/Le concept d'argent et de capital de Joseph Beuys

Institut pour une triarticulation sociale
(contenu spécifique au site français)
Conditions d'utilisation.

Accueil

 

Deutsch EnglishDutchSkandinaviskFrançais ItalianoEspañolPortuguês (Brasileiro)Russisch
Recherche
 contact   BLOG  impressum 
Trad. FG


Ulrich Rösch


ON NE PEUT COMPRENDRE JOSEPH BEUYS
QUE LORSQU'ON L'A DÉJÀ COMPRIS


Explications sur le concept d'argent et de capital
de Joseph Beuys


Préliminaires méthodologiques


On ne peut comprendre Beuys que lorsqu'on l'a déjà compris. Dans ses entretiens et ses exposés, il décrit un monde qui, pour lui, est réel. Il puise aux sources d'expériences intérieures de l'âme, ou, si l'on veut, d'une nouvelle spiritualité. Si l'auditeur compare les déclara­tions de Beuys avec le savoir qu'il a acquis à l'école, il ne peut que hocher la tête dubitativement. À travers l'expérience sensorielle, Beuys perçoit un monde réel, celui du concept dans son essence, du suprasensible. Pour le contemporain qui ne peut voir ou ne peut reconnaître un tel monde, Beuys doit parler de quelque chose qui n'existe pas.
Mais Beuys se trouve de ce fait en très bonne compa­gnie. La totalité de l'art moderne est un témoignage de cette confrontation du « Je » humain avec l'essence du monde. Le monde donné du visible, la réalité, c'est ce qui est éphémère, l'essentiel et le conceptuel, c'est ce qui est éternel. Et c'est cet éternel qui importe à l'art moderne, qui importe à Joseph Beuys. Ce dont on doit faire l'expérience, ce n'est pas le monde tel qu'on le voit, mais tel qu'il est vraiment. Franz Marc l'a formulé ainsi : « Je n'ai jamais le désir par exemple de peindre les animaux comme je les vois, mais comme ils sont. » Goethe, le grand artiste et naturaliste, a, dans cette voie, une bonne longueur d'avance sur nous. Il a longuement et intensi­vement étudié les phénomènes jusqu'au moment où leur essence s'est exprimée en lui dans une vision intérieure. L'étude globale du monde végétal, l'observation perma­nente des phénomènes sensibles des plantes, la contem­plation sans cesse renouvelée à partir des points de vue les plus divers ont fini par culminer chez lui dans le concept de plante originelle, de « Urpflanze ». Certes c'est un schéma que Goethe a dessiné, mais il désignait par là quelque chose qui change, qui se transforme en permanence. Les concepts ainsi dégagés n'ont rien de figé, ils se soumettent sans cesse à des transformations, à des métamorphoses. Goethe décrit sa méthode avec précision dans l'avant-propos à son traité des couleurs : « Car en fàit, c'est en vain que nous entreprenons d'exprimer la nature d'une chose. Nous percevons des effets, et une histoire complète de ces effets engloberait sans doute la nature de cette chose. Nous nous efforçons en vain de peindre le caractère d'un être humain ; rassemblons par contre ses manières d'agir, ses actes, et nous verrons apparaître une image du caractère. Les couleurs sont les actions de la lumière, ses actions et ses passions. Dans ce sens, nous pouvons attendre d 'elles qu'elles nous éclairent sur sa nature. » 14
Goethe montre par là que nous ne pouvons pas contempler le concept de lumière directement, mais que nous pouvons en faire l'expérience en tant que ce qui est vivant et agissant dans les phénomènes de couleur. La tâche du savant est par là définie : percevoir les phéno­mènes de sorte que dans la pensée leur idée, le concept, puisse apparaître. Ou, formulé dans l'autre sens : dans notre pensée l'idée s'exprime sous sa forme la plus pure. Rudolf Steiner, formé par l'édition des « Écrits scientifi­ques de Goethe » qu'il a établie, écrit dans son épistémologie goethéenne : «L'harmonie, régie par des lois internes, qui gouverne l'univers, parvient dans la connaissance humaine à sa manifestation. Ainsi la voca­tion de l'homme consiste à transposer les lois fondamen­tales de l'univers qui gouvernent toute existence, mais qui d'elles-mêmes n'accéderaient jamais à l'existence, dans le domaine de la réalité des phénomènes'. » Et dans l'introduction aux Écrits scientifiques de Goethe, il le formule ainsi : « La perception de l'idée dans la réalité est la vraie communion de l'homme »
C'est sur cette base que s'appuie Beuys : si l'on doit contribuer d'une façon ou d'une autre à la résolution de la question sociale qui se pose à nous de façon si urgente, il faut en premier lieu que les lois, que le concept des processus sociaux et de la création des formes sociales soient dégagés par un effort volontaire de la pensée de chacun. Ceci est une, condition nécessaire pour, dans le présent, contribuer à l'avenir. Mais elle n'est pas suffi­sante. A cela doit s'ajouter une entente avec un cercle de personnes suffisamment important. On pourrait dire : à l'expérience qui permet de connaître ce qui agit par les lois de la nature doit s'ajouter un processus de création artistique qui permette d'ébaucher librement des possibi­lités sociales. Mais ce processus artistique ne peut être accompli par un seul, il faut que ce soit une communauté, un collège, une association d'individualités libres. C'est de la sorte que la Plastique Sociale peut et doit se développer, c'est un processus artistique renouvelé et élargi.
Nous aurions ainsi à nous mettre en route pour aller de la science sociale à l'Art Social, c'est-à-dire que nous devons compléter en nous le savant par l'artiste. C'est en cela que nous pouvons prendre la suite de Beuys. C'est en cela que nous pouvons le considérer comme un des modèles les plus importants de notre siècle.


