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Institut pour une triarticulation sociale
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Collection: 08 - L'IMPULSION SOCIALE ANTHROPOSOPHIQUE
Sujet : Pulsions sociales et antisociales dans la pensée, le sentiment et la volonté
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA186 088-110 (1990) 06/12/1908
Traducteur: Marie-France Rouelle et Gudula Gombert Editeur: Dervy

QUATRIÈME CONFÉRENCE
DORNACH, 6 DÉCEMBRE 1918

04001 - Récemment, j'ai particulièrement insisté sur l'impossibilité d'établir sur le plan physique un état paradisiaque, si nous prenons toujours le terme dans le sens évoqué la dernière fois, qu'en conséquence toutes les prétendues solutions à la question sociale, dont le but plus ou moins conscient est d'instaurer le paradis sur terre, qui de surcroît est censé durer, que toutes ces prétendues solutions reposent nécessairement sur des illusions. C'est à la lumière de cette donnée que je vous prie de bien vou­loir accueillir tout ce que j'explique à propos des événements actuels. Car la réalité de notre époque présente indubitablement une exigence précise que l'on peut définir comme l'exigence de donner une forme sociale aux conditions humaines. Il ne faut surtout pas faire de cette question une question abstraite, ni la prendre au sens absolu, mais il s'agit, comme je le disais la dernière fois, de se rendre compte à partir des connaissances issues de la science spirituelle de ce qui précisément est nécessaire à notre époque. Nous allons étudier à présent quelques aspects de ce que la science spirituelle juge nécessaire pour notre temps.
04002 - Il y a aujourd'hui une chose qu'habituellement on néglige vraiment beaucoup. Lorsqu'on parle de social et des revendications qui s'y ratta­chent, on oublie trop souvent que, conformément aux exigences de notre temps, la question sociale ne peut en aucun cas être abordée sans une connaissance intime de l'être humain. On peut bien imaginer tous les pro­grammes sociaux que l'on veut, vouloir réaliser les idéaux sociaux les plus beaux, tout cela demeure stérile si le but recherché n'est pas de comprendre l'être humain en tant que tel, si on n'aboutit pas à une connaissance plus intime de l'individu. J'ai fait remarquer que l'articulation de la vie sociale dont j'ai parlé, cette articulation sociale ternaire qu'il me fallait présenter comme une exigence de notre temps au sens le plus fort du terme, vaut jus­tement pour l'époque actuelle, parce qu'elle prend en considération dans le moindre détail la connaissance de l'être humain, tel qu'il est maintenant, à ce moment donné de la cinquième époque postatlantéenne. Et c'est aussi à partir de ce point de vue que je vous prie de considérer toutes les explica­tions que je donnerai.
04003 - Comprenez bien qu'on ne peut pas établir un ordre social tel que l'exige la situation actuelle sans prendre conscience de la chose suivante : cet ordre social est lié au fait que l'homme lui-même se reconnaisse dans sa relation à l'élément social. On peut dire que, de toutes les connaissances, celle de l'être humain est la plus difficile, c'est pourquoi dans les anciens mystères le « connais-toi toi-même » fut fixé comme le but le plus élevé de la quête de la sagesse. La grande difficulté pour l'homme d'aujourd'hui est de comprendre tout ce que le cosmos anime en lui, tout ce qui agit en lui. Il préférerait s'imaginer lui-même de la manière la plus simple possible, parce que, aujourd'hui précisément, il est devenu très paresseux dans son penser, dans ses représentations. Mais l'être humain n'est justement pas un être simple, et surtout pas sur le plan social. Et ce n'est certes pas l'arbi­traire dans les représentations qui peut faire quoi que ce soit contre cette réalité. Car dans ce domaine, l'homme est un être qu'il voudrait infiniment ne pas être, il préférerait de beaucoup être différent. On peut dire qu'en réalité l'être humain s'aime terriblement lui-même. Il s'aime vraiment beaucoup, c'est incontestable. Et c'est cet amour de lui-même qui fait que la connaissance de soi devient source d'illusions. Ainsi l'homme ne veut pas s'avouer qu'il n'est un être social que pour moitié, et que pour l'autre, il est un être antisocial.
04004 - Reconnaître froidement, énergiquement, que l'homme est un être à la fois social et antisocial, voilà une exigence fondamentale de la connais­sance sociale de l'être humain. On a beau dire : Je m'efforce de devenir un être social (naturellement, il faut aussi le dire, car si on n'est pas un être social, on ne peut absolument pas vivre convenablement avec les hommes), le fait de lutter constamment contre le social, d'être continuelle­ment un être antisocial est inhérent à la nature humaine.
04005 - Nous avons bien des fois considéré l'être humain, à propos des sujets les plus divers, selon la nature ternaire de son âme : penser ou faculté de représentation, ressentir et vouloir. Réexaminons-le à nouveau aujour­d'hui sous ces trois aspects, mais cette fois sous le rapport social. Comprenez bien avant tout que la faculté de représentation, le penser humain, est une source infiniment importante de comportement antiso­cial. Dans la mesure où l'homme est tout simplement un être pensant, il est un être antisocial. Ici, seule la science de l'esprit peut atteindre la vérité, car elle seule peut répandre quelque lumière sur cette question : Quelle est notre attitude d'être humain dans nos relations aux autres ? Quand le rapport [85] juste d'être humain à être humain est-il en quelque sorte établi pour la conscience ordinaire, quotidienne, disons dans la vie de tous les jours ? Eh bien, voyez-vous, lorsque ce rapport juste d'homme à homme est éta­bli, sans aucun doute l'ordre social l'est aussi. Or il est un fait curieux (on pourra dire que cela est malheureux, mais celui qui sait dira, lui, que c'est nécessaire) : nous ne développons un rapport correct d'être humain à être humain que lorsque nous dormons. Seul le sommeil nous permet de créer un rapport juste, sans fard, d'homme à homme. Dès l'instant où vous avez paralysé la conscience diurne habituelle, où vous vous trouvez donc entre le moment où vous vous endormez et celui où vous vous réveillez, dans le sommeil sans rêve, là, vous êtes un être social — je parle maintenant au niveau de la représentation, du penser. Dès votre réveil, vous commencez par vos représentations et vos pensées à développer des impulsions antiso­ciales. Et le fait qu'en réalité l'homme ne se comporte convenablement envers son semblable que durant son sommeil complique énormément les rapports sociaux. J'y ai déjà fait allusion à diverses reprises, en partant de points de vue différents. J'ai par exemple indiqué qu'on a beau être chau­vin, nationaliste à l'état de veille, dès qu'on est endormi, on se retrouve jus­tement parmi ceux qu'on hait le plus lorsqu'on est éveillé, on est avec l'es­prit de leur peuple. On ne peut rien y faire. Le sommeil est un régulateur social. Mais la science moderne ne voulant en somme rien savoir à ce sujet, il lui faudra encore beaucoup de temps pour admettre ce que je viens de dire dans ses réflexions sociales.
