathies et antipathies
subjectives. C'est ainsi que le bourgeois peut dormir
énormément. Par conséquent, il ne recherche pas le
même sommeil que le prolétaire, lequel est toujours
tenu en éveil du fait que sa conscience n'est pas
endormie sur une base économique et recherche donc le
sommeil de l'ordre social. Voilà déjà un aspect
psychologique très important. La possession endort,
tandis que la nécessité de lutter dans sa vie éveille.
L'endormissement par la propriété permet le
développement d'une impulsion antisociale, puisqu'on
ne désire pas le sommeil social, tandis que le fait
d'être continuellement exhorté par la nécessité de
gagner sa vie fait naître la nostalgie du sommeil dans
les rapports sociaux.
Ces choses doivent impérativement être prises en
compte, faute de quoi on ne comprend absolument pas
l'époque actuelle. On peut dire que d'une certaine
manière notre cinquième époque postatlantéenne tend
malgré tout à une socialisation, sous la forme que
j'ai récemment exposée ici. Car les choses dont j'ai
parlé se produiront : soit par la raison humaine, si
les hommes s'y prêtent, soit, s'ils ne le font pas,
par des cataclysmes et des révolutions. L'homme de la
cinquième époque postatlantéenne aspire à
l'articulation ternaire de la vie sociale, et celle-ci
doit venir. Notre époque cherche donc à atteindre une
certaine socialisation.
Mais cette socialisation n'est pas possible — vous le
déduirez des différentes considérations auxquelles
nous nous sommes déjà livrés ici — sans que quelque
chose d'autre l'accompagne. La socialisation ne peut
concerner que la structure extérieure de la société.
Mais à notre cinquième époque postatlantéenne, elle ne
peut que consister à dompter la conscience pensante,
à maîtriser les pulsions humaines antisociales. La
structure sociale doit donc, en quelque sorte, dompter
les instincts antisociaux de représentation. Et là,
un contre-poids est nécessaire, il faut que quelque
chose rétablisse l'équilibre. Mais pour que cet
équilibre soit rétabli, tout ce qui d'asservissement
des pensées, de domination des pensées d'un individu
par un autre, nous vient d'époques antérieures — où
cela était justifié —, tout cela doit disparaître de
l'univers avec la montée de la socialisation. C'est
pour [95] quoi, à l'avenir, la liberté dans la vie
culturelle devra trouver sa place à côté de
l'organisation des rapports économiques. Seule cette
liberté dans la vie de l'esprit nous donne la
possibilité, lors de toute relation humaine, de voir
en l'autre l'individu qui se tient devant nous et non
l'être humain en général. Un programme tel que celui
de Woodrow Wilson parle de l'homme en général, mais
celui-ci, cet homme abstrait, n'existe pas. Seul
existe l'être humain particulier, l'individu. Par
contre, nous ne pouvons nous intéresser véritablement
à cet individu en particulier que si nous le faisons
avec notre être tout entier, et non uniquement avec
notre simple faculté pensante. Nous éteignons ce que
nous sommes censés attiser d'homme à homme si nous
«wilsonisons», si nous traçons de l'homme un portrait
abstrait. L'essentiel est que, à l'avenir, l'absolue
liberté de pensée s'ajoute à la socialisation,
celle-ci étant impensable sans celle-là. Par
conséquent, la socialisation devra être liée à
l'élimination de tout asservissement de la pensée, que
celui-ci soit entretenu par certaines sociétés
anglophones que j'ai suffisamment caractérisées, ou
par le catholicisme romain. Car ces deux mouvements
se valent, et il est extrêmement important de
comprendre leur intime parenté. Il est capital
qu'aucune confusion ne règne aujourd'hui dans ce
domaine. Vous pouvez raconter à un jésuite ce que je
vous ai exposé sur la particularité de ces sociétés
occultes de la population anglophone. Il sera ravi de
recevoir confirmation de ce qu'il défend. Vous devez
cependant bien comprendre, si vous voulez vous situer
sur le terrain de la science spirituelle, que votre
rejet de ces sociétés secrètes ne peut en aucun cas se
confondre avec le rejet venant de la part des
jésuites. Il est curieux que, de nos jours encore, on
manifeste si peu de discernement à ce propos.
