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Collection:  GA332a ŒUVRES COMPLÈTES DE RUDOLF STEINER – CONFÉRENCES SUR L'AVENIR SOCIAL




Première conférence
Zurich, 24 octobre 1919

La question sociale comme question d'esprit, de droit et d'économie.

 


 

Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA332a 007-036 (1977) 24/10/1919




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Traducteur: FG revu pa B.P. v.01/26/11/2019 Editeur: SITE

 Après les leçons que nous ont données les grands événements récents, quiconque réfléchit aujourd’hui à la question sociale devrait se rendre compte que l’on ne peut plus la considérer comme une question de partis, une question procédant simplement des exigences subjectives de certains groupes humains, mais qu’il faut la considérer comme une question que la vie historique elle-même pose à l’humanité.

Quand je parle des faits décisifs qui doivent conduire à cette façon de voir, il me suffit de rendre attentif à la poussée qu’a connue, depuis déjà plus d’un demi-siècle, le mouvement social-prolétarien. On peut critiquer ou approuver, selon ses opinions, les idées qui sont apparues dans ce mouvement, mais on doit les accepter comme un fait historique qu’il faut objectivement prendre en compte. Et si l’on considère ces horribles années de la guerre mondiale et que l’on distingue çà et là d’autres types de causes et de raisons à ces terribles événements, on ne peut pas ne pas reconnaître que les exigences sociales, les contradictions sociales, y ont de fait joué un grand rôle. En particulier, à l’heure actuelle, à la fin provisoire de ces horreurs, nous voyons clairement que la question sociale apparaît comme un résultat de cette guerre mondiale et touche une grande partie du monde civilisé. Et comme elle résulte de cette guerre, il ne fait aucun doute que, de quelque manière, elle en faisait partie.

Mais on ne peut guère analyser correctement ces phénomènes si on les considère seulement du point de vue le plus immédiat, souvent personnel, comme c’est si souvent le cas aujourd’hui, si on ne peut pas élargir son horizon au devenir humain en général. Et élargir l’horizon, c’est ce que j’ai cherché à faire dans mon livre Éléments fondamentaux pour la solution du problème social et que je vais particulièrement développer pour la Suisse dans le périodique Avenir social, qui paraît ici à Zurich.

Il faut dire d’abord que la plupart des gens qui aujourd’hui parlent de la question sociale voient naturellement en elle une question économique, ont du mal à y voirautre chose qu’une question de pain, et tout au plus, comme les faits le montrent clairement, une question du travail humain, une question de travail et de pain. Si l’on veut traiter la question sociale comme une question de pain et une question de travail, il faut bien voir que l’homme a du pain parce que la communauté humaine lui fabrique ce pain et que cette communauté humaine ne peut fabriquer ce pain qu’en travaillant.

Mais l’art et la manière dont on pourrait et devrait travailler sont liés, dans les grandes choses comme dans les petites, à l’art et à la manière dont est organisée la société humaine,dont est organisé un domaine fermé de cette société, une structure étatique par exemple. En élargissant son regard, on verra très vite qu’un morceau de pain ne peut devenir plus cher ou meilleur marché sans que beaucoup de choses, énormément de choses, changent dans toute la structure de l’organisme social. Et en considérant l’art et la manière dont l’individu intervient avec son travail dans cet organisme social, on s’apercevra que s’il travaille seulement un quart d’heure en plus ou en moins, cela s’exprime dans l’art et la manière dont la société d’un domaine économique fermé a du pain et de l’argent pour l’individu. Vous voyez donc que, même quand on ne veut voir la question sociale que comme une question de pain et travail, on en arrive aussitôt à élargir son horizon. Dans ces six conférences, je voudrais vous parler de cet horizon plus large dans ses plus différents domaines. Aujourd’hui je vais me permettre, avant toutes choses, d’amener une sorte d’introduction.

En étudiant l’histoire récente du développement de l’humanité, on trouvera vite la confirmation dece que des observateurs sensés de la vie sociale ont exprimé avec beaucoup d’insistance. Mais seulement les observateurs sensés ! Un texte de 1909 contient, pourrait-on dire, un florilège des conclusions tirées d’une véritable compréhension des rapports sociaux. C’est un texte de Hartley Withers, Money and credit in England. Dans son texte, Withers dit ouvertement quelque chose que devraient comprendre tous ceux qui aujourd’hui sont véritablement désireux de traiter le problème social. Il dit ouvertement : l’art et la manière dont les rapports de crédit, de fortune, d’argent figurent à l’heure actuelle dans l’organisme social sont si complexes qu’ils empêchent de décomposer de manière logique les fonctions de crédit, d’argent, de travail, etc.au sein de l’organisme social ; de ce fait, il est pratiquement impossible de trouver ce qui est nécessaire pour bien comprendre les choses à considérer au sein de cet organisme. Et cette vision partielle est confirmée par toute la pensée historique que nous pouvons suivre depuis quelque temps sur le problème social, sur le social, autrement ditsur la collaboration économique des hommes.

