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traduction BP au 28/01/2021

XII. Le Cercle des trente


Au cours de ces divers événements et activités externes, Rudolf Steiner créa un forum particulier au sens anthroposophique, le « Cercle des trente ». Le concept d'institution ne s'applique pas vraiment à ce cercle, car il s'agissait d'une assemblée de membres qui voulaient être actifs, et que Rudolf Steiner choisissait et nommait lui-même. Il voulait que la coopération et la communication de toutes les personnalités qui s'étaient réunies à Stuttgart à la suite des diverses créations soient aussi vivantes, humaines et harmonieuses que possible. De plus en plus de personnes y affluèrent, car le mouvement social, le mouvement scolaire, le Kommende Tag avec ses instituts de recherche, la clinique et la production de médicaments s’étaient concentrés à Stuttgart, et la direction de la Société anthroposophique s'était déplacée de Berlin à Stuttgart. Elles étaient toutes stimulées par les nouvelles tâches et animées par l'élan des différentes activités. Cependant, des divergences d'opinion et même des rivalités apparurent, ce qui durcit certaines relations et entraîna même la formation de petits groupes. C'est ainsi que Rudolf Steiner dut souvent intervenir, mettre de l'ordre dans les choses ou servir de médiateur. Dénonçant le « système de Stuttgart », il suivait tout en détail ; il savait sur tout beaucoup plus de choses concrètes que ce que l'on pouvait soupçonner. Il était implacable lorsque quelqu'un ne voulait pas admettre ouvertement son opinion, voire la dissimuler. Il ne lâchait pas prise tant que tout n'avait pas été clarifié et discuté en profondeur. Il exigeait la pleine vérité comme seule base possible de la connaissance.

Mais le but de ce Cercle des trente n'était nullement l’ostracisme ; au contraire, c'était une aide à la promotion de l'ensemble du mouvement. Cette aide était née de la reconnaissance réelle des relations karmiques que voyait Rudolf Steiner. Il indiquait par certaines de ses remarques que tel ou tel devait faire un effort ou se surpasser pour comprendre les autres. Ou bien, pour stimuler quelqu'un, il lui chuchotait à l'oreille au passage qu'il avait accompli davantage dans sa dernière vie.

Ces réunions étaient souvent très informelles, surtout au début alors que le cercle se formait. On ne s'asseyait pas à de grandes tables ni en rangs, mais on discutait de toutes sortes de choses en petits groupes, tandis que Rudolf Steiner passait de l’un à l’autre. Ces réunions avaient un caractère tout à fait ésotérique. Elles traitaient des problèmes humains qui se posaient parce que les différents groupes provenaient manifestement de différents courants de l'humanité ; ils étaient censés apprendre à mieux se connaître et aligner leurs efforts sur l'objectif commun, c'est-à-dire développer un sens des responsabilités pour l'ensemble du mouvement. Dans la façon dont Rudolf Steiner abordait les problèmes, on pouvait constater à quel point les bases de jugement qu’il proposait permettaient de tirer soi-même les bonnes conclusions. En fait, il donnait rarement des conseils concrets, sauf si on le lui demandait expressément. Si tel était le cas, il répondait d'une manière qui montrait qu’il avait accès à des données sur le cours du destin complètement différentes de celles de la personne elle-même. Souvent aussi, il discutait avec une personnalité d'un problème qui était censé l’inciter à agir, sans lui demander directement de le faire. Il lui arriva, par exemple, de parler avec un jeune peintre de la nécessité de développer des couleurs végétales. Mais l’homme en question ne réalisa que bien plus tard qu'il s'agissait d'une invitation à laquelle il n'avait pas répondu, et il regretta toute sa vie cette occasion manquée.

Rudolf Steiner se comportait cependant de manière très différente lors des consultations en petits cercles, comme décrit au chapitre VI. Là, il discutait avec nous comme avec des pairs. On n’exprimait aucune opinion ni aucune suggestion qu'il n'ait pas spécifiquement abordée ; il laissait même certaines choses se produire sans laisser voir qu'il avait une opinion différente. En général, il donnait ses conseils très ouvertement et généreusement, sans jamais exiger ni interférer avec la liberté d'autrui, mais toujours de manière à laisser la décision à son interlocuteur.