04006 - Or, lorsque nous sommes éveillés, le penser nous entraîne encore dans un autre courant antisocial. Supposez que vous soyez en face d'une autre personne. En effet, on ne peut être en face de tous les hommes qu'en étant en face de l'individu. Vous êtes un être pensant, naturellement, sans quoi vous ne seriez pas un être humain. Je parle à présent uniquement du pen­ser; nous parlerons du ressentir et du vouloir par la suite, car de ces deux points de vue, on pourrait faire une objection, mais ce que j'énonce main­tenant est exact du point de vue de la représentation. Tandis qu'en tant qu'être humain qui se fait des représentations, qui pense, vous faites face à un autre individu, il se passe cette chose singulière : par le simple rapport réciproque qui s'établit entre vous, il y a dans votre subconscient le désir d'être endormi par cette autre personne. Et vous êtes dans votre subcons­cient tout bonnement endormi par l'autre. Voyez-vous, c'est là le rapport normal d'être humain à être humain. C'est-à-dire que lorsque nous nous rencontrons, l'un s'applique toujours — le rapport naturellement est réci­proque — à endormir le subconscient de l'autre. Par conséquent, que vous faut-il faire en qualité d'homme pensant? Tout ce que je raconte en ce moment se produit bien entendu dans le subconscient, mais n'en est pas moins réel; c'est une réalité, même si celle-ci ne s'élève pas jusqu'à la conscience ordinaire. Donc, lorsque vous rencontrez quelqu'un, ce quel­qu'un vous endort, du moins il endort votre penser, pas votre ressentir, ni votre vouloir. Il vous faut alors, si vous voulez rester un être pensant, vous protéger intérieurement en activant votre penser. Vous devez lutter pour ne pas vous endormir. Faire face à un autre être humain signifie toujours : s'efforcer de se réveiller, sortir du sommeil, se libérer de ce que l'autre veut faire de nous.
04007 - Voyez-vous, de tels faits existent dans la vie, et on ne peut comprendre cette dernière qu'en l'étudiant au moyen de la science spirituelle. Lorsque vous parlez à quelqu'un, que vous êtes même tout simplement ensemble, cela signifie que vous avez à vous maintenir continuellement en éveil contre son désir d'endormir votre penser. Ce phénomène ne monte certes pas jusqu'à la conscience ordinaire, mais il agit en nous en tant qu'impul­sion antisociale. D'une certaine manière, tout être humain s'oppose à nous puisqu'il est ennemi de notre faculté de représentation, ennemi de notre penser, que nous devons donc protéger contre lui. Cela signifie que, en ce qui concerne la faculté de représentation, le penser, nous sommes des êtres parfaitement antisociaux, et qu'en général nous ne pouvons devenir sociaux qu'en nous éduquant par un travail sur nous-mêmes. Si nous n'étions pas contraints d'exercer en permanence cette défense contre les autres hommes, par l'éducation, par une autodiscipline, par la nécessité dans laquelle nous vivons, nous pourrions grâce à notre penser être des êtres sociaux. Mais comme ce n'est pas le cas d'emblée, il nous faut avant tout bien comprendre que nous ne pouvons que le devenir, grâce à un tra­vail sur nous-mêmes, mais qu'au départ, en qualité d'hommes pensants, nous ne le sommes pas naturellement.
04008 - Vous comprendrez donc que si on ne pénètre pas le domaine de l'âme, la nature pensante de l'être humain, on ne peut tout simplement rien dire sur la question sociale, car celle-ci s'immisce jusque dans les profondeurs intimes de la vie humaine. Quiconque ne tient pas compte du fait que l'homme, tandis qu'il pense, développe tout simplement des impulsions antisociales n'arrivera jamais à élucider la question. Pendant le sommeil, c'est facile, puisque de toute façon nous sommes endormis. Le pont entre tous les hommes peut alors être édifié. Si, à l'état de veille, l'autre aspire à nous endormir lorsqu'il nous fait face, c'est bien pour permettre l'édifica­tion de ce pont jusqu'à lui, et nous faisons de même à son égard. Mais il [87] faut nous défendre contre cela, sans quoi nous perdrions tout simplement notre conscience pensante au contact d'autrui.
04009 - Il n'est donc pas si simple d'avancer des exigences sociales, car la plu­part de ceux qui les profèrent n'ont pas du tout conscience à quel point l'antisocialisme est profondément ancré dans la nature humaine. Et sur­tout, l'être humain n'est pas disposé à reconnaître pareille chose sur lui-même. Cela lui serait plus facile s'il admettait tout bonnement qu'il n'est pas seul à être dans ce cas, mais que c'est quelque chose qu'il partage avec tous les hommes. Hélas, tout homme, même s'il admet qu'en général l'être humain en tant que penseur est un être antisocial, tout homme forme en secret un soupçon de réserve pour lui-même : Oui, mais moi, je suis une exception. Même s'il ne se l'avoue pas complètement, il a toujours dans la conscience un petit peu de ce : Je suis l'exception, ce sont les autres qui sont antisociaux en tant que penseurs. Les hommes ont beaucoup de mal à prendre au sérieux le fait que l'être humain ne peut pas simplement «être », mais qu'il lui faut continuellement «devenir». Cet aspect est pour­tant profondément lié aux choses que nous pouvons apprendre à notre époque.