Car qu’avons-nous réellement vu ? Depuis que la vie de l’économie a cessé, sous un certain rapport, d’être réglée instinctivement de manière patriarcale, depuis qu’elle s’est complexifiée sous l’effet de la technique moderne, du capitalisme moderne, on a éprouvé la nécessité de réfléchir sur cette vie de l’économie, de s’en faire des représentations, de la même manière que l’on réfléchit, que l’on se fait des représentations dans la recherche scientifique, dans le travail scientifique par exemple.Et, ces derniers temps, on a vu apparaître sur l’économie[1] les conceptions d’auteurs qu’on a appelés mercantilistes, physiocrates,Adam Smith et ainsi de suite jusqu’à Saint-Simon,Fourier et Blanc, jusqu’à Marx et Engels et aux auteurs actuels. Qu’a-t-on constaté dans cette pensée économique ? On peut étudier ce qu’a étépar exemple l’école mercantiliste et l’école physiocrate de l’économie, ou ce que Ricardo, le professeur de Karl Marx, a apporté à l’économie, on peut lire beaucoup d’autres économistes et l’on s’apercevra toujours que ces personnalités axent leur approche sur l’un ou l’autre courant dans le plan des phénomènes.À partir de ce seul courant, ils cherchent à tirerdes lois d’après lesquelles on devrait organiser la vie de l’économie. Et on a toujours constaté : les lois que l’on trouvera d’après le modèle des représentations scientifiques modernes conviendront bien pour quelques faits économiques, tandis que d’autres seront trop vastes pour être englobés par ces lois. Les conceptions qui ont surgi ainsi aux 17e, 18e et au début du 19e siècles ont toujours été limitées et ont eu la prétention de trouver des lois d’après lesquelles organiser la vie économique. Il en est résulté quelque chose de très, très étrange.

L’économie, dans une certaine mesure,est devenue scientifique. Elle a été classée parmi nos sciences officielles, celles des universités et des hautes écoles, et on a essayé d’explorer aussi la vie socio-économique avec tout le bagage de la représentation scientifique. Où est-on arrivé ? Rosche, Wagner, d’autres encore, sont arrivés à une observation des lois économiques qui n’ose plus exprimer des maximes, des impulsions susceptibles de réellement donner forme à la vie de l’économie. L’économie scientifique est devenue contemplative, observatrice.Elle s’est plus ou moins écartée de ce qu’on pourrait nommer une volonté sociale. Elle n’est pas parvenue à des lois qui pourraient se déverser dans la vie humaine de façon à donner forme à la vie sociale.

Un autre élément va aussi dans ce sens. Nous avons vu apparaître des hommes au grand cœur, bienveillants, attentifs à l’être humain,dotés du sens de la fraternité humaine – citons, de ce point de vue, Fourier, Saint-Simon et autres. De manière pleine d’esprit, ils ont créé des images de société, en croyant que leur mise en œuvre pourrait amenerdans la vie humaine des conditions souhaitables, socialement souhaitables. On sait maintenant comment ceux qui ressentent aujourd’hui que la question sociale est une priorité pour la vie se comportent vis-à-vis de tels idéaux de société. Si l’on demandait aujourd’hui à ceux qui croient penser socialiste en un sens véritablement moderne ce qu’ils pensent des idéaux d’un Fourier, d’un Louis Blanc, d’un Saint-Simon, ils répondraient que ce sont des utopies, des images de la vie sociale par lesquelles on interpelle les classes humaines dirigeantes : faites ça et ça, et nombre de dégâts de la misère sociale disparaîtront. Mais toutes ces utopies que l’on imagine n’ont pas la force de se déverser dans la volonté de l’homme, elles restent des utopies. On peut toujours échafauder ainsi de belles théories, les instincts humains, ceux des fortunés par exemple, ne suivront pas ces théories ; d’autres forces doivent intervenir. – Bref, il est apparu une incroyance radicale à des idéaux sociaux amenés parmi les hommes depuis le sentiment, le ressenti, depuis le type de connaissance moderne.

Cela est lié à ce qui s’est passé dans la vie de l’esprit de l’humanité durant l’évolution historique récente. On a souvent insisté sur le fait que ce qui aujourd’hui figure comme question sociale dépend essentiellement de l’ordre économique capitaliste moderne qui,de la manière particulière que nous avons aujourd’hui, s’est formé grâce, entre autres, à la prolifération des techniques modernes.Mais on n’aura pas tout envisagé si l’on ne prend pas encore autre chose en compte : parallèlement à l’ordre économique capitaliste, à la culture technique moderne,il est apparu dans le mode de vie de l’humanité civilisée moderne une sorte de conception du mondequi a été très féconde, dont les fruits ont été des progrès significatifs, décisifs, en particulier pour la technique et la science.Mais il y a autre chose.

Vous n’ignorez pas, si vous suivez avec attention mes écrits, que je suis quelqu’un qui apprécie, pas quelqu’un qui dénigre, que je ne suis pas un critique de ce qu’a amené récemment la manière scientifique de présenter les choses. Je considère tout à fait comme un progrès de l’humanité ce qui est arrivé par la conception du monde copernicienne, par le galiléisme, par l’élargissement de l’horizon de l’humanité grâce à Giordano Bruno et à d’autres, de nombreux autres.Mais avec l’évolution de la technique moderne, du capitalisme moderne, d’anciennes conceptions du monde se sont transformées de telle sorte que la conception moderne du monde a pris un caractère très intellectuel, et surtout scientifique.

