XI. Comment on en arriva à dissoudre le
                  Kommende Tag 
                  –  
                  Le cours d’économie
                 
                
                  Le
rattachement
                      de l’entreprise Waldorf-Astoria au Kommende Tag
                      semblait constituer un progrès important pour l’entreprise
                      globale. On en attendait de grandes réserves et un bon
                      chiffre
                      d’affaires ; on qualifiait même cette augmentation de
                      « vache
                      à lait », grâce à laquelle tout serait consolidé et
                      pourrait continuer à se développer sainement malgré
                      l’inflation
                      croissante. À l’époque, la monnaie dut certainement avoir
                      été
                      multipliée par douze, mais cela n’affecta pas le chiffre
                      d’affaires de l’entreprise. On fumait toujours autant,
                      mais le
                      prix des cigarettes resta bien inférieur à l’augmentation
                      nécessaire. Les hommes d’affaires honnêtes étaient
                      toujours
                      d’avis qu’il fallait maintenir les prix de vente bas tant
                      que les
                      matières premières achetées bon marché étaient
                      suffisantes. La
                      Waldorf-Astoria avait fait de bonnes réserves de tabac
                      macédonien. 
                
                  Mais
il
                      y eut quelques surprises. Leinhas, qui par moments prenait
                      des
                      renseignements plus précis sur l’usine, dit que les
                      machines
                      étaient dépassées. Alors que Molt, qui était non-fumeur
                      mais qui
                      achetait personnellement du tabac en Grèce et avait le nez
                      pour sa
                      qualité, affirmait que les cigarettes faites à la main
                      étaient
                      préférables à celles fabriquées à la machine, il fallait
                      que le
                      Kommende Tag veille plus sérieusement à la rentabilité et
                      envisage
                      de moderniser ses machines. Quoi qu’il en soit, la Waldorf
                      Astoria
                      dévorait de plus en plus de capitaux, d’autant plus qu’il
                      fallait payer les matières premières en devises
                      étrangères. A
                      cela s’ajoutait une énorme dette de taxe sur le tabac,
                      dont les
                      autorités exigeaient le paiement. Molt aurait probablement
                      réussi à
                      retarder le paiement jusqu’à ce qu’on puisse facilement le
                      rembourser avec de l’argent de l’inflation bon marché. Ou
                      peut-être qu’il ne l’aurait pas payée du tout et que rien
                      ne se
                      serait passé. Mais Leinhas, consciencieux, ne pouvait pas
                      agir
                      ainsi. On peut imaginer que des désaccords apparurent. 
                
                  L’État
intervint
                      alors lourdement : il essaya de maintenir en activité
                      le plus grand nombre possible de fabriques de cigarettes
                      selon le
                      principe de l’économie planifiée et voulut donc répartir
                      les
                      stocks de matières premières existants. Molt dut céder des
                      quantités importantes de ses stocks de tabac. On ne peut
                      plus savoir
                      aujourd’hui si ce sont des entreprises rivales qui
                      provoquèrent de
                      telles interventions ou si l’on doit suspecter d’autres
                      opposants. Cependant, certaines animosités amenèrent
                      Leinhas à
                      croire qu’après seulement un an, il ne pourrait plus être
                      responsable de Waldorf-Astoria dans le Kommende Tag. Il
                      proposa de
                      revendre le paquet d’actions, ce pour quoi il reçut
                      l’accord de
                      Rudolf Steiner. La décision fut prise lors d’entretiens
                      confidentiels avec lui en privé, de sorte que personne ne
                      put s’y
                      opposer. Même aujourd’hui, je ne comprends toujours pas
                      quels
                      motifs ont poussé Rudolf Steiner à donner son consentement
                      à la
                      vente des actions et à confier l’entière exécution de la
                      transaction à Emil Leinhas. Molt fut informé et eut la
                      liberté de
                      faire lui aussi des efforts pour vendre les actions, ce
                      qu’il
                      aurait probablement fait avec le temps dans l’intérêt de
                      son
                      usine. Il avait de nombreuses relations. Mais Leinhas fut
                      plus
                      rapide. Il proposa d’abord les actions à la Württembergische
                        Vereinsbank
                      à Stuttgart, puis, comme celle-ci n’était pas intéressée,
                      à la
                    Mannheim
                        Commerz- und Privatbank,
                      qu’il connaissait bien personnellement. Avant que les
                      négociations
                      de vente de Molt n’aient atteint le but recherché, la Mannheimer
                        Bank,
                      à la stupéfaction de Molt, signala la vente de la totalité
                      du
                      paquet d’actions au négociant en tabac grec Kiazim, que
                      Molt
                      connaissait mais dont il n’était pas proche. Mais Kiazim
                      lui-même
                      eut des difficultés financières et vendit le paquet
                      d’actions à
                      l’insu de Molt, ce qui aboutit à une évolution
                      spectaculaire. 
                