La structure bipolaire consommation/production se manifeste dans la société industrielle


Tournons-nous après ces préliminaires méthodologi­ques vers l'organisme social en tant que phénomène. Nous pouvons examiner un organisme par deux côtés : par rapport aux processus et par rapport à sa forme (Gestalt). Si nous examinons sa forme, nous verrons que celle-ci est prise dans une évolution continue. Mais cette évolution ne se déroule pas régulièrement. Elle se réalise par sauts et par transformations. Nous pouvons aussi observer de telles modifications de la forme, de telles métamorphoses dans l'organisme social.
Peut-être que l'organisme social a connu la plus violente de ses transformations en passant du mode de production de l'économie domestique du Moyen Âge à la production industrielle moderne. En fait, ce n'est qu'avec ce passage que la question sociale est apparue, laquelle est aujourd'hui devenue une des questions les plus décisives et les plus importantes de l'humanité.
Qu'est-ce qui a changé du fait de ce passage ? Exami­nons l'atelier d'un artisan du Moyen Âge : nous voyons comment le maître travaillait à fabriquer un produit avec ses apprentis et ses compagnons dans le cadre de l'éco­nomie domestique. Souvent ce n'était pas seulement une communauté de travail, mais aussi une communauté de vie totale : tous vivaient dans la grande famille du maître artisan. La plupart du temps on travaillait sur commande d'un client, ou bien un produit était fabriqué en quantité limitée et vendu au marché. Là, le produit était échangé contre d'autres produits, ou bien, pour des raisons prati­ques, on faisait intervenir l'argent comme moyen d'échange, comme représentant d'autres marchandises. Nous avions une économie de troc sous forme d'écono­mie monétaire. Les producteurs se trouvaient dans le cadre protégé de l'économie domestique, seuls les pro­duits étaient introduits dans le circuit économique.
Dans la société industrielle moderne, nous sommes en présence d'un tout autre tableau. Les hommes en tant que porteurs de capacités sont absorbés eux-mêmes dans le circuit économique. Ils affluent sur les lieux de produc­tion en tant que porteurs de la force de travail.
Nous pouvons éclairer le travail par deux côtés. D'un côté, il est issu des capacités des hommes, de l'autre, il agit sur la nature. En d'autres termes : le travail est pris dans la polarité esprit/corps. Mais comme les capacités — la base spirituelle de l'homme — est toujours, sur terre, liée à sa corporéité, il lui faut aujourd'hui s'insérer totalement dans le circuit économique. Les conflits sociaux actuels sont précisément liés à cela, de façon très étroite : la force de travail est devenue une marchandise, le travail aliéné caractérise l'homme d'aujourd'hui.
Il faut ajouter autre chose. Le mode de production moderne n'est plus basé sur un individu ou sur un petit groupe, mais il se réalise dans de grands complexes d'entreprises. Les lieux de production vers lesquels chaque jour des centaines et des milliers de travailleurs affluent pour travailler ensemble deviennent l'unité de base de la vie sociale. La vie économique se développe en un « système intégral » (Eugen Leibl); elle devient collectiviste.
Ainsi nous voyons comment dans l'organisme social se dégage une polarité, une contradiction. Le point de départ de toute production, ce sont les capacités indivi­duelles qui se réalisent dans le travail. Mais aujourd'hui ce travail ne devient efficace que dans d'énormes com­munautés de production où l'on travaille de façon collec­tiviste. Ce collectivisme est simplement le résultat des possibilités et des nécessités techniques de la vie écono­mique moderne.
Le principe de collaboration universelle détermine, de l'autre côté, le principe d'un approvisionnement exté­rieur conséquent. Il en résulte qu'au fond, dans une société dans laquelle règne la division totale du travail, personne ne peut plus rien produire pour soi-même. Toute la production, tout le travail est tourné vers les autres, vers ceux qui ont des besoins. La vie économique qui repose sur la division du travail tend d'elle-même vers une collaboration fraternelle socialiste.
Face à ce secteur de la production, il y a le secteur de la consommation. Chaque individu ne peut définir que par rapport à soi-même quels sont ses propres besoins. Les besoins de la consommation générale se dégagent à partir des personnalités singulières, de chaque individu.
C'est ainsi que la forme de la vie économique moderne s'est réalisé en une structure bipolaire. Le secteur de la consommation s'oppose au secteur de la production. Dans cette polarité entre le champs des besoins et celui du travail il y a des courants orientés : la valeur des capacités qui affluent vers les lieux de production (l'esprit qui dirige le travail) et les valeurs marchandes qui affluent vers les consommateurs (la base naturelle qui est transformée par le travail). Ces valeurs économiques transitent selon des processus de construction et de destruction. Par là on commence à sentir que le processus social doit être compris organiquement. Tous les modèles mécanistes ne parviennent pas à rendre compte de l'organisme social.