Carl Unger s’apercevait souvent douloureusement que certains de ses amis arrivaient assez facilement à une certaine conscience imagée, alors que la claire théorie de la connaissance qu'il pratiquait n'y conduisait pas. Il en parla avec Rudolf Steiner, qui lui répondit en ma présence : « De cette façon, on saute par-dessus l'imagination et, dès qu'on a atteint le point de la pensée pure désincarnée, on pénètre directement dans le domaine spirituel de l'intuition. » Ce faisant, il dessina deux lignes se croisant à un angle aigu, qui montrait clairement comment un angle passe soudainement dans l'espace opposé.

Carl Unger eut un étrange destin. Pendant son service militaire, à cause de la négligence d'un camarade, il avait reçu une balle de fusil qui s'était coincée si près de son cœur qu'on ne pouvait tenter, à l’époque, aucune opération. Il vécut donc avec ce corps étranger pendant des décennies, ce qui naturellement exigeait une extrême prudence dans ses mouvements. Son destin fut une mort prématurée, le 4 janvier 1929. Lorsque, à Nuremberg, il entra dans la salle pour donner une conférence sur l'anthroposophie, un fou lui tira trois balles de revolver par derrière : une dans le cou, une dans la poitrine, la troisième dans le talon, ce qui entraîna sa mort immédiate – les trois membres de son être étaient touchés. Ce sacrifice scellait son objectif suprême, défendre la science spirituelle moderne et son très estimé enseignant.

Des difficultés apparurent dans le Cercle des trente au moment où, parlant des créations parallèles suisses dans le domaine économique qui étaient en partie dues à l'initiative d'Emil Molt (Futurum SA), Rudolf Steiner se sentit lâché. Mais le point de départ était tout autre. Il n'était pas question d'appeler d'autres entreprises à se joindre volontairement à nous ; on espérait plutôt utiliser les éventuels excédents pour financer l'achèvement du Goetheanum. Bien qu'il n'y ait pas eu d'inflation notable en Suisse, on attendit en vain un retour.

Ce n'est que beaucoup plus tard, lorsque la production de remèdes fut devenue indépendante sous le nom de Weleda AG, donné par Rudolf Steiner, et fusionnée avec la plus grande usine de Schwäbisch Gmünd, qu'apparut un avantage pour toutes les parties concernées. Là encore, on se rendit compte que tout ce qui servait la science spirituelle menait au succès, alors que les entreprises gérées dans un but lucratif ne réussissaient pas. Soutenir en permanence Futurum AG aurait été d'autant plus la tâche d'Emil Molt qu'il pouvait acheter du tabac par son intermédiaire. Mais, pendant l'inflation allemande, la situation était devenue si turbulente qu'elle occupait l'être humain tout entier et que les initiateurs étaient débordés. Emil Leinhas, qui se distinguait par une sobriété objective et un amour déterminé de l'ordre, accepta donc de liquider la compagnie suisse. Rudolf Steiner fit référence à plusieurs reprises à cette volonté de sacrifice et laissa Emil Molt penser que c'était à lui d'intervenir.

Il en fut de même pour l'échec d'une autre personnalité. Cet écrivain aux multiples talents reçut à Dornach une commande de Rudolf Steiner sur des questions anthroposophiques, dont il devait discuter avec le conseil d'administration de Stuttgart. Mais apparemment, il prit cette commission si peu au sérieux qu'il l'oublia totalement. Pour Rudolf Steiner, de telles choses étaient très pénibles. Il souleva la question à plusieurs reprises, jusqu'au moment où il remarqua que ses accusations avaient fait leur effet. Ce serait une erreur totale de considérer le Cercle des trente uniquement comme un comité critique pour l'évaluation des processus internes : on y tentait d'étendre la conscience des amis aux activités d’autrui ; on cherchait à développer la capacité des hommes à s’éveiller les uns au contact des autres et à devenir co-responsables de l'ensemble du mouvement.