                  Cinq
ans
                      plus tard, alors qu’Emil Molt était assis dans son superbe
                      bureau privé, la porte s’ouvrit et quelques messieurs
                      entrèrent,
                      se présentant comme les propriétaires actuels de l’usine
                      de
                      cigarettes Waldorf-Astoria. Il est difficile d’imaginer
                      quelle fut
                      l’humeur d’Emil Molt, homme méritant qui s’était consacré
                      corps et âme à l’œuvre de sa vie. Cette déclaration le
                      frappa
                      comme la foudre. Qui étaient ces messieurs ? Des
                      représentants de
                      son plus grand concurrent, Reemtsma, de Hambourg, qui
                      voulait
                      simplement fermer l’usine concurrente. Mais Molt devait
                      penser à
                      l’école en danger et à ses ouvriers. Les messieurs,
                      quoiqu’impitoyables, furent miséricordieux. Ils
                      autorisèrent
                      l’usine de Stuttgart, avec ses 1500 ouvriers et
                      employés, à
                      poursuivre ses activités pendant un an et acceptèrent de
                      continuer
                      à payer les frais de scolarité des enfants des ouvriers
                      pendant la
                      même période. 
                
                  À
                      l’origine, l’entreprise devait être complètement fermée,
                      mais
                      poursuivit ses activités à très petite échelle à Munich
                      pendant
                      un certain temps, afin que la marque Waldorf-Astoria, qui
                      avait une
                      très bonne réputation, ne soit pas perdue. En outre, ils
                      versèrent
                      une somme considérable à Emil Molt personnellement, afin
                      qu’il
                      puisse bénéficier d’une vieillesse sans soucis. Mais il
                      avait été
                      tellement déraciné qu’il mourut en 1936, à l’âge de
                      60 ans.
                      Après le départ de la Waldorf Astoria, il ne fut plus
                      possible de
                      maintenir l’objectif initial du Kommende Tag. 
                
                  En
1923,
                      l’inflation allemande avait atteint son point culminant,
                      puis
                      son déclin. Elle avait débuté en raison de difficultés et
                      de
                      crises économiques sans fin après la Première Guerre
                      mondiale. La
                      République de Weimar, avec ses tendances socialistes,
                      n’était pas
                      à la hauteur. Elle s’était orientée vers un État
                      centralisateur
                      de prestations, mais les politiciens n’avaient pas les
                      connaissances et l’expérience préalables nécessaires.
                      Suite à
                      la longue guerre, l’industrie était au plus bas dans la
                      plupart
                      des secteurs. Il manquait de la nourriture. On ne
                      disposait pas des
                      devises nécessaires pour satisfaire la consommation par le
                      biais des
                      importations. Les matières premières étaient rares. 
                
                  Il
fallut
                      beaucoup de temps avant que la vie économique puisse plus
                      ou
                      moins se redresser. Le nombre de chômeurs était élevé,
                      passant à
                      six millions dans les années suivantes.
                      L’assurance-chômage
                      n’existait pas encore. A cela s’ajoutaient d’énormes
                      dettes de
                      guerre, qu’on ne savait pas comment payer. Une inflation
                      qui, au
                      départ, n’avait augmenté que lentement, semblait être due
                      à un
                      renchérissement naturel. Cependant, avec le temps, on
                      s’aperçut
                      que certains milieux financiers s’en servaient pour se
                      débarrasser
                      des dettes de guerre et des réparations, qui avaient été
                      fixées à
                      40 milliards en or ou en ressources naturelles pour
                      la seule
                      période de 1921 à 1926. L’année 1923 fut celle de
                      l’apogée.
                      Alors que le dollar américain était encore à
                      200 marks en
                      1922, il passa à 49 000 marks en 1923. Le
                      papier-monnaie était
                      imprimé avec des chiffres vertigineusement élevés. Il y
                      avait
                      aussi des instructions privées sur la nourriture. Dans le
                      domaine de
                      l’agriculture de Haute-Silésie, par exemple, les paiements
                      furent
                      parfois effectués sous forme de céréales. Un timbre pour
                      l’étranger coûtait 2 milliards de marks. Finalement,
                      en
                      novembre 1923, l’inflation s’effondra et le rentenmark fut
                      introduit. Il fallait maintenant établir les bilans du
                      mark-or.
                      Beaucoup de choses qui étaient auparavant des rendements
                      fictifs
                      révélèrent alors leur vraie valeur. 
                