Même si, bien sûr, on est mal à l’aise aujourd’hui face à de tels faits, il suffit de penser à ce qu’aujourd’hui nous nommons avec fierté notre « vision scientifique du monde », qui s’est progressivement développée à partir – on peut le prouver en détail – d’anciennes conceptions religieuses du monde, artistiques, esthétiques, éthiques, etc. Ces anciennes conceptions du monde donnaient certaines impulsions à la vie. Elles avaient surtout une chose en commun : elles amenaient l’homme à prendre conscience de la spiritualité de son être. Quoi que l’on pense de ces conceptions du monde, elles parlaient de l’esprit à l’homme de façon que celui-ci sentait qu’en lui vivait un être spirituel, qui est rattaché aux êtres spirituels à l’œuvre dans l’univers. Cette conception du monde dotée d’une force d’impulsion sociale, d’impulsions pour la vie, a été remplacée par la nouvelle conception du monde,d’orientation plus scientifique. Elle a à faire avec des lois naturelles plus ou moins abstraites, avec des perceptions sensorielles plus ou moins coupées de l’être humain, avec des idées abstraites et des faits abstraits.Et on doit voir de cette science– sans lui retirer en rien sa valeur –ce qu’elle donne à l’homme, ce qu’elle donne surtout à l’homme de façon qu’il trouve une réponse à la question de son propre être. Cette science dit beaucoup de choses sur les liens entre les phénomènes naturels ; elle en dit beaucoup aussi sur la constitution corporelle-physique de l’homme.Mais elle sort de son domaine quand elle veut dire quelque chose sur l’être le plus intérieur de l’homme. Elle ne donne aucune réponse sur l’élément le plus intime de l’être humain, et elle ne se comprend pas bien elle-même quand elle tente de donner une telle réponse.

Maintenant, je ne dis absolument pas que la conscience populaire, générale de l’humanité, découlerait aujourd’hui de théories scientifiques.Mais quelque chose d’autre est vrai, profondément vrai : la manière de penser scientifique elle-même est issue d’un certain état d’âme moderne. Si l’on connaît aujourd’hui la vie en profondeur, on sait que depuis le milieu du 15e siècle et de plus en plus depuis, quelque chose s’est transformé dans l’état d’âme par rapport aux temps anciens. On sait que la conception du monde qui s’exprimait alors seulement comme un symptôme dans la direction prise par la science a gagné toute l’humanité, d’abord la population des villes, mais ensuite aussi celle de la campagne.On n’a donc pas affaire à un simple résultat de la science théorique quand on parle de l’état d’âme d’aujourd’hui, mais on a affaire à un état d’âme qui s’est emparé de l’humanité depuis le début des temps modernes.

Et c’est là que s’est introduit le plus important : cette conception du monde axée sur la scienceest apparue en même temps que le capitalisme, en même temps que la culture technique moderne. Les hommes ont été arrachés à leur ancien artisanat et placés à la machine, parqués dans la fabrique. Du fait qu’ils ont été parqués,ils côtoient ce qui est régi uniquement par les lois mécaniques, dont il ne s’écoule rien qui ait un rapport direct avec l’être humain. De l’ancien artisanat jaillissait quelque chose qui donnait une réponse à la question de la valeur humaine et de la dignité humaine. La machine abstraite ne donne pas de réponse. L’industrialisme moderne est comme un tissage mécanique qui enserre l’homme, dans lequel il se tient,qui ne lui renvoie rien de ce à quoi il participe joyeusement comme il participait au résultat de l’ancien artisanat.

Et ainsi apparu le fossé entre ceux qui,à l’époque moderne,constituaient les travailleurs industriels, ceux qui se tenaient à la machine dans la fabrique, qui ne pouvaient plus, de leur environnement mécanique, extraire la croyance à ce qu’était l’ancienne façon de voir avec l’ancienne force d’impulsion, qui s’en sont détachés parce qu’ils n’y rencontraient plus la vie, qui s’en tenaient uniquement à ce que le monde a reçu dans la nouvelle vie de l’esprit : la conception scientifique du monde. Et cette conception scientifique du monde, quel effet avait-elle sur eux ? Elle avait pour effet qu’ils ressentaient de plus en plus que ces vérités qui sont données comme une vision du monde ne sont que des pensées, des pensées qui ont pour seule réalité celle de la pensée. Quand on a vécu avec le prolétariat moderne, on sait comment, à une époque récente, les sentiments sociaux ont peu à peu émergé, on sait ce que doit signifier un mot qui revient très souvent dans des cercles prolétariens, socialistes : le mot idéologie. La vie de l’esprit, sous les influences que je viens de décrire, est devenue une idéologie pour les travailleurs d’aujourd’hui. La conception scientifique du monde a été accueillie de façon que les gens se sont dit : elle ne livre que des pensées.

L’ancienne vision du monde ne voulait pas livrer uniquement des pensées ; elle voulait donner aux hommes quelque chose qui leur montrait : tu es suspendu avec ton esprit aux entités spirituelles du monde. Donner de l’esprit à l’esprit, c’est ce que les anciennes visions du monde voulaient donner à l’homme. La conception moderne du monde ne donne que des pensées, et surtout aucune réponse à la question sur l’être véritable de l’homme. Elle a été ressentie comme idéologie.