04010 - Aujourd'hui, il est bel et bien possible de montrer ce qu'on n'a pas voulu faire il y a encore cinq ou six ans, que certains maux et insuffisances de la nature humaine s'étendent sur la Terre entière, ceux-ci ne s'étant que trop manifestés. Les hommes cherchent à se leurrer sur cette nécessité de devenir quelque chose. Ils cherchent avant tout à ne pas attirer l'attention sur ce qu'ils veulent devenir, mais sur ce qu'ils sont. On constatera ainsi aujourd'hui qu'un grand nombre des membres de l'Entente et beaucoup d'Américains sont satisfaits de ce qu'ils sont, uniquement parce qu'ils sont justement membres de l'Entente ou Américains. Nul besoin pour eux de devenir quoi que ce soit, ils ont juste à montrer combien ils se différencient des méchants qui vivent dans les pays d'Europe centrale, combien ceux-ci sont noirs tandis qu'eux seuls sont blancs. Cet état d'esprit a propagé sur quasiment toute la planète une illusion humaine laquelle, naturellement, se vengera de façon terrible avec le temps. Ce vouloir-être et ne-pas-vouloir­devenir est à l'arrière-plan de l'hostilité développée à l'égard de la science spirituelle. Car celle-ci n'a pas le choix : elle doit montrer à l'homme qu'il lui faut constamment être en devenir, qu'on ne peut être quelqu'un d'achevé grâce à ceci ou cela. L'être humain se trompe effroyablement sur son propre compte s'il croit pouvoir montrer quelque chose d'absolu qui supposerait chez lui quelque perfection particulière. Car tout ce qui n'est pas en devenir en lui suppose une imperfection, et non une perfection de sa part. Et ce que je vous ai dit à propos de l'homme, être pensant, et des impulsions antisociales qui découlent de cet état, revêt encore un autre aspect important.
04011 - Voyez-vous, l'être humain oscille en quelque sorte entre sa nature sociale et sa nature antisociale. De même qu'il va et vient entre la veille et le sommeil (on pourrait dire également que le sommeil est social et la veille antisociale), et de même que pour avoir une vie saine ce mouvement veille/sommeil lui est nécessaire, il lui faut balancer entre le social et l'anti­social. Et cela revêt justement une importance absolument primordiale pour la vie de l'homme. Car ainsi, celui-ci peut incliner plus ou moins vers l'un ou l'autre pôle, comme cela se passe d'ailleurs aussi pour le sommeil et la veille. Il y a des gens en effet qui dorment au-delà de la normale, qui donc, dans ce mouvement d'alternance qui doit être celui de l'homme entre veille et sommeil, penchent plus d'un côté de la balance. L'être humain peut donc cultiver davantage ou les impulsions sociales, ou les impulsions antisociales. C'est ce qui fait les différences individuelles entre les hommes, et pour qui connaît un tant soit peu la nature humaine, ce cri­tère permet de les différencier aisément. Ils se divisent clairement en deux groupes : ceux qui penchent vers l'état social, et ceux qui inclinent plutôt vers l'état antisocial.
04012 - Je disais donc qu'il y avait encore un autre aspect, car cette nature anti­sociale est une conséquence de notre autodéfense contre l'endormisse­ment. Mais il y a encore autre chose : c'est que cela nous rend malade. Même s'il ne s'agit pas là de maladies très perceptibles, quoique parfois elles le soient, la nature antisociale provoque des maladies. Vous pourrez donc aisément comprendre que la nature sociale possède, elle, des vertus curatives, vivifiantes. Voyez à quel point la nature humaine est étrange. L'être humain ne peut se guérir lui-même grâce à sa nature sociale sans s'endormir en quelque sorte. Or, en s'arrachant à cette nature, il fortifie sa conscience pensante et devient antisocial, mais ce faisant, il paralyse les forces curatives présentes dans son subconscient, dans son organisme. Ainsi les impulsions sociales et antisociales qui vivent en l'homme agissent dans la vie jusque sur le terrain de la santé et de la maladie. Quiconque oriente son étude de l'être humain dans cette voie pourra trouver l'origine d'un grand nombre de maladies plus ou moins authentiques dans la nature antisociale de l'homme, et cela bien plus souvent qu'on ne le pense. Je veux parler de ces maladies qui souvent sont bien réelles, mais qui vont plutôt s'extérioriser par exemple sous la forme de «lubies », de toutes sortes de persécutions de soi-même ou d'autrui, ou bien encore dans la manie d'être [89] drôle, de faire telle ou telle sottise... Tout cela est la conséquence d'une constitution organique malsaine et se développe progressivement lors­qu'on incline fortement vers les impulsions antisociales.
04013 - En somme, on devrait voir très clairement qu'il y a là un grand mystère touchant à la vie. Ce mystère est d'une importance extraordinaire, tant pour celui qui éduque les autres que pour celui qui veut s'éduquer lui-même. Le connaître de façon vivante, et non simplement en théorie, signi­fie recevoir l'impulsion de prendre énergiquement sa vie en main, de réflé­chir à la façon de triompher de la nature antisociale, de la ressentir afin de la dépasser. Bien des gens se guériraient non seulement de leurs lubies, mais aussi de toutes sortes d'états maladifs, s'ils analysaient leurs impul­sions antisociales. Mais il faut le faire sérieusement, sans amour-propre, car cela est d'une importance considérable pour la vie. Voilà pour les aspects social et antisocial de l'être humain, liés à ses représentations et à ses pensées.