                  Exprimé
en
                      marks-or, le capital accumulé pour le Kommende Tag
                      s’élevait
                      désormais à 2,5-2,8 millions de rentenmarks.
                      L’entreprise
                      put continuer sur cette base pendant une autre année. Lors
                      de
                      l’assemblée générale des actionnaires du 15 juillet
                      1924,
                      on fit part ouvertement de la gravité de la situation. La
                      valeur
                      intrinsèque était pour : 
                
                  - 
                    
                      les entreprises industrielles : environ
                          2 000 000 marks-or, 
                   
                  - 
                    
                      les entreprises agricoles : environ
                          600 000 marks-or, 
                   
                  - 
                    
                      les entreprises spirituelles : environ
                          1 200 000 marks-or, 
                   
                  - 
                    
                      soit au total : environ 3 800 000
                          marks-or. 
                   
                 
                
                  Leinhas
expliqua
                      aux actionnaires présents le nouveau bilan en marks-or
                      qui,
                      selon la loi de stabilisation, prévoyait la réduction des
                      actions
                      de 1000 marks à 10 rentenmarks, mais ne pouvait
                      être
                      valorisés qu’à 2/3.6,66 rentenmarks pour assainir le
                      Kommende
                      Tag. À la fin de l’exercice 1923, les liquidités ne
                      s’élevaient
                      plus qu’à 60 000 marks-or79
                      .
                      Leinhas présenta ensuite un plan de démembrement discuté
                      avec
                      Rudolf Steiner, qui déterminait les entreprises qui
                      devaient
                      redevenir indépendantes et celles qui devaient être
                      vendues avec
                      plusieurs actifs. L’objectif principal était d’assurer la
                      pérennité de l’école Waldorf et de préserver les terrains
                      acquis pour son développement ultérieur. Le développement
                      et la
                      production des nouveaux médicaments et cosmétiques
                      devaient être
                      poursuivis et liés aux Internationalen
                          Laboratorien
                      en
                      Suisse. La clinique de Stuttgart (Wildermuth) devait être
                      proposée
                      au médecin-chef, le Dr
                      Otto Palmer, pour qu’il la poursuive son activité à son
                      propre
                      compte80
                      .
                      Pour réaliser ces opérations, il fallut faire des
                      sacrifices afin
                      d’aider aussi ceux qui autrement auraient subi des pertes.
                      Les
                      personnes présentes étaient très disposées à faire ces
                      sacrifices. Un nombre considérable des anciennes actions
                      furent
                      données à Rudolf Steiner pour qu’il en dispose
                      gratuitement. 
                
                  Un
fonds
                      de secours fut créé. Rudolf Steiner exprima ses
                      remerciements
                      par des paroles émouvantes pour la grande compréhension
                      des
                      actionnaires. Leinhas fut chargé de travailler les détails
                      et se
                      vit confier les négociations très complexes visant à
                      rendre les
                      différentes entreprises indépendantes. Il les mena à terme
                      avec
                      beaucoup de talent. 
                
                  Tout
cela
                      se passa durant la phase de développement qui suivit la
                      refondation de la Société anthroposophique générale
                      (1923/1924),
                      c’est-à-dire à une époque de tension extrême pour Rudolf
                      Steiner. Il accomplit des choses surhumaines, avec des
                      cours et des
                      conférences, avec des voyages en Angleterre et en
                      Hollande, et enfin
                      à Dornach, où il donna 70 conférences rien qu’en
                      septembre,
                      en plus d’un certain nombre de réunions et de discussions.
                      Peu
                      avant le début de sa maladie, le 24 septembre, il
                      donna une
                      dernière conférence matinale pour les travailleurs du
                      bâtiment du
                      Goetheanum et, à la Saint-Michel, une dernière allocution
                      pour les
                      membres. Malgré cette multitude de tâches spirituelles, il
                      ordonnait de la manière la plus consciencieuse possible
                      tout ce qui
                      concernait la vie pratique et le règlement des nécessités
                      futures.
                      Le 3 janvier 1925, trois mois à peine avant sa mort,
                      il appela
                      encore Emil Leinhas à son chevet pour lui demander de
                      recevoir les
                      actions à annuler pour la prochaine assemblée générale du
                      Kommende Tag. Rudolf Steiner dut être représenté à
                      l’assemblée
                      générale suivante de la Société
                        du Goetheanum
                      le 8 février. Il ne pouvait plus quitter le lit sur
                      son lieu de
                      travail dans l’atelier de menuiserie. Ses dernières
                      lettres
                      portaient sur la future administration du Goetheanum par
                      un conseil
                      d’administration responsable. 
                
