Michel Joseph LA TRIPLE ORGANISATION DE LA VIE EN SOCIETE

Institut pour une triarticulation sociale
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3. • L'idée de triple organisation de la société
Nous avons vu plus haut (cf. 1. — Bref aperçu historique) que Steiner a exprimé publiquement ridée de la triple organisation sociale pour la première fois en novembre 1917, au même moment où sortait son livre sur "Les énigmes de 1'âme" ( 22 ) il décrit la tripartition de l'être humain. L'idée sera systématiquement présentée à une très vaste échelle dans le livre «Die Kernpunkte der sozialen Frage (Elérnents fondamentaux pour la solution du problème social — titre de l'édition actuelle en fra nçais-( 23 ) publié au début de 1919. Il s'agissait alors d'une vaste campagne pour faire connaître la tripartition sociale à l'échelle internationale (parution simultanée dans les principales langues européennes). Les deux axes de cette offensive spirituelle correspondaient à la situation mondiale brûlante de l'époque : tout d'abord la prise de conscience du prolétariat comme force génératrice de changements (classe révolutionnaire), mouvement historique profond récupéré par le bolchevisme et orienté arbitrairement vers un idéal socialiste de type étatique ; ensuite la réorganisation des structures sociales nationales et internationales après les bouleversements de la Première Guerre mondiale (disparition des grands empires d'Europe centrale et orientale, question des nationalités, projet d'une Société des Nations).
Face à cette situation Steiner expose dans son livre, les Eléments fondamentaux pour la solution du problème social ... son idée de la tripartition sociale, non pas comme une réponse toute faite qui serait la solution (pas un programme, insiste bien Steiner) à tous ces problèmes, mais comme une structuration souple et fonctionnelle de la vie sociale, réorganisation dans tous les domaines tendant à favoriser l'apparition de conscience dans les plus petits détails du processus social en mouvement et donc, promettant aux hommes de découvrir par eux-mêmes en un second temps, les réponses aux problèmes brûlants. Ce caractère non dogmatique et non imposé d'en haut apparaît bien dans l'organisation même du livre.
Dans le premier chapitre intitulé «Le véritable aspect de la question sociale, les catastrophes sociales et mondiales qui appellent des solutions nouvelles sont tout d'abord envisagées comme purs phénomènes comme des symptômes capables de parler directement le langage de leurs n idées-mères ‘i l'âme qui s'ouvre à eux avec amour et sans préjugés (démarche goethéaniste). Ainsi par exemple, conformément à ce principe méthodologique, le premier chapitre découvre que si l'on pense non pas sur le prolétariat mais avec > (dans), on fait l'expérience des pensées agissantes et généralement inconscientes à l'arrière-plan des revendications consciemment exprimées. Derrière ce phénomène unique d'un mouvement historique entièrement tourné vers la pratique et fondé sur un contenu idéal hautement intellectuel (socialisme scientifique), on perçoit alors les âmes humaines hypnotisées par les rouages économiques et le progrès technique, criant en réalité leur faim d'une pensée autonome et conforme à la vie, réclamant que leur travail devienne vraiment l'expression irréductible et originale de leur personne humaine et, comme tel, qu'il reste hors du domaine proprement économique qui ne saurait jamais concerner, voire faire, que des marchandises. De la sorte, rien qu'à partir de cette phénoménologie de la conscience prolétarienne très fine et exemplaire qui constitue tout le contenu du premier chapitre, surgit avec une nécessité et une pureté quasi mathématiques l'idée d'une triple polarisation du champ de la vie sociale. Ce chapitre intitulé «le véritable aspect de la question sociale» qui constitue une anthropologie sociale et historique, contient rassemblées toutes les forces de connaissance qui, travaillées convenablement (c'est-à-dire à la manière des livres sur la théorie de la connaissance et La philosophie de la liberté»), peuvent devenir forces d'action, forces de transformation du monde et des rapports avec les hommes.
Le deuxième chapitre du livre — intitulé Recherche de solutions exigées par la vie et conformes à la réalité — constitue une application de la méthode de Goethe à l'observation de la société. Celle-ci est un organisme vivant, tout comme celui de l'être humain. Le chapitre s'achève avec l'observation phénoménologique du message de la Révolution française dans sa triple devise, dans laquelle Steiner retrouve les trois principes de sa tripartition : liberté dans la vie spirituelle-culturelle, égalité dans la vie juridique-politique, fraternité dans la vie économique. Pour que l'organisme social soit viable, il est nécessaire que chacun des trois principes fonctionnels agisse exclusivement dans son domaine propre (même si, comme il est montré ensuite au troisième chapitre, chacun des trois grands systèmes de la vie sociale contient lui-même des sous-systèmes où dominent chacune des deux autres composantes).