04014 - L'homme est par ailleurs un être ressentant et, dans ce domaine égale­ment, les choses sont singulières. L'homme n'est là encore pas si simple qu'il se l'imagine volontiers. Le sentiment qui lie un être humain à un autre a en effet une particularité paradoxale. La première inclination est toujours de faire jaillir dans notre subconscient une perception faussée d'autrui, et dans la vie, il nous faut toujours commencer par lutter contre cette fausse impression. Quiconque connaît la vie remarquera très facile­ment que les gens non disposés à se mettre à la portée des autres avec inté­rêt pestent en réalité contre presque tout le monde, du moins au bout d'un certain temps; et cela caractérise bien un grand nombre de personnes. On aime un tel ou un tel pendant un certain temps; mais par la suite, quelque chose se met en mouvement dans la nature humaine et l'on commence à maugréer contre l'autre d'une manière ou d'une autre, on commence à avoir un grief quelconque contre lui. On ne sait d'ailleurs pas bien soi-même ce qu'on lui reproche, car ces choses se passent tout au fond du sub­conscient. Cela vient simplement du fait que celui-ci a tendance à vérita­blement falsifier l'image que nous nous faisons de l'autre. Il faut donc d'abord apprendre à mieux le connaître pour découvrir que l'image que nous avons eue de cette personne au premier abord comporte des erreurs que nous devons corriger. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il serait bon d'avoir pour principe de vie de prendre la résolution de rectifier systématiquement, et de quelque manière que ce soit, l'image de l'autre qui se fige en notre subconscient, même s'il existe des exceptions. Car celui-ci a tendance à juger les gens selon les sympathies et les antipathies.
La vie elle-même nous y incite. De même qu'elle nous invite à être tout simplement des individus pensants, ce qui nous rend antisociaux, la vie nous invite à juger selon nos sympathies et antipathies; les choses dont je vous parle sont tout bonnement des faits. Mais tout jugement basé sur la sympathie ou l'antipathie est faussé, il ne peut être ni vrai ni juste. Et c'est parce que, dans le sentiment, le subconscient fonctionne la sympathie et l'antipathie, qu'il projette toujours une image fausse de l'autre. Nous ne pouvons pas avoir une image juste de notre prochain dans notre subcons­cient. Certes, cette image est parfois trop belle, mais elle naît toujours de nos sympathies ou antipathies, et il ne reste plus qu'à reconnaître une telle réalité, qu'à s'avouer que là encore, en qualité d'être humain, nous ne pou­vons pas nous borner à «être», mais que nous avons à «devenir». Il faut se dire, surtout sur le plan des relations où le sentiment entre en jeu, que nous devons vivre comme en attente. Nous ne devons pas rester sur l'image de l'autre qui surgit tout d'abord du subconscient dans le conscient, mais il nous faut essayer de vivre avec les hommes. Et si nous nous y efforçons, nous verrons que, de cette disposition antisociale, qui en réalité est tou­jours là au départ, se développera la disposition sociale.
04015 - Il est donc vraiment très important d'étudier la vie des sentiments de l'être humain, dans la mesure où elle est antisociale. Alors que la vie pen­sante est antisociale parce que l'être humain est contraint de se protéger contre l'assoupissement, la vie des sentiments, elle, est antisociale parce que l'homme inocule dès le départ des courants de sentiments faux à la société, par le fait qu'il établit ses rapports avec autrui sur la base de la sympathie et de l'antipathie. Tout ce qui vient de l'homme au travers de ces deux critères introduit à priori des courants de vie antisociaux dans la société humaine. Et même si cela semble paradoxal, on peut dire qu'en réalité une société sociale ne serait possible que si les hommes ne vivaient pas dans les sympa­thies et les antipathies. Mais alors, ils ne seraient pas des êtres humains. Il ressort à nouveau que l'homme est un être à la fois social et antisocial, et que donc ce qu'on nomme «la question sociale» doit tenir compte des pro­fondeurs intimes de l'entité humaine. Si cela ne se fait pas, on ne parvien­dra jamais à résoudre cette question à quelque époque que ce soit.
04016 - En ce qui concerne la volonté qui circule entre les hommes, il est à la fois particulièrement frappant, en même temps que paradoxal, de voir à quel point l'être humain est complexe. Vous savez que dans ce domaine la sympathie et l'antipathie ne sont pas seules à jouer un rôle, elles en jouent un, certes, dans la mesure où nous sommes des êtres ressentants, mais il y a là également des inclinations et des répulsions qui se changent en actions, [91]c'est-à-dire des sympathies et antipathies en action qui s'extériorisent, se manifestent et jouent un rôle très particulier. L'homme se comporte vis-à-vis d'autrui comme le lui suggère la sympathie spéciale qu'il éprouve à son égard, selon le degré particulier d'amour qu'il lui porte. C'est là une inspi­ration subconsciente qui entre curieusement en jeu. Car ce qui imprègne tout rapport volontaire entre les hommes doit être considéré à la lumière de l'impulsion qui le sous-tend, c'est-à-dire à la lumière de l'amour plus ou moins important qui vit entre les hommes. C'est par lui en effet que ceux-ci font porter les impulsions volontaires qui circulent entre eux.
04017 - Or, dans le domaine de l'amour, l'homme succombe, au sens le plus fort du terme, à une grande illusion et demande donc à être encore bien plus corrigé que dans le domaine des habituelles sympathies et antipathies liées au sentiment. Car aussi étrange que cela puisse paraître à la conscience ordinaire, il est tout à fait vrai que l'amour d'un individu pour un autre, s'il n'est pas spiritualisé, et dans la vie ordinaire il ne l'est que très rarement (je ne parle pas simplement de l'amour sexuel ou de celui repo­sant sur une base sexuelle, mais de l'amour entre les êtres humains en géné­ral), qu'en réalité cet amour non spiritualisé n'est pas l'amour, mais l'image que l'on se fait de lui, que la plupart du temps il n'est rien d'autre qu'une effroyable illusion. Car l'amour qu'on croit porter à quelqu'un n'est le plus souvent que pur égoïsme. Ainsi sont les hommes. On croit aimer l'autre, mais en réalité on n'aime que soi-même dans cet amour. Nous avons là une source de force antisociale qui par ailleurs ne peut qu'engen­drer une formidable illusion sur soi-même. On peut en effet penser aimer quelqu'un d'un amour débordant, mais dans la réalité on ne l'aime pas; on aime le fait d'être lié à cette personne dans sa propre âme. Le ravissement que l'on éprouve dans l'âme au contact de l'autre, ce que l'on ressent lors­qu'on est avec lui, lorsque par exemple on lui fait une déclaration d'amour, voilà ce qu'on aime en réalité. En somme, on s'aime soi-même tout en enflammant cet amour de soi dans le rapport avec autrui.