                  Après
la
                      mort de Rudolf Steiner, la dernière assemblée générale du
                      Kommende Tag eut lieu le 31 octobre 1925. Je n’y
                      assistai
                      plus. Avec la conscience qui caractérisait Emil Leinhas,
                      tout fut
                      démembré au mieux et l’entreprise fut finalement liquidée.
                      On
                      s’occupa bien de l’école Waldorf, qui est devenue le
                      centre d’un
                      mouvement scolaire unitaire reconnu dans le monde entier.
                      Leinhas
                      poursuivit la production de médicaments à Stuttgart et à
                      Schwäbisch Gmünd et créa une organisation de vente
                      prometteuse,
                      qui fut ensuite rattachée au siège suisse de Weleda, à
                      Arlesheim. 
                
                  Le
Guldesmühle
                      dut être vendu après la période d’inflation, ce qui
                      signifia malheureusement que Konradin Hausser ne pouvait
                      plus
                      travailler dans l’agriculture81
                      .
                      Il devint ensuite un homme d’affaires prospère qui créa
                      une
                      importante fondation pour la diffusion des œuvres de
                      Rudolf Steiner
                      (Fondation Hausser). 
                
                  Arnold
Blickle,
                      qui, en tant qu’ingénieur des mines, avait construit et
                      dirigé avec succès l’usine de schistes bitumineux de
                      Sondelfingen
                      près de Reutlingen, ne put maintenir l’usine que tant que
                      l’exploitation de ces gisements de schistes bitumineux en
                      valait la
                      peine. Il devint ensuite professeur de commerce. 
                
                  Heinrich
Berner,
                      le syndic, était chargé de gérer certains des
                      démembrements qui traînaient depuis des années.
                      Malheureusement,
                      la plupart des dossiers laissés par le Kommende Tag
                      peuvent être
                      considérés comme perdus. 
                
                  Les
avoirs
                      de la maison d’édition Der Kommende Tag furent repris par
                      la maison d’édition philosophique et anthroposophique du
                      Goetheanum de Dornach. La troisième édition
                      (40-80 mille) de
                      l’édition populaire des Éléments
                        fondamentaux pour la solution du problème social
                      est aujourd’hui épuisée. D’autres éditions suivirent au
                      fil
                      des ans. 
                
                  Début
1924,
                      alors que la dissolution du Kommende Tag était déjà
                      certaine
                      en raison d’un manque de liquidités, je décidai de
                      reprendre à
                      mon compte une petite entreprise de fabrication
                      d’instruments
                      chirurgicaux, qui demandait justement à être rattachée au
                      Kommende
                      Tag. La branche me semblait offrir la garantie qu’elle ne
                      serait
                      pas contrainte de produire des munitions en cas de guerre
                      imminente.
                      Je savais aussi qu’un changement fondamental avait eu lieu
                      à
                      Dornach, de sorte que je voulais non seulement y aller
                      tous les
                      week-ends pour partager les nouveaux enseignements, mais
                      aussi me
                      rapprocher du Goetheanum, ce pour quoi je reçus
                      l’approbation de
                      Rudolf Steiner. Je fus donc obligé de déplacer
                      l’entreprise le
                      plus près possible de la frontière suisse afin d’entrer en
                      contact étroit avec l’Institut de thérapie clinique et les
                    Internationalen
                          Laboratorien.
                      Cependant, en raison du décès prématuré et inattendu de
                      Rudolf
                      Steiner, cette décision eut un effet différent de celui
                      que l’on
                      espérait. Comme dernière activité dans le cadre du
                      Kommende Tag,
                      je participai à l’assemblée générale du 24 juillet
                      1924,
                      puis je finis par démissionner du conseil
                      d’administration. Sept
                      années d’activités les plus mouvementées mais aussi les
                      plus
                      responsables dans l’entourage immédiat de Rudolf Steiner
                      s’achevaient. 
                
                  Dans
la
                      dernière période du régime national-socialiste, mon usine
                      de
                      fabrication subit les effets défavorables des
                      réglementations
                      strictes. Cependant, bien que je fusse officier de
                      réserve, ma
                      résidence à l’étranger m’empêcha de participer à la
                      Seconde
                      Guerre mondiale. Après la fermeture de l’école Waldorf et
                      l’interdiction de la Société anthroposophique, plusieurs
                      personnalités de notre mouvement eurent à subir un
                      emprisonnement
                      prolongé dans des camps de concentration. Certains membres
                      furent
                      même gazés. 
                