Rudolf Steiner nous offrait toute autre chose qu'une correction scolaire pédante. Toutes ses mesures témoignaient d'une parfaite maîtrise pédagogique, et plus encore : elles étaient fondées sur des intuitions karmiques. De fait, il était capable de dissoudre et de nouer des liens karmiques ! À l'époque, on n’y accorda trop peu d'attention. Parfois, les membres se tournaient vers lui lorsqu'ils ne savaient pas que faire. Dans ces cas-là, on ne frappait pas à sa porte en vain, on recevait une abondance de conseils. Les gens s’adressaient souvent à lui pour le choix d'une profession ou pour un changement de lieu, ou en raison d'une maladie, pour laquelle il indiquait alors des thérapies surprenantes et précises. Ils lui posaient aussi parfois des questions sur une intention de divorcer ; il répondait alors que c'était un karma ancien, mais laissait la décision à l'auteur de la question. Mais il arrivait parfois que des amis interprètent mal ces réponses qui les laissaient libres.

Le Cercle de trente constituait une excellente occasion d'approfondir la connaissance de la nature humaine. Par exemple, il y avait un homme âgé avec lequel il n'était pas facile d'entrer en contact, un ancien médecin qui écrivait des poèmes philosophiques profonds. Il disposait de peu de moyens, car il ne pouvait s'intégrer nulle part. Rudolf Steiner attira l'attention sur l'importance de cette individualité et, si je me souviens bien, fit savoir qu'il était un ancien patriarche. Avec son énorme tête glabre, il faisait en effet cette impression. Après que Uehli eut abandonné la rédaction du journal de la tripartition, celle-ci lui fut transférée sous le nouveau titre d’Anthroposophie et Dreigliederung, de même que le mensuel Die Drei, nouvellement fondé. C'était le Dr Kurt Piper.

Le contact avec Rudolf Steiner n’était pas toujours facile. Il attendait toujours de ses amis plus qu'ils ne pouvaient lui donner. Mais celui qui avait le courage de demander suffisamment recevait une foule de suggestions ou d'aides. J'ai déjà mentionné deux professeurs viennois de l’école Waldorf, Eugen Kolisko et Walter Johannes Stein. Ils étaient très amis, mais très différents. Kolisko, petit par la taille, délicat, avec un très beau regard, avait une volonté infatigable d'aider en tant que médecin, ce qui le rendait populaire partout grâce à ses charmantes manières. Il était également un excellent orateur, élégant, qui défendit Rudolf Steiner en public à plusieurs reprises. Il se donnait tellement à fond qu’il eut un jour une crise de faiblesse lors d'une conférence à Darmstadt. En 1939, à 46 ans seulement, il mourut d'une crise cardiaque dans le métro londonien.

Il soutenait énormément le travail scientifique de son épouse, Lili Kolisko, déjà mentionnée dans la description des instituts de recherche du Kommende Tag.

Walter Johannes Stein était d'un type complètement différent : alors que Kolisko semblait fin et pondéré, Stein impressionnait par son intelligence bouillonnante et ses grandes capacités combinatoires. Il harcelait souvent Rudolf Steiner de questions et apprit ainsi beaucoup de choses à côté desquelles d'autres sont passés. Stein était très préoccupé par la question de savoir quel genre d'individualité il pouvait y avoir chez son professeur. Il avait certains souvenirs précis de sa vie antérieure, ou plutôt de sa mort antérieure, due à la mutinerie d'un équipage de navire. Rudolf Steiner lui confirma ces souvenirs et lui demanda de les utiliser pour construire progressivement son bilan de vie. Comme Stein vivait intensément, il y eut des moments où il était déconnecté.

Stein put également profiter des impressionnantes cérémonies du dimanche à l'école. Après l'une d'elles, Rudolf Steiner dit : « Aujourd'hui, Stein aurait percé le voile de la maya – s'il n'avait pas pris autant de petit-déjeuner. » À propos de telles remarques, il ne faut pas oublier que les membres les plus âgés avaient participé aux enseignements intimes qui avaient eu lieu avant la Première Guerre mondiale, mais qui furent ensuite interrompus. De manière générale, les réunions du Cercle des trente se préoccupèrent de plus en plus de la question de savoir comment amener un nouvel ésotérisme aux différents courants dont étaient issus les participants, et donc à l'ensemble du mouvement anthroposophique. On notait souvent avec étonnement à quel point Rudolf Steiner était au courant non seulement des événements extérieurs, mais aussi de l'attitude intérieure de ses amis actifs. Il semblait connaître les pensées les plus secrètes des autres personnes, qui avaient ainsi l'impression qu’il voyait à travers elles. Tout ce qui était conventionnel disparaissait, il ne restait devant lui que le purement humain. Mais il n'abusa jamais de cette supériorité. C'est surtout cela qui impressionnait les jeunes, dont il estimait grandement la valeur.