L'organisme social s'est développé en une structure ternaire


Au sein du domaine économique nous n'avons affaire qu'à des valeurs marchandes. Toutes les réalisations, que ce soient celles de la production matérielle ou celles d'une institution culturelle, prennent un caractère de marchandise. Seul le résultat de la presta­tion peut être évalué, pas le travail lui-même. D'où il résulte naturellement — et en ce sens nous sommes en totale convergence de vues avec Joseph Beuys — qu'il faut compter au nombre de la totalité des entreprises tant celles de la production matérielle que les institu­tions culturelles. Le domaine de la vie de l'esprit, qui pour l'essentiel repose sur les capacités humaines, fait face à la composante sociale de la vie économique. Ici, il ne faut pas limiter les capacités aux capacités intel­lectuelles, spirituelles de l'homme, mais il faut souli­gner expressément que tout le domaine du travail manuel, toute habileté, toute aptitude à pratiquer une activité coordonnée et productrice, doit être inclue dans le domaine de la vie de l'esprit. « C'est premièrement le domaine de l'esprit, le domaine dans lequel s'exer­cent les capacités humaines que l'homme apporte avec lui des autres mondes quand il arrive sur terre, les capacités qui sont dans sa nature, qui sont dans ce qu'il peut apprendre à partir de ces dispositions, qui constituent quelque chose de parfaitement individuel, qui s'épanouissent d'autant plus que l'individualité de chacun peut être mise en valeur dans la vie sociale. Que l'on soit matérialiste ou tout ce que l'on voudra, on devra reconnaître que ce qui s'exerce dans ce domaine, l'homme l'apporte par sa naissance sur terre, c'est quelque chose qui, de l'habileté physique de l'artisan jusqu'aux réalisations et manifestations les plus élevées du génie inventif ne peut s'épanouir autrement qu'à partir de l'individualité de chacun'. »
Entre les deux, il y a un troisième domaine qui ne peut pas être considéré seulement à partir de l'indivi­dualité, mais qui ne peut pas non plus être évalué par un jugement collectif. C'est le domaine du droit dans lequel agit l'élément purement humain et où la dignité humaine doit être protégée. Ce domaine embrasse tous les droits et les devoirs dans l'organisme social : «Et cette relation comprend toutes les relations dans les­quelles précisément chaque individu fait directement face à autrui, non pas en tant qu'agent économique, mais en tant qu'homme, dans lesquelles il n'a pas à faire non plus aux capacités innées ou acquises de l'homme, mais où il a affaire à ce qui lui est permis ou ce à quoi il peut être tenu dans l'organisme social, à ce qui est son droit, à ce que signifie dans l'organisme social le fait que l'homme en tant qu'homme aborde autrui de façon purement humaine, abstraction faite de ses capacités, de sa position économique 18. »
En ce qui concerne les contrats que passent entre eux les hommes dans la vie économique, il y a deux processus fondamentaux : premièrement le devoir, qui engage tous ceux qui sont actifs dans le domaine du travail, de prendre sur soi la responsabilité d'une tâche, deuxièmement le droit à l'acquisition des biens et des services produits. Ces processus de droit sont transmis dans la société moderne par l'argent. A l'époque actuelle, il n'a plus le caractère d'une marchandise, il est créé par les banques centrales selon un processus très libre. Au cours de la discussion Beuys décrit ce proces­sus de création de l'argent de façon précise et il rencontre l'assentiment du spécialiste des finances, le professeur Ehrlicher : « Je voulais encore dire que Monsieur Beuys tout à l'heure a décrit de façon tout à fait remarquable le processus de création de l'argent tel qu'il a lieu réellement aujourd'hui, et non comme il pense qu'il devrait avoir lieu 19. »