                  Pendant
la
                      Seconde Guerre mondiale, lorsque le lien avec la Suisse
                      fut
                      complètement rompu, Roman Boos s’y consacra intensivement
                      à la
                      publication de nombreux textes de sciences sociales de
                      Rudolf
                      Steiner. Ce n’est qu’après 1945 que le mouvement commença
                      à se
                      développer avec une vigueur renouvelée. On peut aussi
                      considérer
                      la suppression de la liberté individuelle par le système
                      inhumain
                      de l’État national-socialiste comme un coup porté à l’idée
                      d’autogestion de la vie libre de l’esprit développée par
                      Rudolf
                      Steiner. Dans la période d’après-guerre, la représentation
                      de
                      l’idée de la triarticulation resta fragile. Même si de
                      petits
                      groupes continuaient à se consacrer au travail théorique
                      des idées
                      et s’il existait une correspondance Soziale
                        Zukunft
                      (Avenir social) au milieu des années 1950, aucune
                      coopération entre
                      les groupes ne s’instaura. En 1956, je fondai l’Arbeitsgemeinschaft
für
                        Dreigliederung,
                      qui organisa des conférences internes dans plusieurs
                      grandes villes
                      et, en accord avec le comité directeur du Goetheanum,
                      publia la
                      revue Beiträge
                        für Dreigliederung des sozialen Organismus.
                      Ce groupe de travail fut élargi et reconstitué en 1972. Il
                      continua
                      à publier des articles dans la revue, qui en est
                      maintenant à sa
                      19e année. 
                
                  Lorsque
la
                      section des sciences sociales de l’École de science de
                      l’esprit
                      du Goetheanum fut rétablie en octobre 1975 sous la
                      direction de
                      Manfred Schmidt-Brabant, membre du comité directeur de la
                      Société
                      anthroposophique générale, certaines des initiatives
                      décrites
                      ci-dessus la rejoignirent. 
                
                  L’État
central
                      est l’ennemi de tout épanouissement individuel. Ce n’est
                      que sans lui que l’on pourra se libérer du nivellement
                      amené par
                      les systèmes socialiste et communiste et mettre fin au
                      cortège
                      triomphal d’une démocratie mal comprise. Aujourd’hui
                      encore,
                      cette vérité n’est toujours pas comprise. 
                
                  On
peut
                      considérer les événements décrits comme une tentative,
                      pendant la révolution allemande, de présenter au monde une
                      forme
                      future de société et de montrer dans le domaine économique
                      de
                      nouvelles voies qui devraient conduire l’ensemble du
                      principe de
                      l’activité économique dans une direction morale. 
                
                  Ce
qui
                      devait être réalisé grâce au Kommende Tag a échoué à cause
                      de la myopie des contemporains. Et les forces disponibles
                      à l’époque
                      n’étaient pas suffisantes pour faire passer des choses
                      aussi
                      fondamentalement nouvelles. On reviendra sur cette
                      tentative lorsque
                      l’égoïsme de l’époque se verra contraint de changer,
                      lorsqu’on
                      accordera plus de valeur à la production pour satisfaire
                      la demande
                      qu’à l’expansion à tout prix. 
                
                  En
1913,
                      le drame-mystère de Rudolf Steiner « L’éveil des
                      âmes »6
                      
                      contenait déjà des passages qui nous font prendre
                      conscience : 
                
                  « Celui
qui
                      veut créer quelque chose de nouveau  
                      doit pouvoir vivre la
                      disparition de l’ancien de manière sereine. 
                 
                
                  L’acquisition
qui
                      ne vit que dans le cercle le plus étroit  
                      et qui se
                      contente de remettre sans réfléchir la performance du
                      travail  
                      au
                      marché de la vie sur terre,  
                      sans se soucier de ce qu’il en
                      adviendra, me semble indigne depuis que je sais  
                      quelle forme
                      noble le travail peut prendre  
                      quand il porte la marque d’hommes
                      spirituels. 
                 
                
                  Ce
qui
                      me semble précieux peut échouer,  
                      mais même si le monde
                      entier ne faisait que le mépriser  
                      et qu’il devrait donc se
                      désintégrer en lui-même,  
                      il a été autrefois mis en place
                      sur terre par les âmes humaines à titre d’exemple.  
                      Même
                      sans durer dans la vie des sens,  
                      cela continuera à avoir un
                      effet spirituel dans la vie... ». 
                