04018 - C'est là un important mystère de la vie, quelque chose d'immensément conséquent. Car l'illusion sur cet amour et sur ce qu'on appelle en général amour entre les hommes, dont on croit qu'il est l'amour mais qui n'est en réalité qu'amour-propre, égoïsme, égoïsme masqué, est à l'origine des impulsions antisociales les plus importantes et les plus répandues. À cause de cet égoïsme qui porte le masque de l'amour, l'être humain devient au sens le plus éminent un être antisocial. Il l'est précisément parce qu'il se confine en lui-même, et cela d'autant plus qu'il l'ignore ou ne veut rien en savoir.
04019 - Vous voyez que lorsqu'on parle d'exigences sociales, surtout à l'égard de l'humanité d'aujourd'hui, il faut absolument tenir compte de ces états d'âme. Le propos est simple : Comment les hommes peuvent-ils arriver à une quelconque configuration sociale de leur vie en commun, s'ils ne veu­lent pas comprendre à quel point l'égoïsme est incarné dans le prétendu amour, dans l'amour du prochain par exemple. C'est ainsi que l'amour peut être une impulsion terriblement puissante de vie antisociale. Nous pouvons donc affirmer que tel que se présente l'être humain, s'il ne tra­vaille pas sur lui-même, s'il ne se prend pas en main par une discipline per­sonnelle, il est dans tous les cas, en sa qualité d'être aimant, un être antiso­cial. Quand l'homme ne travaille pas sur lui-même, l'amour tel qu'il existe dans la nature humaine est antisocial à priori, car il est exclusif. Ce n'est pas une critique. De nombreuses nécessités de la vie sont liées au fait que l'amour doit être exclusif. Il est bien évident qu'un père aimera davantage son propre fils que tout autre enfant, mais cela est antisocial. On ne peut nier que c'est la vie elle-même qui introduit l'antisocial en son sein. Et lorsqu'on affirme, comme c'est devenu la mode aujourd'hui, que l'homme est un être social, cela est un non-sens, car il est aussi antisocial que social. La vie elle-même fait de lui un être antisocial. C'est pourquoi imaginez un instant un paradis sur la Terre, tel que cela n'est pas possible, certes, mais tel qu'on cherche à le réaliser, car naturellement les hommes préfèrent tou­jours l'irréel à la réalité, imaginons qu'un tel paradis soit établi, et pour­quoi pas même ce superparadis qu'ont voulu Lénine, Trotski, Kurt Eisner(2) et d'autres. Eh bien, très rapidement, d'innombrables individus devraient s'insurger contre cet état, qui les empêcherait de rester des êtres humains, parce qu'il ne comblerait que les seules pulsions sociales et que les pulsions antisociales s'agiteraient aussitôt. Ce mouvement est aussi inévitable que celui du pendule qui ne saurait pencher que d'un seul côté. Dès l'instant où vous instaurez un état paradisiaque, les instincts antiso­ciaux s'animent nécessairement. Si les desseins de Lénine, Trotski et Kurt Eisner, qu'ils se représentaient comme un état paradisiaque, se réalisaient, on verrait la chose se retourner très rapidement en son contraire à cause des pulsions antisociales. Car c'est bien le propre de la vie que d'osciller entre flux et reflux, et si on refuse de le comprendre, eh bien, on ne com­prend absolument rien au monde. On entend souvent dire que l'idéal d'une vie commune dans l'État est la démocratie. Bien. Supposons donc qu'il en soit ainsi. Mais si l'on voulait instaurer cette démocratie où que ce soit dans le monde, elle mènerait nécessairement au cours de sa dernière phase à sa propre abolition. La démocratie tend nécessairement à ce que, [93] lorsque les démocrates sont réunis, il s'en trouve toujours un qui veut dominer l'autre, qui veut avoir raison contre l'autre. Cela est tout à fait évi­dent. Elle cherche à atteindre sa propre dissolution. Introduisez la démo­cratie où vous voulez; en pensée, vous peindrez effectivement un joli tableau, mais transposée dans la réalité, la démocratie mène à son contraire, de même que le mouvement du pendule va vers le côté opposé. Il n'en va pas autrement dans la vie. Les démocraties mourront toujours au bout d'un certain temps de leur propre nature démocratique. Voilà des choses qu'il est absolument indispensable de savoir pour comprendre la vie.
04020 - A cela s'ajoute encore un fait curieux : les dispositions tout d'abord essentielles de l'homme de la cinquième époque postatlantéenne sont anti­sociales. Car la conscience qui s'édifie précisément sur le penser est censée se développer durant notre époque, laquelle en conséquence mettra en évi­dence les impulsions antisociales de la manière la plus brutale qui soit, par le canal de la nature humaine. Par ces impulsions, les hommes appelleront des situations plus ou moins malheureuses, et la réaction contre l'antiso­cialisme s'affirmera toujours dans les réclamations proférées en faveur du socialisme. Il faut seulement comprendre que le flux et le reflux doivent alterner. Car supposons que vous socialisiez vraiment la société, cela engendrerait de telles situations entre les hommes que nous ne ferions que dormir dans nos relations humaines. Celles-ci agiraient comme un sopori­fique. Il vous est difficile de vous représenter la chose aujourd'hui, parce que vous ne pouvez absolument pas imaginer de façon concrète ce que serait une telle république dite socialiste. Mais elle serait bel et bien un immense dortoir pour la faculté humaine de représentation. On peut concevoir l'existence de nostalgies à cet égard. Bon nombre d'hommes ressentent continuellement ce désir de dormir. Mais nous devons com­prendre justement ce que sont les nécessités internes de la vie et ne pas nous contenter de vouloir simplement ce qui nous convient ou nous plaît; car en règle générale, c'est ce que nous n'avons pas qui nous plaît et nous ne savons pas apprécier ce que nous avons.