À cette époque, en 1921 et 1922, avait également vu le jour un mouvement de jeunesse anthroposophique, qui était en pleine expansion et voulait être actif dans différents domaines. Ces jeunes avaient souvent du mal à se familiariser avec les méthodes de travail des branches anthroposophiques, qui étaient devenues courantes dans la Société. Mais au lieu de chercher un équilibre, Rudolf Steiner leur conseilla de trouver leur propre forme. Ainsi, en février 1923, peu après l'incendie du Goetheanum, lors de l'assemblée des délégués de Stuttgart, une deuxième organisation fut fondée, la « Société anthroposophique libre ». Elle rassembla de nombreux jeunes amis qui jouèrent ensuite un rôle important, tels que Ernst Blümel, Hans Büchenbacher, Jürgen von Grone, René Maikowski, Ernst Lehrs, Wilhelm Rath, Maria Röschl, Erich Schwebsch et d'autres.

À cette époque, de jeunes théologiens ou étudiants en théologie posèrent également à Rudolf Steiner la question d'un renouveau de la vie religieuse83 1. Comme on a déjà beaucoup écrit sur l'origine de la Communauté des chrétiens, mentionnons simplement que certains des amis les plus importants comme le pasteur Friedrich Rittelmeyer et Emil Bock faisaient également partie du Cercle des trente. Il y eut maints désaccords sur cette fondation en raison de certaines réserves : on craignait que ce mouvement de renouveau religieux ne draine de précieuses ressources de la Société anthroposophique. Et il fallait s'attendre à une multiplication des attaques des confessions contre le mouvement. Effectivement, après l'une de ses conférences, Rudolf Steiner fut interpellé par certains de ses représentants, qui lui reprochaient de priver l'église de ses fidèles. Il répondit par une question : « Est-ce que tout le monde va à votre église ? Voyez-vous, la nouvelle science spirituelle est là pour ceux qui ne vont pas à l'église. »


Rudolf Steiner apporta une aide tellement fondamentale à un groupe de jeunes qui tentaient d'aider des enfants handicapés mentaux ou difficiles, si bien qu'avec le temps se développèrent le mouvement de pédagogie curative pour les enfants ayant besoin de soins spirituels et une toute nouvelle pratique de « pédagogie curative ». Aujourd'hui, elle est répandue dans de nombreux pays du monde, pour le plus grand bien des enfants, de plus en plus nombreux, qui sont entravés dans leur développement. À cet égard, il convient de rappeler qu'Albrecht Strohschein, Franz Löffler, Siegfried Picken et Werner Pache furent les pionniers du nouveau mouvement.

Enfin, il convient de mentionner le renouveau de l'agriculture en juin 1924, sur la base du Cours aux agriculteurs84 2donné à Koberwitz (Silésie). Ce mouvement bénéfique n'a cessé de gagner en importance jusqu'à aujourd'hui.

J’aborderai ici certains points qui n'ont pas été directement traités dans les années 1930, mais qui appartiennent à l'ensemble du contexte de cette époque.


Une attention particulière était accordée aux critiques des opposants. Rudolf Steiner les jugeait très sévèrement. Il s'indignait à juste titre des calomnies provenant de personnalités importantes, par exemple les théologiens et philosophes Traub et Drews, ou le professeur d'anatomie Fuchs et le général von Gleich. Bien qu'ils aient prétendument étudié l'anthroposophie en profondeur, ces opposants prouvaient le contraire par leur comportement. De nombreux écrits faisaient ressortir la frivolité, voire la malveillance, avec laquelle on travaillait contre Rudolf Steiner. Plus ses activités étaient liées au contenu anthroposophique, plus les attaques devenaient aiguës. Des conférences furent organisées pour se défendre des calomnies, par exemple contre Hermann Graf von Keyserlingk à Darmstadt. Dans la célèbre « école de sagesse » qu'il avait créée à l'époque, il avait utilisé une grande partie des cycles de conférences de Rudolf Steiner, qu'il connaissait bien, sans en mentionner la source. Lors d'une conférence publique, Steiner régla ses comptes avec Keyserlingk et le traita de menteur. À un autre moment, il déclara : « On trouve qu'il n'est pas aimable de traiter une personne de menteuse lorsque cette vérité vient du côté anthroposophique. Mais on permet à tous ceux qui veulent mentir sur le mouvement anthroposophique de dire n'importe quel mensonge contre nous ».