C’est ainsi qu’est apparu le fossé avec les cercles dirigeants, qui s’étaient gardé la tradition des anciennes transmissions, les anciennes visions du monde esthétiques, artistiques, les conceptions du monde religieuses, éthiques, des anciens temps. Elles continuèrent à porter tout cela, ces classes dirigeantes, pour leur être humain entier, tandis que leur tête accueillait ce qui est devenu la conception scientifique du monde. Mais une grande partie de la population ne pouvait plus montrer la moindre inclinaison, la moindre sympathie pour ce qui était transmis. Elle prit pour seul contenu une conception du monde qui était une conception scientifique du monde. Et elle adopta cette conception du monde de façon qu’elle la ressentit comme une idéologie, comme une pure construction de pensées. On se disait : la seule réalité est la vie économique ; la réalité se résume à la façon dont on produit, dont les produits fabriqués sont distribués, dont l’homme consomme, dont l’homme possède ou cède aux autres ceci ou cela, etc. Tout le reste, dans la vie humaine – droit, mœurs, science, art, religion –, n’est qu’une fumée qui s’élève sous forme d’idéologie depuis l’unique réalité, celle de la réalité économique.

La vie de l’esprit est ainsi devenue une idéologie pour une grande partie de l’humanité. Elle est devenue une idéologie principalement parce que les cercles dirigeantsne réussirent pas, lorsqu’ils virent se former la vie économique moderne et s’y intégrèrent, à suivre avec la vie de l’esprit cette vie de plus en plus complexe de l’économie en devenir. Ils maintinrent la tradition des anciens temps, une vie de l’esprit qui avait plus ou moins la même orientation que dans les anciens temps. La grande masse accueillit la nouvelle vie de l’esprit, mais pas de façon qu’elle lui donna quelque chose qui lui remplisse le cœur et l’âme.

Avec une conception du monde qu’on éprouve comme une idéologie, qu’on éprouve de façon à dire que le droit, les mœurs, la religion, l’art et la science ne sont qu’une superstructure, une fumée au-dessus de la seule réalité, au-dessus des rapports de production, de l’ordre économique ; avec une telle conception du monde, on peut penser, mais avec une telle conception du monde on ne peut pas vivre.

Une telle conception du monde est peut-être triomphale, ce qui est le cas pour l’étude de la nature, mais elle mine l’âme humaine. Ce que cette vision du monde a fabriqué à bon droit pour l’âme humaine agit dans les phénomènes sociaux de l’époque moderne.On ne juge pas correctement ces phénomènes quand on ne considère que ce que les hommes portent dans leur conscience. Par la voix de leur conscience, les hommes pourraient bien dire : ah, pourquoi nous parle-t-il de la question sociale comme si c’était une question relevant de l’esprit ! Le problème est l’inégalité dans la distribution des biens économiques. Nous voulons l’égalité ! – Les hommes pourraient bien avoir conscience de telles choses dans leur petite tête[2], mais quelque chose d’autre remue dans les profondeurs inconscientes de l’âme, quelque chose qui se développe inconsciemment, parce qu’il ne descend pas de la conscience ce qui serait une véritable nourriture spirituelle de l’âme, parce que seul y agit ce qui mine l’âme, ce qui est ressenti comme idéologie. On doit voir dans le vide de la vie moderne de l’esprit le premier membre de la question sociale. Cette question sociale est avant tout une question d’esprit.

La vie de l’esprit qui s’est développée est devenue pure observation, par exemple dans les domaines de l’économie, dans la plus distinguée, l’économie universitaire ; elle ne développe pas d’elle-même des principes de la volonté sociale ; elle en est arrivée à ce que les meilleurs amis de l’humanité, comme Saint-Simon, Louis Blanc, Fourier, ont inventé des idéaux de société auxquels personne ne croit – parce qu’on ressent ce qui vient de l’esprit comme utopie, comme pure idéologie ; c’est une réalité historique que la vie de l’esprit qui s’est développée n’est qu’une superstructure de la vie de l’économie ; et, enfin, elle ne pénètre pas vraiment dans les faits et,de ce fait, est ressentie comme idéologie : pour toutes ces raisons, la question sociale, pour ce qui est de son premier membre, doit être comprise comme une question d’esprit. Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette question qui s’écrit, pourrait-on dire, en lettres de feu. Comment l’esprit humain doit-il être pour apprendre à maîtriser la question sociale ?

On a vu que la mentalité scientifique a abordé l’économie avec ses meilleures méthodes – elle est devenue une pure observation, et non pas une volonté sociale. Les fondements de la vie moderne de l’esprit ont généré un état d’esprit qui n’est pas en mesure de développer l’économie comme fondement d’une volonté sociale pratique. Comment l’esprit doit-il être pour donner naissance à une économie qui puisse devenir la base d’une véritable volonté sociale ?

On a vu que de grandes masses humaines ne savent que crier « utopie » quand elles entendent parler des idéaux que proposent pour la société des amis de l’humanité bien intentionnés, qu’elles ne croient pas que l’esprit humain soit assez fort pour maîtriser les phénomènes sociaux. Comment doit être la vie de l’esprit pour que les hommes réapprennent à croire que l’esprit est à même de saisir les idées qui pourront créer les institutions sociales de façon à faire disparaître certains dégâts sociaux ?

On a vu que de nombreux cercles ressentent la vision scientifique du monde comme une idéologie. Mais si l’idéologie est l’unique contenu de l’âme humaine, elle mine cette âme et crée dans les profondeurs inconscientes ce qui aujourd’hui surgit dans les phénomènes chaotiques déconcertants de la question sociale. Comment doit être la vie de l’esprit pour qu’elle ne continue pas à générer une idéologie, pour qu’elle déverse dans l’âme humaine ce qui la rend capable d’intervenir dans les phénomènes sociaux de façon que les hommes puissent vraiment œuvrer de manière sociale les uns à côté des autres ?