Les banques de crédit transmettent, par exemple sur la base d'une lettre de change contractée par l'entreprise, le crédit réalisé aux entreprises qui font de cet argent un capital d'entrepreneur, en attribuant aux personnes, avec leurs capacités spécifiques selon les cas, le lieu de production qui convient, sur la base de contrats de travail librement conclus. Wilhelm Schmundt indique ceci au sujet de la direction du capital d'entrepreneurs : « Il s'agit en l'occurrence d'une tâche de premier ordre qui relève de la mise en forme sociale, elle comprend la question suivante : comment les hommes aptes au travail trouvent-ils, dans le cadre du secteur de la production, un travail qui ait un sens et qui soit conforme à leurs initiatives et capacités de sorte que les besoins de l'hu­manité et de la nature soient satisfaits aussi bien que possible ? 20. »
L'argent librement créé dans le système bancaire va aux entreprises et, de là, est distribué aux collaborateurs au titre des revenus ; ceux-ci sont dans l'obligation d'engager leurs capacités dans le travail de production. Mais, pour les collaborateurs, l'argent signifie le droit à acquérir sur le marché les biens et les services produits. Comme notre vie économique s'est développée en un système fermé, le système bancaire doit veiller à ce que tout argent émis revienne dans un espace de temps déterminé, à ce que le circuit se referme
.Ces quelques ébauches devraient à elles seules per­mettre de mieux comprendre le fait que l'argent est devenu un pur document de droit. Partout où l'argent prend le caractère d'une marchandise, il dérange, voire détruit obligatoirement les contextes sociaux. « Mais du fait que l'argent est devenu un véritable objet économi­que, il fait vraiment miroiter aux hommes quelque chose d'imaginaire, et par là, du même coup, il les tyran­nise2I » Le troisième domaine social, la vie du droit contient donc tout ce qui n'est en rapport immédiat ni avec l'individualité humaine ni avec le circuit des valeurs économiques. C'est le domaine qui concerne tout individu de la même façon, c'est pourquoi seul l'élément humain dans sa généralité doit y être actif. Ainsi on voit, grâce à l'étude sans prévention des phénomènes, qu'à l'époque moderne l'organisme social s'est développé en une structure ternaire : première­ment, nous avons le domaine qui a affaire aux capacités de l'homme, lesquelles sont liées complètement à son individualité. Ce que chaque individu apporte de son destin personnel avec lui, quand il vient sur terre, ne peut être apprécié qu'à partir de la conscience indivi­duelle. Ici, une seule chose peut être élevée au rang de principe social : la liberté, « l'autodétermination de chaque personne active à partir de la prise de conscience de la nécessité 22 ».
Face à ce premier domaine, il y a le deuxième, où il y va de la réalisation des initiatives sociales. Les offres librement faites par les producteurs sont ici évaluées par des collectifs. La collaboration suscite alors les valeurs marchandes, qui sont toujours orientées vers d'autres personnes. Ici se réalise de façon objective le principe de fraternité. Entre les deux se trouve le troisième domaine, celui de la sphère du droit, tout le domaine du contrat, de l'obligation et de l'autorisation. Du principe de liberté que nous devons reconnaître à tout individu sur la base de l'être de son individualité, il résulte par conséquent que, pour ce qui est de la sphère du droit, le principe social doit être valable de la même façon pour chaque individu et que donc l'égalité doit être ici une condition fondamentale.