Parmi les amis, plusieurs se préoccupaient énormément des opposants à l'anthroposophie. Louis Werbeck, en particulier, y donna des réponses approfondies qu’il réunit dans ses deux écrits85 3. Rudolf Steiner se réjouit de ce courage, même si, en raison de certaines expressions, des poursuites furent engagées en Suisse contre la diffusion de ces textes. Mais Rudolf Steiner couvrit Werbeck et se retrouva à sa place devant le tribunal. C'était le 30 juillet et le 8 août 1924, deux mois seulement avant qu’il ne tombât malade. Devant les juges, sa personnalité et sa défense factuelle firent une grande impression, mais il fut condamné à une amende. Lui, le philanthrope, fut jugé à la fin de sa vie parce que ses opposants voulaient détruire son œuvre et empêcher la construction du nouveau bâtiment du Goetheanum86 4 !

Bien que les activités nombreuses et variées qui venaient de Stuttgart pendant ces années aient conduit à la diffusion mondiale de l'anthroposophie, Rudolf Steiner avait mis en garde contre une fragmentation du mouvement. Il convoqua alors la réunion dite des délégués, qui eut lieu à Stuttgart du 25 au 28 février 1923. Rudolf Steiner choisit comme président de la réunion Emil Leinhas, directeur général du Kommende Tag, en raison de son objectivité et de ses talents de négociateur. Il put ainsi exprimer lui-même librement et avec beaucoup d'inquiétude son jugement, par des paroles émouvantes et souvent amères, sur tout ce qui s'était plus ou moins éloigné des tâches réelles de l'anthroposophie en raison des entreprises et des activités générales. De temps en temps, il exprimait également son mécontentement sous la forme d'un discours, une vraie philippique. Je n'ai moi-même jamais fait l'objet de critiques particulières dans le Cercle des trente. Je m’entendais avec tout le monde et je jouais souvent le rôle de médiateur. En revanche, mon nom fut mentionné dans l'assemblée des délégués, où les activités, qui étaient généralement très tournées vers l'extérieur, firent l’objet d’importantes critiques.

Rudolf Steiner exigeait beaucoup de son entourage. Il était souvent sévère lorsque les gens ne s’acquittaient pas consciencieusement de leur tâches. Mais tout était toujours éclipsé par la bonté et la sagesse de son extraordinaire personnalité. Lors des assemblées générales de la Société anthroposophique à Dornach, il ne laissait rien passer. Des membres furent parfois exclus de l'Ecole de science de l'esprit, pour des déclarations souvent apparemment mineures, lorsqu'il apparut qu'ils n'avaient pas le sens des responsabilités nécessaire pour la cause de l'anthroposophie. Ils avaient alors l'impression qu'on leur retirait le sol sous les pieds, mais il trouvait toujours à la fin des mots conciliants, voire humoristiques, montrant qu'il restait toujours au-dessus des faits reprochés.

Plus l'efficacité du mouvement à l'extérieur se restreignit, plus l'attitude de Rudolf Steiner s'intériorisa. L'incendie du Goetheanum fut suivi d’une période angoissante, au cours de laquelle le grand enseignant, très éprouvé, attendait de se élèves des suggestions sur la façon de poursuivre le mouvement. Durant cette dernière période, les réunions du Cercle des trente duraient parfois jusqu'à l'aube. Et il se produisit parfois de petits épisodes propres à éclairer la situation : à 8 heures du soir, le mathématicien Hermann von Baravalle était toujours présent, mais à 9 heures précises, il se levait et se dirigeait vers la porte. Chaque fois, Rudolf Steiner demandait : « Où allez-vous, docteur ? » Et à chaque fois, sa réponse était : « Au lit, Monsieur le Docteur ». Puis Rudolf Steiner demandait: « Pourquoi vous couchez-vous si tôt, docteur ? » « Parce que je me lève à 4 heures. »Et il était dehors.