J'ai récemment fait remarquer, même au cours de
conférences publiques, que ce qui importe aujourd'hui,
ce n'est pas seulement ce qui est dit, mais qu'il faut
prêter attention à l'esprit qui pénètre ce qui est
dit. J'ai ainsi cité l'exemple de phrases identiques
que l'on trouve chez Woodrow Wilson et chez Herman
Grimm 0>. Je dis cela parce qu'il vous arrivera de
plus en plus souvent de constater que, du côté jésuite
par exemple, on prend en apparence, mais seulement en
apparence justement, tout autant parti contre ces
sociétés secrètes anglo-américaines que nous avons dû
le faire ici. Rien que le fait par exemple de lire un
article comme celui qui figure actuellement dans le
numéro de décembre de la revue «Voix d'aujourd'hui»
(4) fait un effet grotesque et grimaçant sur
quiconque est attaché aux réalités concrètes. Car
naturellement, ce qui doit être combattu chez ces
sociétés secrètes anglo-américaines est exactement la
même chose qui doit l'être dans le jésuitisme. Les
deux mouvements sont adversaires, se combattent, la
puissance de l'un se dressant contre celle de l'autre;
ils ne peuvent exister côte à côte. Chez l'un comme
chez l'autre n'existe pas le moindre intérêt
véritable, objectif, on n'y trouve qu'intérêt de parti
ou celui de l'ordre en question. Il nous faut
absolument perdre l'habitude de ne considérer que le
contenu des choses et de ne pas voir à partir de quel
point de vue une chose, quelle qu'elle soit, s'est
répandue dans le monde. Elle peut en effet s'avérer
bienfaisante, voire salutaire, si elle voit le jour à
partir d'un point de vue valable pour une période
donnée, mais introduite par une impulsion différente,
elle peut être ou extrêmement ridicule ou bien même
dangereuse. C'est quelque chose dont il faut tout
spécialement tenir compte de nos jours. Car il
apparaîtra toujours plus clairement que, lorsque deux
personnes disent la même chose, eh bien, il ne s'agit
justement pas de la même chose selon ce qui se cache
derrière cette affirmation. Après toutes les épreuves
que la vie nous a imposées au cours des trois à quatre
dernières années, il est absolument indispensable que
nous nous décidions enfin à vraiment tenir compte de
ces choses, à les pénétrer véritablement.
Or ce n'est guère le cas. Aujourd'hui encore on
continue à demander : Comment organiser ceci ou cela,
comment faire pour que ce soit juste ? Vous pouvez
bien organiser ce que vous voulez ici ou là, si vous
n'y mettez pas des hommes qui pensent dans le sens de
notre époque, eh bien, que vous mettiez au point
l'organisation la meilleure ou la pire, toutes deux
tourneront ou au salut ou au malheur, selon les hommes
que vous y aurez affectés. Il s'agit actuellement pour
l'être humain de vraiment comprendre une chose : il
lui faut devenir, il ne peut faire aucun cas de ce
qu'il est déjà, il lui faut continuellement être en
devenir. Il doit également consentir à vraiment
regarder au coeur de la réalité. Mais, comme je l'ai
déjà souligné à partir de différents points de vue,
cette idée rencontre beaucoup d'hostilité. En toute
chose, et surtout dans les circonstances actuelles, on
est très enclin à ne surtout pas toucher du doigt la
réalité, mais à prendre justement les choses comme il
nous plaît de les prendre. Se faire une opinion
conforme à la réalité n'est naturellement pas aussi
facile que de porter un jugement dont la formulation
est la plus immédiate possible. Les jugements
conformes à la réalité ne se laissent pas formuler
facilement, surtout pas lorsqu'ils touchent à la vie
sociale, à la vie humaine ou politique, car dans ces
domaines le contraire de ce que l'on pense est presque
toujours tout aussi exact. Par contre, si l'on essaie
de ne prononcer absolument aucun jugement, mais de se
faire plutôt des images, c'est-à-dire si l'on commence
à s'élever jusqu'à la vie imaginative, alors seulement
on peut se [97] rapprocher de la bonne voie. À notre
époque, il est capital d'essayer de se faire des
images, et non de porter des jugements qui à la vérité
sont abstraits et définitifs. Ce sont aussi les
images qui pousseront à la socialisation. Et puis,
sachons encore qu'il n'y aura pas de socialisation
tant que l'homme ne cultivera pas la science de
l'esprit. Deux choses lui sont donc nécessaires : d'un
côté la liberté de la pensée, et de l'autre la science
de l'esprit.