                  L’entreprise
économique
                      du Kommende Tag avait été lancée à un moment où le
                      problème social n’était pas du tout résolu. Les
                      entrepreneurs
                      recherchaient de nouvelles formes de coopération, mais ils
                      n’étaient
                      pas prêts à renoncer à leurs privilèges de capitalistes.
                      En
                      pratique, il n’a pas été possible d’imposer une tentative
                      dans
                      ce sens. Il fallait alors poser les fondements d’un
                      renouveau de la
                      vie économique sur une base scientifique. C’est ainsi que
                      naquit
                      le Cours d’économie82
                      ,
                      qui fut donné à Dornach du 24 juillet au 6 août
                      1922,
                      principalement pour les étudiants. Rudolf Steiner put y
                      développer
                      les principes d’une réorientation complète devant un
                      public
                      impartial. On attendait beaucoup des auditeurs, et
                      aujourd’hui
                      encore, certains ont du mal à comprendre, même si l’on se
                      rend
                      compte qu’un renouvellement de la vie économique n’est pas
                      possible sans une remise en question radicale. Cependant,
                      ce cours ne
                      peut être considéré comme un programme tout fait, mais
                      plutôt
                      comme des révélations de nature fondamentale qu’il faut
                      travailler afin de créer les futures institutions. Il
                      contient même
                      des formules pour une fixation organique des prix. Ceux
                      qui sont
                      capables de s’engager dans cette présentation originale et
                      inhabituelle reconnaîtront la sagesse qu’elle recèle.
                      Rudolf
                      Steiner recommanda à plusieurs reprises aux étudiants de
                      reprendre
                      certains sujets pour leurs mémoires. 
                
                  On
ne
                      peut que s’étonner que les universités n’aient pas repris
                      depuis longtemps ces riches suggestions de façon à les
                      considérer
                      comme un nouveau système de sciences sociales et
                      économiques. Les
                      spécialistes et surtout les jeunes seraient heureux de
                      trouver des
                      moyens de sortir du dilemme actuel, en particulier des
                      références à
                      l’interaction du capital et du travail, aux questions
                      monétaires
                      et à un nouveau type de système fiscal qui rendrait
                      superflu
                      l’appareil administratif actuel. 
                
                  Dans
le
                      domaine monétaire, le cours d’économie fait la distinction
                      entre : argent d’achat, argent de prêt et argent de don.
                      Il montre
                      le processus de circulation du capital de l’investissement
                      à la
                      consommation, avec pour résultat que le côté production
                      (nature-travail-capital) s’oppose, comme un
                      contre-courant, à la
                      circulation de l’argent dans le processus d’achat et de
                      vente
                      (offre de marchandises contre demande d’argent). Le prix
                      se
                      développe à partir de la valeur des marchandises et de la
                      demande ;
                      il doit être en relation vivante avec le minimum vital des
                      consommateurs. Comme il ressort des Éléments
                        fondamentaux pour la solution du problème social83
                      ,
                      l’une des principales tâches reste le remplacement du
                      rapport
                      salarial en vigueur aujourd’hui, qui, de manière
                      surprenante, n’a
                      encore été remis en cause par aucun des systèmes
                      économiques
                      existants, ni à l’Est ni à l’Ouest. Ce qui est jusqu’ici
                      considéré comme un salaire, laborieusement négocié entre
                      les
                      partenaires sociaux – assez souvent par le biais de grèves
                      –
                      contredit la nature du travail, qui est ainsi dégradé en
                      une
                      marchandise rémunérée. La loi sociale fondamentale de
                      Rudolf
                      Steiner déjà mentionnée (voir chapitre IV) exige que la
                      prestation
                      de travail ne soit pas ut payée directement, mais que le
                      travail et
                      le revenu soient deux choses distinctes. En fait, on
                      pourrait
                      désenvenimer les relations de revenus si elles ne
                      servaient pas de
                      compensation directe pour le travail effectué par des
                      entreprises ou
                      des secteurs individuels, mais découlaient de contextes
                      plus larges,
                      c’est-à-dire si elles étaient calculées à partir du
                      produit
                      national brut, incluant tous les secteurs d’un territoire
                      économique. 
                
                  Or
une
                      telle réglementation du système salarial nécessite une
                      base
                      juridique complètement différente pour la relation de
                      travail. On
                      se heurte ici aux tâches propres à un État de droit pur,
                      qui ne se
                      justifie que pour les questions qui correspondent à un
                      même droit
                      pour tous. Tant qu’on n’accorde pas à la vie de l’économie
                      une autonomie complète, au lieu qu’elle serve les intérêts
                      de
                      l’État-nation, les questions conflictuelles
                      internationales ne
                      disparaîtront pas. Seule une vie de l’économie dépolitisée
                      est
                      en mesure de se développer conformément à ses objectifs
                      réels.
                      L’État de prestations, devenu déjà si compliqué et de plus
                      en
                      plus confus, touchera alors à sa fin. 
                