Ces séances étaient généralement très pénibles. Mme Marie Steiner, toujours présente, était parfois très en colère. « Pourquoi n'arrêtez-vous pas de torturer les gens ? Vous les rendez malades avec ces longues réunions ! » Mais Rudolf Steiner ne s’en laissait pas compter. Il semblait attendre un mot que nous ne trouvions pas. Souvent, il s’appuyait la tête sur la main et semblait complètement absent, peut-être en contact avec un autre monde. On le respectait et on gardait souvent le silence pendant un bon moment. Mais dès que quelqu'un comme Carl Unger, par exemple, disait un mot important sur l'intensification du travail anthroposophique, il s'éveillait immédiatement et prenait part à la conversation d'une manière fraîche et vivante. A 4 heures pile, il y avait toujours un fort bruit de cliquetis. C'était le réveil de poche de W.J. Stein, qui avait l’habitude de se lever à cette heure-là. Peu importe l'heure à laquelle on rentrait à la maison, le matin, les professeurs étaient à l'heure à l'école, et ils rencontraient souvent Rudolf Steiner en chemin.

Ce fut une période de décisions difficiles pour l’enseignant spirituel. Quel chemin devrait-il prendre, celui qui serait à la portée de ses étudiants et celui que le monde spirituel approuverait ? Il songea même parfois à fonder un ordre. Après les choses difficiles qu’avait représentées l'incendie du Goetheanum, le Dr Ita Wegman lui demanda si le moment n'était pas venu de renouveler les Mystères pour l'humanité moderne87 5. Rudolf Steiner répondit par l'affirmative : il devait prendre lui-même la direction de la Société anthroposophique et procéder à une nouvelle fondation, ce qui fut fait lors de l'événement extraordinaire du congrès de Noël 1923-1924. Ce ne fut qu’à partir de là qu'un nouveau courant de vie ésotérique put se déverser dans l'humanité.

La maladie qui se déclara seulement neuf mois plus tard obligea à comprendre que cette étape et l'augmentation surhumaine de son activité qui s'en suivit devaient être comprises comme un acte sacrificiel. Rudolf Steiner ne s'en remit pas, mais envoya tout de même des messages de la plus haute sagesse à ses élèves depuis son lit de malade. Le 30 mars 1925, à l'âge de 64 ans, il retourna dans le monde spirituel afin d'acquérir de nouvelles forces pour la poursuite de sa mission en faveur de l'humanité. Dans son dernier discours, le 30 septembre 1924 88 6, il exhorta ses disciples à s'efforcer sans cesse d'atteindre les objectifs spirituels de l'ère de Michaël :

« Vous, les disciples connaissant l'esprit,

Recevez le sage signe de Michaël,

Recevez la volonté du monde, parole d'amour,

Active dans les objectifs élevés des âmes. »

1 Cf. notamment : Rudolf Steiner, Rapport de l’homme au monde des étoiles. Rapport du monde des étoiles à l’homme. GA 219, Dornach 1976.

2 Rudolf Steiner, Fondements spirituels de la biodynamie. Cours aux agriculteurs. GA 327, Dornach 1975.

3 Louis M.J. Werbeck, Die christlichen Gegner Rudolf Steiners und der Anthroposophie durch sich selbst widerlegt, et Die wissenschaftlichen Gegner Rudolf Steiners und der Anthroposophie durch sich selbst widerlegt. Stuttgart 1924.

4 Pour plus de détails, voir : Die Konstitution der Allgemeinen Anthroposophischen Gesellschaft und der Freien Hochschule für Geisteswissenschaft. GA 260a. Dornach 1966.

5 Margarete Kirchner, Das Jahr 1924, in: Erinnerungen an Ita Wegman. Arlesheim 1968.

6 Rudolf Steiner, Le karma. Considérations ésotériques, volume 4. GA 238, Dornach 1974.