On voit ainsi que la question sociale est une question qui relève de l’esprit, que l’esprit moderne n’a pas été en mesure de susciter une foi sociale en lui parce qu’il n’a pas réussi à donner à l’âme quelque chose qui la remplisse ; il n’a engendré qu’une idéologie qui a fait de l’âme un désert.

J’aimerais aujourd’hui, en introduction, vous montrer de manière plus historique comment les rapports de la vie moderne font en sorte que la question sociale est ressentie comme une question d’esprit, une question de droit, une question d’économie.

Prenons ce qu’une personnalité a raconté il n’y a pas si longtemps encore– et plus d’une fois – , une personnalité active dans la vie politique, dans la vie de l’État de notre époque, qui est issue de la vie de l’esprit de notre époque.Ceux de mes chers auditeurs qui m’ont entendu ici lors de conférences passées comprendront bien ce que je vais dire maintenant, car à l’époque où le monde entier, à l’exception du centre de l’Europe, reconnaissait Woodrow Wilson comme une sorte de dirigeant mondial, je me suis à maintes reprises opposé à cette reconnaissance. Et ceux qui m’ont écouté savent que je n’ai jamais été un partisan de Woodrow Wilson, mais toujours un opposant. Même au moment où l’Allemagne est elle aussi tombée dans le culte Wilson, je n’ai pas hésité à exposer ma façon de voir,comme je l’ai fait plusieurs fois ici à Zurich.Mais aujourd’hui, où ce culte a plus ou moins disparu, je peux dire quelque chose quine doit pas être mal pris, particulièrement d’un opposant à Wilson.

Ressentant intensément les conditions sociales de l’Amérique qui se sont formées depuis la guerre de Sécession des années 1860, cet homme a compris les rapports entre l’État de droit et la situation économique. Il a vu avec une certaine impartialité comment le nouvel ordre économique complexe a donné naissance aux grandes accumulations de capital.Il a vu comment se sont fondés les trusts, les grandes sociétés de capitaux. Il a vu que, même dans un système étatique démocratique, le principe démocratique a progressivement disparu face aux négociations secrètes de ces sociétés, qui avaient intérêt au secret, ces sociétés qui, avec les masses de capital amoncelées,ont acquis un grand pouvoir et dominé de grandes masses d’hommes.Et il a à maintes reprises élevé la voix pour la liberté de l’homme face à ce déploiement de force qui provient des rapports économiques. Il a profondément ressenti– on peut le dire ainsi – que le fait social correspond au moindre individu, à l’art et à la manière dont l’individu est mûr pour cette vie sociale.Il a dit que pour guérir la vie sociale, il faut qu’un cœur humain aspirant à la liberté vive sous chaque habit humain.Il a souvent répété que la vie politique devrait être démocratisée ;il a souligné la nécessité d’enlever à toutes ces sociétés le pouvoir et les moyens de pouvoir qu’elles possèdent, de remettre à la vie universelle économique, sociale et étatique les facultés et les forces individuelles de chaque humain qui les a.Il a insisté sur le fait que son système étatique, qu’il considère visiblement comme le plus progressiste, souffre des conditions qui sont apparues.

Pourquoi ? Effectivement, une nouvelle situation économique est apparue : de grandes concentrations de capital économique, un déploiement de puissance économique. Dans ce domaine, tout dépasse ce qui était encore là il y a peu. Cette forme de l’économie ont fait surgir de toutes nouvelles formes de la vie en commun des hommes. On est confronté à une forme totalement nouvelle de la vie économique. Et ce n’est pas moi qui l’ai dit – en me fondant sur quelque théorie –, mais cet homme d’État, cet « homme d’État mondial », pourrait-on dire : certes, la situation économique a progressé, mais le problème fondamental de l’évolution moderne réside dans le fait que les hommes ont organisé la vie économique en fonction de leurs rapports de pouvoir secrets, mais que les idées du droit, les idées de la vie commune politique n’ont pas suivi, elles en sont restées à un point de vue passé.Woodrow Wilson l’a clairement exprimé : les conditions de notre activité économique ont changé, mais nous pensons, nous édictons des lois sur cette activité économique selon un point de vue depuis longtemps dépassé, un point de vue ancien. Il n’est pas apparu quelque chose de nouveau dans la vie du droit comme il est apparu quelque chose de nouveau dans la vie de l’économie, de la vie politique, qui sont restées en arrière.Nous vivons dans un ordre économique entièrement nouveau avec de vieilles idées politiques, de vieilles idées juridiques. – C’est à peu près ce que dit Woodrow Wilson. Et il insiste : rien de ce qu’exigece moment de l’évolution humaine ne peut se développer avec ce manque de congruence entre vie du droit et vie de l’économie. Cette exigence, c’est que l’individu travaille non pas pour lui, mais pour le bien-être de la communauté.Et Woodrow Wilson critique avec insistance l’ordre de la société tel qu’il le perçoit.