Trois problèmes fondamentaux de la société industrielle


Ce que j'ai décrit ici est l'organisme social moderne, et, en particulier, les fonctions de l'argent et les processus monétaires tels qu'ils s'accomplissent aujourd'hui selon leur nature. Mais c'est parce qu'aujourd'hui les processus de l'argent sont encombrés par des concepts et des représentations qui ne correspondent pas à l'argent et qui mènent à des manipulations qui ne résultent pas de la nature de la chose, que surgissent les désastres sociaux et les problèmes de la société moderne.
Pour éclairer cela, prenons trois concepts centraux qui s'avèrent être absurdes : le concept de propriété (privée) des moyens de production, le concept de profit comme moteur de l'économie et le concept de travail salarié. Ces concepts découlent tous d'une situation qui était encore celle de l'économie de troc. Dans la société industrielle moderne, dans l'économie de capacités ou d'entreprise, ils sont complètement absurdes : « Il faut dire, non pas à partir d'une quelconque idéologie sociale réformiste, mais à. partir d'un regard porté sur le monde des faits et sur son ordre immanent, que ces trois concepts fondamentaux, du fait qu'ils agissent dans le secteur de production des entreprises, freinent la libre création des formes de l'organisme social, qu'ils la rendent même quasiment impossible à réaliser 23. »
Les moyens de production des entreprises — du reste exactement comme le foncier — ne peuvent être consom­més. En réalité, ils ne forment nulle part une synthèse avec l'argent. Ils ne sont ni achetés ni vendus ; ils font partie du système global de l'entreprise en question. Leur apparition est tributaire de l'autorisation de la mise en oeuvre de capacités qui — pour ainsi dire au nom des consommateurs — est accordée par un système bancaire central. Il ne peut y avoir de propriété privée que là où les marchandises sont achetées ou échangées, c'est-à-dire dans le secteur des consommateurs et, éventuellement, dans le secteur de la micro-économie. Dans le secteur des entreprises, les moyens de production ne peuvent être ni propriété privée ni propriété de l'État ou de la collecti­vité. Le concept de propriété n'a ici aucun sens. On ne peut accorder aux collectifs de travail (ou entreprises) qu'un libre droit d'utilisation. Les moyens de production ne représentent pas en eux-mêmes de valeur économique. Ce n'est que lorsque les hommes, de leur propre initia­tive, les utilisent avec leur savoirs spécialisés et leurs capacités qu'ils peuvent devenir productifs pour la tota­lité de l'économie. Ici il faudrait créer un nouveau concept de « propriété d'entrepreneur » qui permettrait à l'entrepreneur de doter sa libre initiative, sa créativité, des moyens de production correspondants, c'est-à-dire de pouvoir en disposer pleinement et sous sa propre respon­sabilité. Mais cela n'a pas de sens de vendre ou de léguer ces moyens de production de façon arbitraire.