Une des causes profondes de l'échec de la tripartition — et même dans les milieux anthroposophiques — est probablement le malentendu qui a fait devenir essentiel ce qui n'était qu'accessoire : la comparaison du début du deuxième chapitre, comparaison entre la triple organisation sociale et celle humaine, en tête, membres, tronc. Pourtant Steiner précise bien qu'il ne s'agit que d'une comparaison et non d'une analogie '' ( 24 ). Car, prendre à la lettre cette simple comparaison et l'utiliser comme principe de démonstration, c'est alimenter tout ce que Steiner lui-même a incessamment dénoncé, surtout dans les pratiques de la fin du siècle dernier, et qu'ici aussi il égratigne au passage : cette tendance moderne encore très répandue qui veut calquer la vie morale et la vie sociale sur le modèle de la vie biologique ou de l'évolution des espèces (darwinisme moral, libéralisme économique - cf. plus loin notre conclusion sur ce chapitre).
Comparaison, en fait, signifie ici un principe méthodologique : il s'agit d'exercer ses forces d'observation sur un type de phéno mènes pour renforcer et éduquer les facultés de connaissance avant de les tourner vers le champ d'étude visé : ici l'organisme social. La dynamique révolutionnaire de la tripartition sociale, il n'est que deux endroits où la trouver, soit au niveau de la conscience historique comme ici le fait Rudolf Steiner, soit au sein de ses propres processus individuels de conscience. Entre ces deux perceptions en mouvement seule la conscience méditative peut faire le pont, reliant l'individu au devenir historique et transformant les facultés cognitives en forces pour l'action (méditation comme métamorphose de la pensée en volonté).
A vrai dire, si l'organisme social est une réalité, une totalité organique différenciée en soi, il ne peut être trouvé ni dans le champ de la perception, ni créé dans celui de l'action. Dans ce cas, il ne peut être appréhendé que dans la pensée, comme idée Or, cela exige une méthode appropriée, celle précisément que Goethe pratiquait en reconnaissant une « plante originelle dans l'organisme végétal. Une telle méthode, appliquée au champ des faits, sociaux, demande qu'on les considère comme des phénomènes et qu'on les relie conceptuellement au fil conducteur de l'idée, conformément à leur organisation. Donc, si ce que dit le livre de Steiner, que la totalité sociale est la manifestation d'un organisme, correspond à la vérité, dans ce cas cet organisme se différenciant triplement doit devenir réalité tangible pour le chercheur qui suit la voie mentionnée. Cette méthode est la seule qui conduise à ce résultat. Il n'est alors pas un concept qui ne soit métamorphosé, refondu, dans la flamme vigoureuse de l'idée-être. Parmi ces concepts on trouve en premier lieu ceux de vie culturelle vie économique- , concepts posés dans leur sens utilitaire commun dans les points de vue dont nous avons caractérisé l'insuffisance.
Cette alchimie idéelle est en même temps la description du chemin qui permet d'« apprendre à ressentir sainement de quelle manière les forces de l'organisme social doivent agir si celui-ci doit rester viable. Ce ressentir s'offre comme conséquence de la connaissance et d'aucune autre manière. En se reliant à 1 unite type» de l'organisme social, il peut prétendre à percevoir souverainement tous les phénomènes du champ social comme épanouissement ou avortement de cette idée- type. Les perceptions ainsi conquises embrasent en même temps l'imagination morale dans son effort pour rechercher des formes nouvelles où puissent agir sainement les forces de l'organisme social.