                  Ce
qui
                      a été introduit aujourd’hui comme moyen de plein emploi à
                      titre expérimental, à savoir une dévaluation modérée,
                      s’est
                      révélé être un boomerang qui a provoqué la fameuse spirale
                      salaires-prix. Une méthode désordonnée qui ne peut être
                      maîtrisée
                      ne peut pas créer un ordre économique prospère. Soit les
                      autorités
                      fiscales sont complètement dépassées, soit elle aboutit à
                      une
                      économie étatique planifiée. Dans son Cours
                        d’économie,
                      Rudolf Steiner expose les raisons pour lesquelles ce
                      système ne peut
                      pas fonctionner. Si l’on considère comment, dans le cycle
                      de la
                      productivité, la transformation de la nature (ressources
                      du sol) par
                      le travail humain conduit à l’accumulation de capital,
                      celle-ci
                      est inévitablement contrebalancée par une réduction de
                      valeur due
                      au fait que les produits fabriqués sont soumis à la
                      consommation, à
                      l’usure et à la détérioration. On le voit particulièrement
                      bien
                      pour les produits alimentaires : tout ce qui est
                      produit perd sa
                      valeur économique par vieillissement ou destruction.
                      Toutefois,
                      comme l’argent n’est en fait que le représentant des
                      marchandises, il ne devrait pas conserver sa valeur
                      permanente, mais
                      se dévaloriser progressivement parallèlement au flux de
                      marchandises. Ainsi, la spéculation boursière et toute
                      accumulation
                      de capital dans des mains privées perdront également leur
                      sens si
                      une réforme profonde du système monétaire aboutit à une
                      disparition du revenu des chômeurs, pour lequel d’autres
                      doivent
                      acquérir des intérêts. 
                
                  Il
est
                      important que les capitaux d’exploitation soit entièrement
                      préservés pour les entreprises industrielles et ne
                      puissent pas
                      être détournés à des fins privées. L’entrepreneur qui est
                      pleinement responsable de la santé de l’entreprise doit
                      être
                      rémunéré pour ses efforts par un revenu approprié, comme
                      c’est
                      le cas des dirigeants actuels des grandes entreprises. 
                
                  Aujourd’hui
déjà,
                      la tendance est de créer une prévoyance pour la vieillesse
                      et la maladie, afin qu’à terme, chacun puisse gagner sa
                      vie et
                      conserver son existence antérieure sans avoir à recourir à
                      des
                      capitaux privés. De cette manière, toute accumulation de
                      capital à
                      des fins publiques, politiques ou spéculatives deviendra
                      un jour,
                      lorsque le système capitaliste aura fondamentalement
                      changé,
                      inutile, voire évitée. 
                
                  Aujourd’hui,
cette
                      transformation pouvant résulter de l’idée de la
                      triarticulation, qui se situe entre le communisme et le
                      capitalisme,
                      est souvent appelée « troisième voie ». Ceux qui
                      n’ont
                      pas le courage de procéder à de tels changements devront
                      en rester
                      à la méfiance, qui considère qu’une préparation militaire
                      coûteuse est le seul moyen d’assurer la sécurité de la
                      vie. 
                
                  Si
l’on
                      objecte que la réalisation de grands projets à caractère
                      international serait impossible sans de grandes quantités
                      de
                      capitaux – que l’on ne peut obtenir que s’ils fournissent
                      les
                      intérêts correspondants – il faut garder à l’esprit que
                      l’argent de prêt sera disponible en quantités bien plus
                      importantes qu’aujourd’hui, car il ne doit pas
                      nécessairement
                      subir une dévaluation tant qu’il sert à des fins
                      productives.
                      Aujourd’hui encore, les prêts importants sont souvent
                      accordés à
                      des taux d’intérêt très bas, voire sans intérêt pour
                      l’aide
                      au développement, s’ils sont liés à des objectifs
                      politiques.
                      Ces avantages, cependant, sont aux dépens du contribuable
                      et donnent
                      aux grandes entreprises la possibilité d’exercer un
                      pouvoir
                      politique. Une dévaluation de l’argent inscrite dans la
                      loi
                      rendrait beaucoup plus facile la réorientation des dons
                      pour la
                      recherche et pour toutes sortes d’objectifs culturels. Les
                      cathédrales médiévales, par exemple, ont souvent été
                      construites
                      grâce à des pièces d’argent qui se dévalorisaient
                      (bractéates). 
                