Le deuxième concept absurde est le profit comme moteur de l'économie. Les recettes d'une entreprise constituent en vérité un argent sans valeur qui retourne à son point de départ, c'est-à-dire un argent qui n'est rattaché à aucune valeur économique. L'excédent des recettes sur les dépenses ne peut pas par conséquent autoriser à disposer d'une quelconque valeur économique. Le but de l'économie ne peut donc pas être de viser un tel gain comme le fait aujourd'hui l'économie actuelle à partir de ses concepts d'économie d'échange. Ce but ne peut être que de produire, dans des conditions de travail respectant la dignité humaine, des marchandises de haute qualité, avec aussi peu de dépenses en travail et en ressources que possible, et dans la perspective des besoins des consommateurs. L'intérêt pour autrui et ses besoins pourra remplacer l'attrait matériel. Mais cela ne peut se faire sans passer par la compréhension du contexte global des rapports sociaux.
Le troisième concept qui découle des concepts de l'économie de troc est la notion de travail rétribué. Les conflits et les problèmes sociaux les plus importants de la société industrielle en dépendent. La revendication de Kat-1 Marx, selon laquelle la force de travail ne doit pas devenir une marchandise, résulte de ces rapports sala­riaux à cause desquels l'homme moderne se sent atteint dans sa dignité humaine. En vérité la rémunération des travailleurs, et de l'entrepreneur lui-même, n'est absolu­ment pas un processus économique mais un processus de droit. L'achat ou l'échange du travail contredit l'écono­mie moderne d'entreprise. Il ne peut donc être question que de garantir un revenu juste à tous ceux qui travaillent dans la totalité sociale. Le processus de la rémunération doit être soustrait à la vie économique pour être transposé dans la sphère du droit. Toute personne a droit à un revenu afin d'avoir de quoi vivre décemment. Ce n'est que lorsque les conditions de l'existence humaine sont assurées que la personne peut alors mettre ses capacités à la disposition de ses congénères.
On voit à quel point les conséquences qui résultent de la transformation du concept de capital sont considéra­bles. Il faut ici encore une fois insister sur le fait qu'il ne s'agit pas de faire je ne sais quelles propositions d'amé­lioration pour rendre la vie actuelle plus humaine. Il s'agit exclusivement de décrire à l'aide de concepts conformes à leur essence des processus qui partout se réalisent déjà. Mais une fois que l'on a fait de ce concept modifié de capital une expérience intérieure, il peut en résulter un vaste mouvement de pédagogie sociale qui trouve un écho dans de larges couches de l'opinion publique. Beuys en est un exemple important.
Ce n'est que lorsqu'un nombre suffisant de personnes prendra en main la création des formes du monde à partir de cette nouvelle connaissance que nous pourrons vivre la guérison des rapports sociaux. Il ne s'agit pas de viser un état social paradisiaque, mais d'éliminer les foyers de maladie de notre société afin que l'organisme social conformément à sa nature puisse se développer de façon saine. Tous les individus qui y collaborent, sont des co-créateurs, des co-artistes de la Sculpture Sociale.


**


Joseph Beuys : «Le capital espace 1970-1977» tableau mural 4.