Ces explications vous montrent que, lorsqu'on parle de la question sociale, il faut avant toute chose pénétrer intimement la nature de l'être humain, apprendre à la connaître de sorte que l'on sache comment les pul­sions sociales et antisociales s'y manifestent. Dans la vie, celles-ci s'entre­mêlent d'une manière souvent inextricable, comme dans une pelote de laine. C'est pourquoi il est si difficile de parler de la question sociale. En fait, on ne peut guère en débattre, à moins d'avoir le dessein d'entrer véri­tablement dans la nature intime de l'homme pour comprendre comment,
par exemple, la bourgeoisie en soi est porteuse d'impulsions antisociales. Le simple fait d'être bourgeois engendre des impulsions antisociales, parce que être bourgeois consiste essentiellement à se créer une sphère de vie à son gré, afin de pouvoir y vivre rassuré. Si l'on analyse cette tendance curieuse du bourgeois, on découvre que, selon les particularités propres à notre époque, celui-ci veut se créer, sur une base économique, un îlot de vie sur lequel il pourra dormir en toute circonstance, excepté pour satis­faire quelque habitude spécifique qu'il développera selon ses sympathies et antipathies subjectives. C'est ainsi que le bourgeois peut dormir énor­mément. Par conséquent, il ne recherche pas le même sommeil que le pro­létaire, lequel est toujours tenu en éveil du fait que sa conscience n'est pas endormie sur une base économique et recherche donc le sommeil de l'ordre social. Voilà déjà un aspect psychologique très important. La pos­session endort, tandis que la nécessité de lutter dans sa vie éveille. L'endormissement par la propriété permet le développement d'une impul­sion antisociale, puisqu'on ne désire pas le sommeil social, tandis que le fait d'être continuellement exhorté par la nécessité de gagner sa vie fait naître la nostalgie du sommeil dans les rapports sociaux.
Ces choses doivent impérativement être prises en compte, faute de quoi on ne comprend absolument pas l'époque actuelle. On peut dire que d'une certaine manière notre cinquième époque postatlantéenne tend malgré tout à une socialisation, sous la forme que j'ai récemment exposée ici. Car les choses dont j'ai parlé se produiront : soit par la raison humaine, si les hommes s'y prêtent, soit, s'ils ne le font pas, par des cataclysmes et des révolutions. L'homme de la cinquième époque postatlantéenne aspire à l'articulation ternaire de la vie sociale, et celle-ci doit venir. Notre époque cherche donc à atteindre une certaine socialisation.
Mais cette socialisation n'est pas possible — vous le déduirez des diffé­rentes considérations auxquelles nous nous sommes déjà livrés ici — sans que quelque chose d'autre l'accompagne. La socialisation ne peut concer­ner que la structure extérieure de la société. Mais à notre cinquième époque postatlantéenne, elle ne peut que consister à dompter la conscience pen­sante, à maîtriser les pulsions humaines antisociales. La structure sociale doit donc, en quelque sorte, dompter les instincts antisociaux de représen­tation. Et là, un contre-poids est nécessaire, il faut que quelque chose réta­blisse l'équilibre. Mais pour que cet équilibre soit rétabli, tout ce qui d'asservissement des pensées, de domination des pensées d'un individu par un autre, nous vient d'époques antérieures — où cela était justifié —, tout cela doit disparaître de l'univers avec la montée de la socialisation. C'est pour [95] quoi, à l'avenir, la liberté dans la vie culturelle devra trouver sa place à côté de l'organisation des rapports économiques. Seule cette liberté dans la vie de l'esprit nous donne la possibilité, lors de toute relation humaine, de voir en l'autre l'individu qui se tient devant nous et non l'être humain en géné­ral. Un programme tel que celui de Woodrow Wilson parle de l'homme en général, mais celui-ci, cet homme abstrait, n'existe pas. Seul existe l'être humain particulier, l'individu. Par contre, nous ne pouvons nous intéresser véritablement à cet individu en particulier que si nous le faisons avec notre être tout entier, et non uniquement avec notre simple faculté pensante. Nous éteignons ce que nous sommes censés attiser d'homme à homme si nous «wilsonisons», si nous traçons de l'homme un portrait abstrait. L'essentiel est que, à l'avenir, l'absolue liberté de pensée s'ajoute à la socia­lisation, celle-ci étant impensable sans celle-là. Par conséquent, la socialisa­tion devra être liée à l'élimination de tout asservissement de la pensée, que celui-ci soit entretenu par certaines sociétés anglophones que j'ai suffisam­ment caractérisées, ou par le catholicisme romain. Car ces deux mouve­ments se valent, et il est extrêmement important de comprendre leur intime parenté. Il est capital qu'aucune confusion ne règne aujourd'hui dans ce domaine. Vous pouvez raconter à un jésuite ce que je vous ai exposé sur la particularité de ces sociétés occultes de la population anglophone. Il sera ravi de recevoir confirmation de ce qu'il défend. Vous devez cependant bien comprendre, si vous voulez vous situer sur le terrain de la science spiri­tuelle, que votre rejet de ces sociétés secrètes ne peut en aucun cas se confondre avec le rejet venant de la part des jésuites. Il est curieux que, de nos jours encore, on manifeste si peu de discernement à ce propos.