J'ai, bien sûr, déjà indiqué quel était le fondement
de tout cela, notamment au cours de conférences
publiques à Bâle (5) et ailleurs. J'ai dit que
certains penseurs matérialistes, voulant donc tout
comprendre à partir de l'évolution, de la chaîne
animale, affirment la chose suivante : Eh bien, oui,
nous trouvons chez l'animal les prémices des instincts
sociaux, lesquels, chez l'homme, deviennent moralité.
Or, précisément, ce qui est instinct social chez
l'animal devient antisocial, élevé au niveau humain.
Mais oui, c'est justement ce qui est social chez les
animaux qui est chez l'homme antisocial au plus haut
point! Les hommes ne veulent absolument pas admettre
les différentes lignes qui mènent à une image réelle
des choses; ils préfèrent juger rapidement. Ce n'est
pas en considérant exclusivement la nature animale de
l'être humain, là ou il est justement antisocial au
plus haut degré, qu'on peut réussir dans le domaine
des échanges humains, mais en le regardant comme un
être spirituel, en regardant chaque homme comme un
être spirituel. Or cela n'est possible qu'à condition
de concevoir le fondement spirituel de l'univers tout
entier, en prenant pour référence son fondement
spirituel. Ces trois choses, socialisme, liberté de
pensée, science de l'esprit sont indissociables. Ils
vont ensemble. L'évolution de l'un est impossible sans
celle de l'autre au cours de cette cinquième époque
postatlantéenne qui est la nôtre.
Il est surtout nécessaire que les hommes daignent
regarder, mais pas de manière irréfléchie, le fait que
chaque être humain porte aussi en lui un être
antisocial. On pourrait dire aussi, pour s'exprimer de
manière plus prosaïque, qu'il est très important pour
le salut de notre époque que les hommes cessent de se
trouver si formidables. C'est en effet le trait
caractéristique de l'homme moderne. Il s'aime
vraiment beaucoup. Et là, il vous faut à nouveau
différencier : il apprécie particulièrement son
penser, son ressentir, son vouloir, et une fois par
exemple que ses pensées lui plaisent, il n'en démord
plus.
Voyez-vous, quiconque est capable de vraiment penser
sait une chose qui n'est pas sans importance : sur
tout ce qu'il pense juste, il sait qu'un jour, une
fois au moins, il a pensé faux. En fait, on ne sait
une chose de façon juste qu'après avoir fait
l'expérience de l'effet que cela produit dans l'âme
d'avoir pensé faux à son propos. Mais les hommes ne
s'intéressent pas volontiers à ce genre de stades de
développement intérieur, et c'est pourquoi ils se
comprennent si peu aujourd'hui les uns les autres. Je
vais vous donner un exemple. La vision prolétarienne
du monde, dont je vous ai souvent parlé, affirme que
la manière dont les hommes se représentent les choses,
l'ensemble de la superstructure idéologique, dépend
des conditions économiques, si bien que les hommes
formeraient leurs pensées politiques selon leurs
conditions économiques.
Quiconque peut prendre en compte de telles idées
trouvera qu'elles sont largement fondées, qu'elles
sont même d'une justesse presque parfaite en ce qui
concerne l'évolution depuis le xvIe siècle. Car ce que
pensent les hommes depuis cette époque est dans sa
quasi-totalité le résultat des conditions économiques.
Ce n'est pas juste au sens absolu, mais cela l'est
largement, dans un sens relatif. Cependant ce
raisonnement ne veut pas entrer dans la tête d'un
professeur d'économie politique. Non loin d'ici
enseigne par exemple à l'université un économiste du
nom de Michels (6) qui, lui, affirme le contraire, à
savoir qu'il est possible de prouver que ce ne sont
pas les conditions économiques qui façonnent les
pensées politiques, mais que ce sont au contraire ces
dernières qui transforment considérablement les
conditions économiques. Ce monsieur Michels évoque le
blocus continental de Napoléon qui entraîna en Italie
et en Angleterre l'anéantissement pur et simple de
certaines branches de l'industrie et par ailleurs la
création de certaines autres. Donc, dit-il, nous avons
là un cas des plus flagrants où les conditions
économiques sont déterminées par une pensée politique,
en l'occurrence le blocus continental. Il cite encore
d'autres exemples similaires. Je sais que sur cent
personnes qui liront le livre de Michels, toutes
seront convaincues que ce qu'il dit est vrai, car cet
ouvrage est construit avec une logique exceptionnelle.