On retrouve le concept d'argent de Beuys clairement esquissé sur quelques uns de ses tableaux muraux. Le circuit monétaire apparaît avec une netteté particulière sur le tableau qui porte le titre « Vérifier dans cinq ans ! »
Le tableau est divisé par une ligne horizontale en côté de la production (« Prod.seite ») et côté de la consommation (« Kons »). Du côté de la production Beuys écrit : « Capi­tal = capacités ». Les capacités des hommes constituent le capital d'une économie nationale. Les limites de l'activité économique ne résultent que de celles des capacités humaines. L'argent qui est nécessaire à la production peut être créé de façon illimitée. Ce processus de création de
l'argent se réalise dans les sociétés modernes dans une banque centrale. L'argent retiré des banques centrales par les initiatives libres va aux entreprises. De là, il est reversé aux collaborateurs sous forme de revenus. Beuys écrit en dessous : « Séparation du travail et du revenu ». Il veut dire par là que la distribution des revenus relève d'un processus juridique élémentaire et nullement d'un proces­sus économique. Les marchandises peuvent être évaluées selon des critères économiques. Mais le travail fait partie du domaine du droit, du domaine qui concerne la dignité de l'homme. Le cercle est interrompu par le seuil qui est nettement marqué (en haut, au milieu). Par seuil, il entend le marché (U). A cet endroit les marchandises produites rencontrent l'argent des consommateurs. Les marchandi­ses sont consommées, détruites par le consommateur, c'est-à-dire qu'elles disparaissent du circuit économique. L'argent retourne aux entreprises, mais il a perdu toute relation à une valeur marchande. C'est pourquoi Beuys écrit : « Argent en reflux sans rapport de valeur » (en haut, à gauche). C'est à partir de cet argent sans « valeur » qu'aujourd'hui se fondent les nombreuses prétentions à posséder les moyens de production. Beuys met en lumière le fait que cet argent a certes une signification comptable, mais sans plus aucune relation à la valeur. Par là, aucune prétention juridique ne peut, non plus, lui être associée. La comptabilité moderne de l'économie globale garantit que cet argent en reflux retourne à la banque centrale démocra­tique. Ainsi le circuit de l'argent se referme.
On trouve aussi sur le tableau les concepts de liberté, égalité, fraternité. On peut déduire du contexte de ce schéma que le concept modifié de capital et la société formée à partir des lois de celui-ci constituent la base sur laquelle ces impulsions d'une humanité moderne peuvent se réaliser socialement. Tous les cinq ans il faut examiner la réalité pour vérifier si c'est le cas.
Sur le tableau intitulé « Art = Capital » on trouve le circuit de l'argent dans des contextes élargis. Sous ce titre Beuys dessine une flèche horizontale qui va de l'art à l'économie et, dessous, la même flèche dans le sens inverse, ce qui caractérise la réciprocité de la dépen­dance. Au-dessus, il explique en écrivant : « Art — mise en forme — créativité = travail ». Par là, Beuys expose son concept du travail. Le travail provient du potentiel de créativité de l'homme. Il devient actif dans les entrepri­ses, pour transformer la nature afin qu'elle devienne un bien de consommation.
Ce tableau acquiert une perspective tout à fait essen­tielle du fait que la banque centrale démocratique est représentée ici sous forme de coeur (au milieu, à gauche). Beuys introduit ainsi une conception physiologique nouvelle qui a son origine dans la théorie goethéenne et qui considère le coeur comme un organe d'harmonisation, et en aucun cas comme une pompe. Ainsi la banque centrale ne doit pas être comprise comme un organe hiérarchique qui envoie selon son bon vouloir de l'argent dans l'économie : elle se présente comme un pur organe de régulation.
Le mouvement de l'argent est déclenché par l'initia­tive des hommes. Aussi Beuys écrit-il dans la zone des entreprises (à côté, à droite) que ce sont les « capacités » des hommes qui sont créditées. Elles sont aussi désignées du terme de « capital de production ».
Sur ce tableau nous trouvons également, esquissée par une ligne horizontale, l'opposition entre production et consommation. A gauche sous la banque centrale se trouve le concept de « documents de droit ». L'argent n'est plus une valeur économique, mais un élément de la
vie juridique. Beuys dessine du côté de la production les types les plus divers d'entreprises, caractérisés par des figures géométriques ; en dessous, la « nature », sous ses formes les plus variées. Avec leurs capacités, les hommes saisissent dans un processus de production en commun, la base naturelle et la transforment en biens de consom­mation. Le concept de « travail salarié » est barré par Beuys par un grand « X » ; c'est le passé. Aujourd'hui il s'agit de la « séparation du travail et du revenu ». L'un est une activité du domaine économique, l'autre est une exigence de droit.
Tout en bas du tableau, Beuys mentionne l'économiste tchécoslovaque Eugen « Loebl » qui fut un temps prési­dent de la banque d'État à Bratislava et qui a montré par ses recherches qu'aujourd'hui l'ensemble de la produc­tion s'est développé en un système intégral.
Les biens de consommation produits dans les entrepri­ses s'écoulent vers le marché (en haut à droite : « seuil » et « M »). Pour calculer les « prix » des marchandises il faut intégrer tout l'argent qui a été versé aux entreprises au sein d'une zone monétaire. Au seuil du marché les biens produits sont retirés du circuit économique, l'argent reflue vers les entreprises. Mais alors il faut faire en sorte que l'argent — d'après Beuys — retourne « sans relation à aucune valeur économique » (en haut, au milieu) à la banque centrale démocratique.
Au-dessus du coeur du circuit moderne de l'argent, Beuys écrit le nom du goethéaniste Wilhelm « Schmundt » auquel il rend hommage en tant que « notre grand maître ».
Ci-contre :
Joseph Beuys : «Le capital espace 1970-1977» tableau mural 18.
A