Je dirais – permettez mois cette remarque personnelle – que je me suis donné beaucoup, beaucoup de mal pour examiner la critique que fait Woodrow Wilson de la situation sociale actuelle qui se présente à lui, la situation américaine, et pour la comparer à d’autres critiques. Je vais dire maintenant quelque chose de très paradoxal, mais la situation actuelle, à elle seule,amène très souvent à dire des choses très paradoxales ; on y est obligé si l’on veut tenir véritablement compte de la réalité présente : j’ai essayé de comparer, tant pour la forme extérieure que pour les impulsions intérieures, la critique de la société que fait Woodrow Wilson à la critique de la société qu’en fait le côté progressiste, radicalement social-démocrate. On peut même étendre cette comparaison à l’aile la plus radicale de la manière de penser socialiste et de l’action socialiste d’aujourd’hui. Si l’on en reste aux critiques que formulent ces hommes, on peut dire : la critique de Woodrow Wilson de l’ordre social actuel correspond presque mot pour mot à ce que disent Lénine et Trotski, les fossoyeurs de la civilisation actuelle. On peut dire de ces deux personnages que si ce qu’ils envisagent s’impose trop longtemps à l’humanité, ne serait-ce que dans quelques domaines, ce sera la mort de la civilisation moderne, le déclin de tout ce que la civilisation moderne a conquis. – Et pourtant, voici le paradoxe : Woodrow Wilson, qui a très certainement toujours vu les choses autrement que ces destructeurs, Woodrow Wilson adresse presque littéralement la même critique qu’eux à l’ordre social actuel.

Il en arrive à conclure que les concepts du droit, les concepts politiques qui dominent aujourd’hui sont vieillis, qu’ils ne sont plus en mesure d’intervenir dans la vie de l’économie. Et étrangement, on tente de tourner cela en positif, on tente d’analyser ce qu’a apporté Woodrow Wilson afin de générer une structure sociale, une structure de l’organisme social : on peine à trouver la moindre réponse ! Des mesures ici ou là, mais qui sinon seraient prises par quelqu’un qui exerce une critique bien moins pénétrante et objective ; mais pas quelque chose d’énergique, en tout cas pas une réponse à la question : comment le droit, comment les concepts, les idées politiques, les impulsions politiques doivent-ils être formés pour pouvoir dominer les exigences de la vie de l’économie moderne, pour pouvoir pénétrer dans cette vie de l’économie moderne ?

On voit ici apparaître le deuxième membre de la question sociale tel qu’il ressort de la vie moderne : la question sociale en tant que question de droit.

Il faut d’abord chercher une base pour le droit, pour les rapports politiques, pour les rapports étatiques, qui doivent exister pour pouvoir saisir, maîtriser cette vie de l’économie moderne. Il faut donc se demander : comment arrive-t-on à des impulsions du droit, à des impulsions politiques, face aux grandes exigences de la question sociale ? C’est le deuxième membre de la question sociale.

Observez la vie elle-même : vous verrez que, quand l’homme se place dans la société humaine, sa vie comprend trois membres. Trois membres qui se distinguent très nettement les uns des autres quand nous l’observons dans sa place au sein de la société humaine. Le premier est le suivant : quand l’homme doit apporter sa contribution – comme il le doit indubitablement dans la société moderne pour le salut d’un ordre social – quand il doit apporter sa contribution aux choses de la communauté, au travail communautaire, à la production de valeurs communautaires, à la production de biens communautaires, il doit avoir l’aptitude individuelle, le don individuel, la compétence individuelle nécessaires pour cela. Le deuxième est qu’il doit s’entendre avec ses semblables, pouvoir travailler en paix avec eux. Et le troisième est qu’il doit pouvoir trouver sa place, la place à partir de laquelle prendre fait et cause pour des hommes avec son travail, avec son activité, avec ses prestations.

Pour ce qui est du premier membre, l’homme a besoin que la société humaine développe ses capacités et ses talents, qu’elle guide son esprit et que l’esprit qu’elle forme en lui le guide en même temps pour un travail physique. Pour le deuxième,il a besoin de s’intégrer dans une structure sociale dans laquelle les hommes s’entendent de façon à pouvoir vivre ensemble en paix. Le premier nous amène dans le domaine de la vie de l’esprit. Nous verrons dans les prochaines conférences de quelle façon le soin de la vie de l’esprit est en lien avec le premier. Le deuxième nous conduit dans le domaine de la vie du droit, car la vie du droit ne peut se former conformément à son essence que si l’on trouve une structure sociale qui permette aux hommes de collaborer, d’agir et de travailler les uns pour les autres en paix. Et le troisième nous amène dans la vie de l’économie moderne, cette vie de l’économie moderne que Woodrow Wilson compare à un homme qui a grandi et qui porte des vêtements trop petits, dont il déborde de partout. Ces vêtements trop petits sont pour Woodrow Wilson les vieux concepts du droit et de la politique. La vie de l’économie les a dépassés depuis longtemps.

Les penseurs socialistes, en particulier, ont ressenti ce débordement de la vie de l’économie hors de ce qui était là auparavant comme vie de l’esprit, comme vie du droit. Et pour attirer l’attention sur ce qui a agi dans ce domaine, il suffit d’indiquer une chose.

Vous le savez – nous reparlerons plus en détail de toutes ces questions –, le prolétariat moderne est entièrement sous l’influence de ce qu’on appelle le marxisme. Même si des partisans et des opposants de Karl Marx ont apporté diverses modifications au marxisme, à la théorie marxiste de la transformation de la propriété privée en propriété commune, le marxisme reste à l’œuvre dans la manière de penser, dans la conception de la vie actuellement partagée par de larges masses humaines, à l’œuvre en particulier dans ce qui se manifeste comme un fait social troublant à l’heure actuelle. Il suffit de prendre en main le petit livre très significatif de Friedrich Engels, le collaborateur et ami de Karl Marx : « Socialisme utopique et socialisme scientifique », pour découvrirla manière de pensée qui vit dans ce petit livre.On verra alors comment un penseur socialiste considère la vie de l’économie moderne dans son rapport avec la vie du droit et la vie de l’esprit. Il suffit par exemple de bien comprendre l’expression qui, dans ce petit livre,tient lieu de résumé : « le passage du gouvernement des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production »[3].