                  En
principe,
                      la circulation des capitaux ne peut devenir saine que si
                      l’ensemble du système financier est aux mains
                      d’organisations
                      économiques autonomes et réglementé de manière associative
                      selon
                      des critères généralement humains. Afin de dépouiller le
                      capitalisme de ses caractéristiques de pouvoir politique,
                      il faut
                      faire en sorte que les États ne soient responsables que de
                      la
                      création des bases légales, qui ne peuvent être
                      déterminées que
                      selon des règles démocratiques. Des principes très
                      différents
                      sont nécessaires pour l’exécution de ces tâches
                      financières. Il
                      ne faut pas négocier les questions actuelles de codécision
                      sur le
                      terrain économique, car la vie de l’économie ne pourra
                      jamais
                      s’épanouir si l’on tente de l’influencer démocratiquement.
                      Une direction responsable est nécessaire, mais elle doit
                      se faire
                      dans les associations avec d’autres. Exiger un droit de
                      codécision
                      des syndicats dans les conditions capitalistes actuelles
                      repose sur
                      un mode de pensée qui n’est pas différent de la poursuite
                      égoïste
                      du profit telle qu’on la connaît. Si l’on veut emprunter
                      de
                      nouvelles voies, il faut changer la structure de propriété
                      dans
                      l’industrie et neutraliser les capitaux d’exploitation, de
                      façon
                      à rassembler tous les salariés, de façon collégiale, en
                      une
                      communauté de travail. Un conseil d’entreprise, auquel le
                      directeur responsable lui-même participera, deviendra
                      alors très
                      important. Les fusions interentreprises donneront
                      naissance à des
                      associations dans lesquelles on échangera des idées et
                      traitera les
                      principaux aspects qui conduisent à un assainissement de
                      la vie
                      économique. Une fois dépassé le système salarial actuel,
                      dans
                      lequel employeurs et employés sont en opposition, la
                      pleine liberté
                      d’action sera automatiquement accordée au responsable du
                      travail
                      compétent qui se sait soutenu par la confiance des
                      employés.
                      L’exigence actuelle de droit d’être associé aux décisions
                      aura
                      alors perdu de son importance. Toute personne capable aura
                      la
                      possibilité d’être promue. 
                
                  Il
serait
                      bon de prendre en compte assez tôt ces suggestions, qui se
                      fondent sur la nature de l’être humain. Alors seulement on
                      pourra
                      espérer créer un tel nouvel ordre social qui permettra à
                      chacun de
                      vivre dans la dignité. Il est vrai que des scientifiques
                      de premier
                      plan insistent sur le fait que l’humanité se trouve
                      aujourd’hui
                      à un tournant. Selon leurs calculs, l’épuisement de
                      diverses
                      sources de matières premières est imminent et, dans
                      quelques
                      décennies, les populations pourraient manquer de
                      nourriture, voire
                      d’énergie. Ils fondent ces calculs sur la capacité
                      industrielle
                      actuelle de l’économie mondiale, qui nécessiterait une
                      expansion
                      continue en raison de l’augmentation rapide de la
                      population. Mais
                      la crise pétrolière liée à l’effondrement du système
                      monétaire
                      mondial en 1973 a déjà montré de manière inattendue
                      combien le
                      marché est sensible et combien il est difficile de
                      rétablir
                      l’équilibre perturbé. Il est évident que la cause de cette
                      perturbation n’était pas économique, mais due à la
                      fixation
                      arbitraire des prix et à son détournement à des fins
                      politiques.
                      Cette situation, avec les années de récession mondiale et
                      de
                      chômage qui ont suivi, constitue un exemple typique de la
                      nécessité
                      d’une économie dépolitisée. 
                
                  À
                      l’heure actuelle, on voit apparaître des tentatives pour
                      parvenir
                      à un ordre économique mondial, pour créer un équilibre
                      dans
                      l’arène internationale entre les pays industrialisés et
                      les pays
                      producteurs de matières premières, mais toutes ces
                      tentatives
                      seront vaines tant qu’elles seront liées à des intérêts
                      politiques. On n’arrivera à rien avec des compromis. 
                
                  L’avenir
ne
                      réside pas dans les décisions prises pour l’un ou l’autre
                      des systèmes de société aujourd’hui controversés ; il
                      réside dans un assouplissement encore inconnu, mais de
                      plus en plus
                      proche, des conditions de vie, qui sont de plus en plus
                      manipulées.
                      Ce n’est qu’une fois cela réalisé que l’on pourra penser à
                      créer l’État de droit réel, qui se souviendra de sa
                      véritable
                      nature : garantir l’égalité de tous ses citoyens et
                      libérer de
                      sa tutelle les autres domaines de la vie. La vie de
                      l’esprit exige
                      la liberté par la responsabilité personnelle, la vie de
                      l’économie
                      autonome la fraternité, qui découle d’une économie
                      spontanée et
                      associative des besoins. 
                
                  L’évolution
ne
                      doit pas servir uniquement les besoins du corps, mais
                      placer aussi
                      la force créatrice de l’âme humaine au cœur de toutes les
                      questions sociales. Pour développer un sentiment profond à
                      ce
                      sujet, Rudolf Steiner a donné l’adage suivant : 
                
                  « Il
ne
                      peut y avoir de salut que  
                      si, dans le miroir de l’âme
                      humaine, 
                      se forme l’ensemble de la communauté 
                      et si dans
                      la communauté vit la force de chaque âme. » 
                
                
                
                
                
                
                 
                
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