Sur l'auteur : Spécialiste des sciences sociales, collaborateur à l'Institut de recherches pour les sciences sociales et la théorie du développement à Achberg dans lequel, outre Joseph Beuys, Wilfried Heidt, Leif Holbaek-Hansen, Ota Sik et Eugen Lel, travaillait égale­ment Wilhelm Schmundt. Depuis 1982 il dirige l'entre­prise RAKATTL Textiles naturels à Wangen/Allgàu et enseigne dans la «filière Sculpture Sociale ».

 

14. Rudolf Steiner, Goethes Naturwissenschafiliche Schriften, Dor­nach 1975, p. 77. [Johann Wolfgang von Goethe, Traité des couleurs, Paris : centre Triades' 1 99 0, p. 71, trad. d'Henriette Bideau.]

15. R. Steiner, Wahrheit und Wissenschaft, Stuttgart 1961, p. 165.
16. R. Steiner, Goethes Naturwiss. Schrilien, Stuttgart 1962, p. 89.

17. R. Steiner, Die Kardinalfrage des Wirtschafislebens, Domach, 1962, p. 48.

18. R. Steiner, ibidem, p. 26.

19. Ici le professeur Ehrlicher a tapé dans le mille. La méthode phénoménologique-goethéenne n'imagine pas une société future telle qu'on souhaiterait qu'elle existe, mais elle décrit ce qui existe derrière les processus réels extérieurs en tant que réalité profonde. Ce n'est pas une utopie d'avenir qui est élaborée, ce sont les lois régissant le monde existant qui sont mises à jour.

20. W. Schmundt, Zeitgenilifie Wirtschaftsgesetze, Achberg, 1980, p. 25

21. R. Steiner, Soziale Zukunli, Dornach, 1977, p. 50.
22. W. Schmundt, Erkenntnisabungen zur Dreigliederung des soz. Organismus, Achberg, 1982, p. 44.

23. W. Schmundt, Der soziale Organismus in seiner Freiheitsgesmut, Domach, 1977, p. 30.