Cela en dit long ! Cela signifie que l’on souhaite de ce côté que s’arrête dans la vie de l’économie ce qui s’est lié à cette vie sous les impulsions d’évolution modernes. Comme je l’ai montré, la vie de l’économie a débordé la vie de droit, a débordé aussi la vie de l’esprit ; en quelque sorte, elle a ainsi tout inondé et a influencé par ses suggestions les pensées, les ressentis, les passions des hommes. Et c’est ainsi que de l’art et de la manière dont est gérée la vie de l’économie découle pour les hommes la vie de l’esprit et la vie du droit. Ceux qui disposent du pouvoir économique – on le voit de plus en plus clairement– possèdent en même temps,de par leur suprématie économique,le monopole de la formation. Les économiquement faibles restent les incultes. Un certain rapport s’est établi entre la vie de l’économie et la vie de l’esprit, entre la vie de l’esprit et la vie de l’État. La vie de l’esprit se développe de moins en moins à partir de ses propres besoins, ne suit plus ses propres impulsions, mais– en particulier là où elle est administrée publiquement, dans le système d’éducation et le système scolaire – est organisée de la manière qui correspond à l’utilisation qu’en font les puissances de l’État. L’homme n’est plus du tout pris en compte pour le comment et le pourquoi il est compétent. Il ne peut pas se développer ainsi que l’exigent ses prédispositions. Mais la question est : de quoi l’État a-t-il besoin, de quelles forces a besoin la vie de l’économie, de quels hommes avec quelles formations a-t-elle besoin ? Les moyens pédagogiques, les études, les examens, doivent répondre à cette question. La vie de l’esprit n’est pas formée à partir d’elle-même, la vie de l’esprit est adaptée à la vie du droit, à la vie de l’État, à la vie politique, à la vie de l’économie. Mais cela, en même temps, ramène – et a ramené particulièrement dans la vie moderne –la vie de l’économie sous la dépendance de la vie du droit.

Des hommes tels que Marx et Engels ont vu cette coexistence de l’économie, du droit et de l’esprit. Et ils ont vu que la vie de l’économie moderne ne supportait plus la forme ancienne du droit, ne supportait plus la forme ancienne de l’esprit.Ils en ont conclu à la nécessité d’éjecter ces formes anciennes de la vie de l’économie. Mais ils ont abouti à une étrange superstition, à une superstition dont nous devrons beaucoup parler dans ces conférences. Selon cette superstition, la vie de l’économie – estimant que c’était la seule réalité, ils considéraient la vie de l’esprit et la vie du droit comme une idéologie – peut donner naissance d’elle-même aux nouveaux rapports de droit, aux nouveaux rapports d’esprit.Une des plus funestes superstitions se fit jour : l’économie devait être pratiquée conformément à certaines lois et,si c’était le cas, elle engendrerait d’elle-même la vie de l’esprit, la vie du droit, la vie politique et la vie de l’État.

Comment est née cette superstition ? Cette superstition est due au fait que la structure propre à l’économie humaine, le travail propre à la vie de l’économie moderne, dissimulait ce qu’on a pris l’habitude d’appeler l’économie de l’argent. Cette économie de l’argent apparue en Europe a accompagné des événements bien déterminés. Une étude approfondie de l’histoire nous le montre : c’est à peu près au moment où la Réforme et la Renaissance, c’est-à-dire un nouvel état d’esprit, se dégagent dans le monde civilisé européen, que l’on conquiert les sources d’or et d’argent d’Amérique, que l’or et l’argent affluent en Europe, notamment d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Ce qui auparavant était davantage une économie naturelle est de plus en plus submergé par l’économie de l’argent.

L’économie naturelle pouvait encore voir ce que donne le sol, autrement dit le concret ; elle voyait aussi ce dont l’individu est capable et ce qu’il peut produire, donc le concret et le professionnel.Avec la circulation de l’argent, on a progressivement perdu de vue l’aspect purement concret de la vie de l’économie.Un voile s’est en quelque sorte étendu sur la vie de l’économie au fur et à mesure que l’économie de l’argent remplaçait l’économie naturelle. On ne pouvait plus voir les pures exigences de la vie de l’économie.

Que cette vie de l’économie fournit-elle à l’homme ? Cette vie de l’économie fournit à l’homme des biens dont il a besoin pour sa consommation. Nous n’avons aujourd’hui pas besoin de distinguer biens spirituels et biens physiques, car on peut aussi avoir une vision économique des biens spirituels,de sorte qu’on peut les utiliser pour la consommation humaine. Cette vie de l’économie fournit donc des biens, et ces biens sont des valeurs, parce que l’homme en a besoin, parce que le désir humain s’y attache. L’homme doit accorder aux biens une certaine valeur.Ils ont ainsi au sein de la vie sociale une valeur objective, qui est étroitement liée à la valeur subjective que lui accorde le jugement humain.