J'ai récemment fait remarquer, même au cours de conférences publiques, que ce qui importe aujourd'hui, ce n'est pas seulement ce qui est dit, mais qu'il faut prêter attention à l'esprit qui pénètre ce qui est dit. J'ai ainsi cité l'exemple de phrases identiques que l'on trouve chez Woodrow Wilson et chez Herman Grimm 0>. Je dis cela parce qu'il vous arrivera de plus en plus souvent de constater que, du côté jésuite par exemple, on prend en apparence, mais seulement en apparence justement, tout autant parti contre ces sociétés secrètes anglo-américaines que nous avons dû le faire ici. Rien que le fait par exemple de lire un article comme celui qui figure actuellement dans le numéro de décembre de la revue «Voix d'aujourd'hui» (4) fait un effet grotesque et grimaçant sur qui­conque est attaché aux réalités concrètes. Car naturellement, ce qui doit être combattu chez ces sociétés secrètes anglo-américaines est exactement la même chose qui doit l'être dans le jésuitisme. Les deux mouvements sont adversaires, se combattent, la puissance de l'un se dressant contre celle de l'autre; ils ne peuvent exister côte à côte. Chez l'un comme chez l'autre n'existe pas le moindre intérêt véritable, objectif, on n'y trouve qu'intérêt de parti ou celui de l'ordre en question. Il nous faut absolument perdre l'habitude de ne considérer que le contenu des choses et de ne pas voir à partir de quel point de vue une chose, quelle qu'elle soit, s'est répan­due dans le monde. Elle peut en effet s'avérer bienfaisante, voire salutaire, si elle voit le jour à partir d'un point de vue valable pour une période don­née, mais introduite par une impulsion différente, elle peut être ou extrê­mement ridicule ou bien même dangereuse. C'est quelque chose dont il faut tout spécialement tenir compte de nos jours. Car il apparaîtra tou­jours plus clairement que, lorsque deux personnes disent la même chose, eh bien, il ne s'agit justement pas de la même chose selon ce qui se cache derrière cette affirmation. Après toutes les épreuves que la vie nous a imposées au cours des trois à quatre dernières années, il est absolument indispensable que nous nous décidions enfin à vraiment tenir compte de ces choses, à les pénétrer véritablement.
Or ce n'est guère le cas. Aujourd'hui encore on continue à demander : Comment organiser ceci ou cela, comment faire pour que ce soit juste ? Vous pouvez bien organiser ce que vous voulez ici ou là, si vous n'y met­tez pas des hommes qui pensent dans le sens de notre époque, eh bien, que vous mettiez au point l'organisation la meilleure ou la pire, toutes deux tourneront ou au salut ou au malheur, selon les hommes que vous y aurez affectés. Il s'agit actuellement pour l'être humain de vraiment comprendre une chose : il lui faut devenir, il ne peut faire aucun cas de ce qu'il est déjà, il lui faut continuellement être en devenir. Il doit également consentir à vraiment regarder au coeur de la réalité. Mais, comme je l'ai déjà souligné à partir de différents points de vue, cette idée rencontre beaucoup d'hosti­lité. En toute chose, et surtout dans les circonstances actuelles, on est très enclin à ne surtout pas toucher du doigt la réalité, mais à prendre juste­ment les choses comme il nous plaît de les prendre. Se faire une opinion conforme à la réalité n'est naturellement pas aussi facile que de porter un jugement dont la formulation est la plus immédiate possible. Les juge­ments conformes à la réalité ne se laissent pas formuler facilement, surtout pas lorsqu'ils touchent à la vie sociale, à la vie humaine ou politique, car dans ces domaines le contraire de ce que l'on pense est presque toujours tout aussi exact. Par contre, si l'on essaie de ne prononcer absolument aucun jugement, mais de se faire plutôt des images, c'est-à-dire si l'on commence à s'élever jusqu'à la vie imaginative, alors seulement on peut se [97] rapprocher de la bonne voie. À notre époque, il est capital d'essayer de se faire des images, et non de porter des jugements qui à la vérité sont abs­traits et définitifs. Ce sont aussi les images qui pousseront à la socialisa­tion. Et puis, sachons encore qu'il n'y aura pas de socialisation tant que l'homme ne cultivera pas la science de l'esprit. Deux choses lui sont donc nécessaires : d'un côté la liberté de la pensée, et de l'autre la science de l'es­prit.
J'ai, bien sûr, déjà indiqué quel était le fondement de tout cela, notam­ment au cours de conférences publiques à Bâle (5) et ailleurs. J'ai dit que certains penseurs matérialistes, voulant donc tout comprendre à partir de l'évolution, de la chaîne animale, affirment la chose suivante : Eh bien, oui, nous trouvons chez l'animal les prémices des instincts sociaux, lesquels, chez l'homme, deviennent moralité. Or, précisément, ce qui est instinct social chez l'animal devient antisocial, élevé au niveau humain. Mais oui, c'est justement ce qui est social chez les animaux qui est chez l'homme antisocial au plus haut point! Les hommes ne veulent absolument pas admettre les différentes lignes qui mènent à une image réelle des choses; ils préfèrent juger rapidement. Ce n'est pas en considérant exclusivement la nature animale de l'être humain, là ou il est justement antisocial au plus haut degré, qu'on peut réussir dans le domaine des échanges humains, mais en le regardant comme un être spirituel, en regardant chaque homme comme un être spirituel. Or cela n'est possible qu'à condition de conce­voir le fondement spirituel de l'univers tout entier, en prenant pour réfé­rence son fondement spirituel. Ces trois choses, socialisme, liberté de pen­sée, science de l'esprit sont indissociables. Ils vont ensemble. L'évolution de l'un est impossible sans celle de l'autre au cours de cette cinquième époque postatlantéenne qui est la nôtre.
Il est surtout nécessaire que les hommes daignent regarder, mais pas de manière irréfléchie, le fait que chaque être humain porte aussi en lui un être antisocial. On pourrait dire aussi, pour s'exprimer de manière plus pro­saïque, qu'il est très important pour le salut de notre époque que les hommes cessent de se trouver si formidables. C'est en effet le trait caracté­ristique de l'homme moderne. Il s'aime vraiment beaucoup. Et là, il vous faut à nouveau différencier : il apprécie particulièrement son penser, son ressentir, son vouloir, et une fois par exemple que ses pensées lui plaisent, il n'en démord plus.
Voyez-vous, quiconque est capable de vraiment penser sait une chose qui n'est pas sans importance : sur tout ce qu'il pense juste, il sait qu'un jour, une fois au moins, il a pensé faux. En fait, on ne sait une chose de façon juste qu'après avoir fait l'expérience de l'effet que cela produit dans l'âme d'avoir pensé faux à son propos. Mais les hommes ne s'intéressent pas volontiers à ce genre de stades de développement intérieur, et c'est pourquoi ils se comprennent si peu aujourd'hui les uns les autres. Je vais vous donner un exemple. La vision prolétarienne du monde, dont je vous ai souvent parlé, affirme que la manière dont les hommes se représentent les choses, l'ensemble de la superstructure idéologique, dépend des condi­tions économiques, si bien que les hommes formeraient leurs pensées poli­tiques selon leurs conditions économiques.