Tout semble y être absolument exact. Tout y est
cependant ridiculement faux. Et cela pour la raison
que tous les exemples qu'il donne sont construits sur
le même schéma que le blocus continental. Certes, ce
dernier a eu pour effet que certaines industries ont
dû être transformées en Italie, mais cette
transformation n'a entraîné aucune modification du
rapport économique entre chefs d'entreprises et
ouvriers. Et c'est justement ce qui est
caractéristique. Tout cela s'écroule, disparaît, car
cette théorie n'est en réalité qu'un fût sans fond.
Tout ce que Michels avance s'écroule parce que la
vision prolétarienne du monde n'affirme absolument pas
que ce n'est pas par une idée quelconque comme celle
du blocus continental [99] que par exemple l'industrie
florentine de la soie, qui n'existait pas auparavant,
s'est développée, alors qu'elle ne se développe pas en
Angleterre. Elle affirme au contraire : Bien que le
blocus continental ait lancé telle industrie ici et
telle autre là, rien n'est changé dans les rapports
économiques entre chef d'entreprise et ouvrier, alors
que ce sont ces rapports qui sont déterminants. Si
bien que cette théorie, avec sa superstructure
idéologique, s'exclut du vaste mouvement des
événements économiques et que l'exemple du blocus
continental et de ses effets, au sens le plus éminent,
ne démontre absolument pas ce que le professeur
Michels veut prouver.
Vous vous demandez à présent pourquoi un homme comme
celui-là persiste dans sa théorie face à la pensée
prolétarienne. Pour la simple raison qu'il est
amoureux de sa propre pensée et qu'il n'est pas en
mesure d'entrer dans les vues de la pensée
prolétarienne, car il s'endort aussitôt. Et c'est un
assoupissement latent, car, dès l'instant où il doit
réfléchir sur des pensées prolétariennes, il s'endort.
Il ne peut rester éveillé qu'en développant les
pensées dont il est épris.
C'est ainsi qu'il nous faut aborder le domaine de
l'âme. Et notre époque est justement la période au
cours de laquelle nous devons l'aborder de la manière
la plus intense qui soit, sans quoi nous ne
comprendrons pas ce qui est nécessaire à cette époque,
sans quoi nous ne pourrons parvenir à aucune sorte de
jugement salutaire au sujet des conditions actuelles
qui sont difficiles, tragiques. Or, en réalité, seuls
des jugements salutaires peuvent nous faire sortir, et
nous feront sortir, de notre misère actuelle. Dans
l'ensemble, il n'y a pas lieu d'être pessimiste. Par
contre, il y a vraiment lieu d'opérer une conversion
dans nos jugements, et cela concerne chacun d'entre
nous.
Il faut bien dire qu'il est très curieux de voir à
quel point les hommes d'aujourd'hui dorment, pour
ainsi dire, lorsqu'ils émettent leurs jugements, et
avec quelle rapidité ils oublient d'un instant à
l'autre, même quand ces instants sont très brefs. Nous
en ferons l'expérience. Oui, nous verrons comment les
hommes oublieront la manière dont ils ont jugé,
oublieront ce que de par le monde ils ont déversé de
phraséologie à propos du droit, de la nécessité de
combattre pour le droit contre l'injustice. Nous
serons là pour voir que la plupart des hommes qui, il
y a quelque temps, parlaient du droit sous cette
forme, l'oublieront et ne verront pas comment ensuite
chez le plus grand nombre de ceux qui ont parlé du
droit, il ne s'agissait en fait que de l'expression
d'un désir de puissance tout ordinaire. Il ne s'agit
naturellement pas de leur en vouloir, mais de voir
clairement que, lorsque d'un côté on a parlé de
justice, on n'a pas le droit d'ignorer que chez ceux
qui criaient le plus fort, c'était en définitive de
pouvoir et d'impulsions de puissance qu'il s'agissait.
Comme je l'ai dit, il ne faut pas se formaliser, mais
la façon dont se fera valoir ce qui a été exprimé il y
a relativement peu de temps sur le droit, le droit et
encore le droit, ne sera pas très belle. On ne peut
guère s'en étonner. Mais ceux qui ont dit leur mot,
qui ont participé, ceux-là devraient être surpris en
trouvant à présent le tableau si singulièrement
changé! Ils devraient pour le moins prendre conscience
de cette tendance qu'éprouve l'être humain à bâtir ses
jugements sur des illusions et non sur des réalités.
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