Or, à l’époque moderne, comment s’exprime, en économie, la valeur des biens ? Comment s’exprime la valeur des biens qui, pour l’essentiel, définit leur importance dans la vie en commun économique, sociale ? Elle s’exprime dans les prix. Nous parlerons ces prochains jours de la valeur et du prix ; aujourd’hui, je veux seulement montrer que dans la vie de la circulation économique, dans la vie de la circulation sociale– dans la mesure où cette vie de la circulation sociale dépend de l’activité économique, des biens –, la valeur des biens s’exprime pour l’homme dans le prix. C’est une grande erreur que de confondre la valeur des biens avec les prix en argent. L’homme en viendra de plus en plus, non pas par des réflexions théoriques, mais par la pratique de la vie, à voir que la valeur des biens qui sont fabriqués économiquement et qui dépendent du jugement subjectif humain, de certaines conditions de droit ou de culture, n’est pas la même chose que ce qui s’exprime dans les conditions de prix qui apparaissent par l’argent. Mais, à l’époque moderne, la valeur des biens est recouverte par les conditions de prix qui règnent dans la circulation sociale.

C’est là-dessus que se fondent les conditions sociales modernes, qui constituent le troisième membre de la question sociale. On apprend à voir dans la question sociale une question économique quand on revient à ce qui documente la valeur propre des biens et qu’on l’oppose à ce qui s’exprime dans les simples conditions de prix. Celles-ci ne peuvent absolument pas, en particulier en temps de crise, être maintenues autrement que par l’intervention de l’État, autrement dit sur la base du droit, qui garantit la valeur de l’argent, la valeur donc de chaque marchandise.Mais là apparaît quelque chose de nouveau. On n’a pas besoin de faire des études théoriques sur ce qu’a entraîné le malentendu sur le prix et la valeur, il suffit de renvoyer à quelque chose de réel qui s’est introduit à l’époque moderne.On dit en économie que dans l’ancien temps –et même jusqu’à la fin du Moyen Âge en Allemagne – il y avait l’ancienne économie naturelle, qui reposait uniquement sur l’échange des biens et qui a été remplacée par l’économie de l’argent, où l’argent est le représentant des biens et où en fait seule la valeur est échangée contre de l’argent. Nous voyons là déjà s’introduire dans la vie sociale quelque chose qui semble destiné à remplacer l’économie de l’argent. Ce quelque chose y est déjà à l’œuvre partout, on ne le remarque simplement pas. Mais si l’on s’élève au-dessus de la compréhension abstraite de son livre de caisse ou de comptes, si l’on sort des simples chiffres et que l’on parvient à lire ce qui est écrit dans ces chiffres, on s’aperçoit que dans les chiffres d’un livre de caisse ou de comptes d’aujourd’hui ne représentant pas uniquement des biens, mais qu’ils expriment de diverses manières ce qu’on pourrait nommer les conditions de crédit dans le sens le plus moderne du mot. Ce qu’un homme peut faire uniquement parce qu’on attend de lui qu’il soit capable de ceci ou cela, ce qui peut susciter de la confiance découlant de ses compétences, c’est ce qui, curieusement,pénètre de plus en plus dans notre vie de l’économie sèche, terre-à-terre.

Si aujourd’hui vous étudiez les livres de comptes, vous trouverez – par opposition à ce qui est pure valeur-argent – le fait de bâtir sur la confiance humaine, de construire sur la compétence humaine. Les chiffres des livres de comptes d’aujourd’hui expriment,si on les lit correctement, un grand revirement, une métamorphose sociale. En soulignant que l’ancienne économie naturelle s’est transformée en une économie de l’argent, on doit aujourd’hui souligner en même temps que le troisième membre est la transformation de l’économie de l’argent en économie du crédit.

On a là encore quelque chose de nouveau à la place de ce qui a longtemps existé. Mais ce qui indique la valeur de l’homme lui-même pénètre ainsi dans la vie sociale. La vie de l’économie elle-même, pour ce qui est de la production de valeurs, est face à une transformation, face à une question, et c’est la question de l’économie, c’est le troisième membre de cette question sociale.

Cette question sociale, nous apprendrons à la connaître dans ces conférences comme une question d’esprit, comme une question de droit et d’État ou une question politique, et comme une question économique. L’esprit aura à donner la réponse à cette première question : comment rendre les humains compétents afin que puisse se constituer une structure sociale exempte des dégâts actuels, dont il n’y a pas à assumer la responsabilité ? La deuxième question est celle-ci : quel système de droit ramènera la paix entre les hommes dans les conditions économiques telles qu’elles se présentent maintenant ?

La troisième est : quelle structure sociale sera en mesure de mettre l’homme à sa place de façon qu’il y soit en mesure de travailler pour le bien de la société humaine, comme le permettraient son être, ses talents, ses facultés ? La question qui en découle est la suivante : quel crédit accorder à la valeur personnelle d’un homme ? Nous voyons là, devant nous, la transformation de l’économie à partir de nouvelles conditions.

Nous avons devant nous, dans la question sociale, une question d’esprit, une question de droit, une question d’économie. Et nous verrons que nous ne pouvons avoir une vision correcte de la moindre articulation de la question sociale que si nous considérons cette question sociale comme, fondamentalement, une question d’esprit, une question de droit, une question d’économie. Nous poursuivrons demain.

 

Les questions et réponses aux questions après la première conférence sont dans la version littérale.

[1]Il ne me semble pas nécessaire d’ajouter « nationale ».  (tout comme il y a « science » tout court et non pas « science de la nature »). On précisera quand il s’agira d’économie mondiale

[2]Traductions marrantes pour Oberstübchen :
nicht richtig im Oberstübchen sein : avoir une araignée au plafond
kein Licht im Oberstübchen haben : ne pas avoir la lumière à tous les étages

 [3]Traduction classique