Quiconque peut prendre en compte de telles idées trouvera qu'elles sont largement fondées, qu'elles sont même d'une justesse presque par­faite en ce qui concerne l'évolution depuis le xvIe siècle. Car ce que pen­sent les hommes depuis cette époque est dans sa quasi-totalité le résultat des conditions économiques. Ce n'est pas juste au sens absolu, mais cela l'est largement, dans un sens relatif. Cependant ce raisonnement ne veut pas entrer dans la tête d'un professeur d'économie politique. Non loin d'ici enseigne par exemple à l'université un économiste du nom de Michels (6) qui, lui, affirme le contraire, à savoir qu'il est possible de prou­ver que ce ne sont pas les conditions économiques qui façonnent les pen­sées politiques, mais que ce sont au contraire ces dernières qui transfor­ment considérablement les conditions économiques. Ce monsieur Michels évoque le blocus continental de Napoléon qui entraîna en Italie et en Angleterre l'anéantissement pur et simple de certaines branches de l'in­dustrie et par ailleurs la création de certaines autres. Donc, dit-il, nous avons là un cas des plus flagrants où les conditions économiques sont déterminées par une pensée politique, en l'occurrence le blocus continen­tal. Il cite encore d'autres exemples similaires. Je sais que sur cent per­sonnes qui liront le livre de Michels, toutes seront convaincues que ce qu'il dit est vrai, car cet ouvrage est construit avec une logique exceptionnelle. Tout semble y être absolument exact. Tout y est cependant ridiculement faux. Et cela pour la raison que tous les exemples qu'il donne sont construits sur le même schéma que le blocus continental. Certes, ce der­nier a eu pour effet que certaines industries ont dû être transformées en Italie, mais cette transformation n'a entraîné aucune modification du rap­port économique entre chefs d'entreprises et ouvriers. Et c'est justement ce qui est caractéristique. Tout cela s'écroule, disparaît, car cette théorie n'est en réalité qu'un fût sans fond. Tout ce que Michels avance s'écroule parce que la vision prolétarienne du monde n'affirme absolument pas que ce n'est pas par une idée quelconque comme celle du blocus continental [99] que par exemple l'industrie florentine de la soie, qui n'existait pas aupara­vant, s'est développée, alors qu'elle ne se développe pas en Angleterre. Elle affirme au contraire : Bien que le blocus continental ait lancé telle industrie ici et telle autre là, rien n'est changé dans les rapports économiques entre chef d'entreprise et ouvrier, alors que ce sont ces rapports qui sont déter­minants. Si bien que cette théorie, avec sa superstructure idéologique, s'ex­clut du vaste mouvement des événements économiques et que l'exemple du blocus continental et de ses effets, au sens le plus éminent, ne démontre absolument pas ce que le professeur Michels veut prouver.
Vous vous demandez à présent pourquoi un homme comme celui-là persiste dans sa théorie face à la pensée prolétarienne. Pour la simple rai­son qu'il est amoureux de sa propre pensée et qu'il n'est pas en mesure d'entrer dans les vues de la pensée prolétarienne, car il s'endort aussitôt. Et c'est un assoupissement latent, car, dès l'instant où il doit réfléchir sur des pensées prolétariennes, il s'endort. Il ne peut rester éveillé qu'en dévelop­pant les pensées dont il est épris.
C'est ainsi qu'il nous faut aborder le domaine de l'âme. Et notre époque est justement la période au cours de laquelle nous devons l'abor­der de la manière la plus intense qui soit, sans quoi nous ne comprendrons pas ce qui est nécessaire à cette époque, sans quoi nous ne pourrons par­venir à aucune sorte de jugement salutaire au sujet des conditions actuelles qui sont difficiles, tragiques. Or, en réalité, seuls des jugements salutaires peuvent nous faire sortir, et nous feront sortir, de notre misère actuelle. Dans l'ensemble, il n'y a pas lieu d'être pessimiste. Par contre, il y a vrai­ment lieu d'opérer une conversion dans nos jugements, et cela concerne chacun d'entre nous.
Il faut bien dire qu'il est très curieux de voir à quel point les hommes d'aujourd'hui dorment, pour ainsi dire, lorsqu'ils émettent leurs juge­ments, et avec quelle rapidité ils oublient d'un instant à l'autre, même quand ces instants sont très brefs. Nous en ferons l'expérience. Oui, nous verrons comment les hommes oublieront la manière dont ils ont jugé, oublieront ce que de par le monde ils ont déversé de phraséologie à propos du droit, de la nécessité de combattre pour le droit contre l'injustice. Nous serons là pour voir que la plupart des hommes qui, il y a quelque temps, parlaient du droit sous cette forme, l'oublieront et ne verront pas com­ment ensuite chez le plus grand nombre de ceux qui ont parlé du droit, il ne s'agissait en fait que de l'expression d'un désir de puissance tout ordi­naire. Il ne s'agit naturellement pas de leur en vouloir, mais de voir claire­ment que, lorsque d'un côté on a parlé de justice, on n'a pas le droit d'ignorer que chez ceux qui criaient le plus fort, c'était en définitive de pouvoir et d'impulsions de puissance qu'il s'agissait. Comme je l'ai dit, il ne faut pas se formaliser, mais la façon dont se fera valoir ce qui a été exprimé il y a relativement peu de temps sur le droit, le droit et encore le droit, ne sera pas très belle. On ne peut guère s'en étonner. Mais ceux qui ont dit leur mot, qui ont participé, ceux-là devraient être surpris en trou­vant à présent le tableau si singulièrement changé! Ils devraient pour le moins prendre conscience de cette tendance qu'éprouve l'être humain à bâtir ses jugements sur des illusions et non sur des réalités.