La difficulté de pratiquer un tel chemin ne saurait être mise en doute ; pas plus que l'affirmation selon laquelle il n'existe pas d'autre voie légitime pour rendre fructueux le livre des Éléments liendarnentattA • Car toute l'ouvre de Rudolf Steiner ne peut être comprise de manière juste sans la Philosophie de la liberté
C'est pourquoi, s'il s'agit de guérir les maladies et dysfonctionnements qui touchent l'organisme social, le point primordial ne saurait être aujourd'hui de revendiquer telle ou telle autre mesure. Ce qu'il faut, c'est que toutes les personnes actives — en particulier celles qui occupent un poste à responsabilités — pensent leur action de la juste manière. Alors l'organisme social n'aura pas besoin d'être construit par des quelconques mesures, il se formera de lui-même. C'est pourquoi il n'incomberait pas à une science sociale fécondée par l'anthroposophie d'indiquer ce qu'il faut faire mais de montrer le comment de la pensée. Celui qui voit clairement cette tâche avec toutes ses conséquences ne peut nullement négliger son importance. Elle nécessite un effort peu commun de connaissance et une action pédagogique de grande ampleur.
Les chapitres III et IV qui suivent ne peuvent être véritablement compris si on ne les considère pas à partir de cette vision organique. Le premier de ces deux chapitres finals du livre décrit de manière très détaillée comment les trois systèmes de l'organisme social se combinent au sein de la vie économique. Il porte le titre «Capitalisme et idées sociales (capital et travail humain et constitue une étude phénoménologique de la manière dont les deux forces sociales motrices contradictoires de fraternité et liberté se rencontrent sans cesse à tous les niveaux. Nous reparlerons de cette opposition capital-travail dans le point suivant (cf. 4 : Capital et force humaine de travail), qui fait aussi l'objet du Cours d'économie politique (appelé National Ôkonomischer Kurs) ( 25 ) de 1922 à la base de nombreuses institutions inspirées par Steiner et notamment des banques anthroposophiques.
Quant au dernier chapitre dont le titre est Relations internationales dans l'organisme social», à côté de propositions concernant la communication des trois systèmes de pays à pays, il contient une phénoménologie des tendances des principales puissances jusqu'à la guerre qui n'a rien perdu de son actualité. Par exemple, ce passage :
Mal austro-hongrois, parce qu'il était formé de nationalités diverses avait le devoir mondial de devenir le premier exemple d'un organisme social sain. Il n'a pas reconnu ce devoir. Ce crime envers l'esprit de l'évolution historique a poussé l'Autriche-Hongrie à la guerre. ( 26 )
Steiner en tant que sujet autrichien, savait de quoi il parlait : il connaissait le problème des frontières et autorités entre les nationalités au sein de l'empire. Seule une politique d'autonomie culturelle-spirituelle de chacune d'elle aurait pu sauver cet empire de l'éclatement. Le conflit austro-serbe devint ainsi l'étincelle qui déclencha la Grande guerre avec toutes ses conséquences pour un deuxième conflit mondial. Aujourd'hui, nous avons pu voir comment la Fédération yougoslave a hérité de cette même situation — et a échoué tout aussi lamentablement à Sarajevo en 1990-95 !
Le but de Rudolf Steiner ne pouvait être d'écrire un manuel ou un traité (ce qui était le cas pour Goethe dans sa dissertation sur la métamorphose des plantes). Pour lui il s'agissait, en montrant l'être actif de l'organisme social, de mener à son expérience idéelle. Pour cela, les faits, exprimés en des concepts courants, furent considérés à la lumière de ce qu'exprime l'ordre essentiel. La tâche de ses élèves, conduits de la sorte à l'expérience de la réalité, est donc de décrire les faits au moyen de concepts appropriés à cette réalité. A l'aide des matériaux qui se présentent à lui et tels qu'ils sont connus de tous, Steiner ébauche une composition dans laquelle s'exprime la forme essentielle de l'organisme social. Chacun de ces matériaux n'est pas utilisé pour sa valeur propre mais en fonction de la manière dont il peut, à l'intérieur de la composition, se référer à la forme globale de celle-ci. C'est pourquoi on ne peut utiliser ces détails comme des » recettes • et, si on le fait quand même, on tombe facilement dans des contradictions qui ne peuvent se résoudre que quand on essaie de les comprendre à partir de la totalité. Habiller les détails de concepts tels qu'ils soient dans un juste rapport avec le tout, c'est le travail que R. Steiner a laissé à ses élèves.

vers chapitre 4

( 22 ) — Voir note 7
( 23 ) — Voir note 3
( 24 ) — Ibid. début du chapitre
( 25 ) — Op. cit. note 13
( 26 ) — Eléments fondamentaux, op. cit. début du chapitre IV

Extrait de Michel JOSEPH
LA PHILOSOPHIE ET LA PÉDAGOGIE SOCIALE DE RUDOLF STEINER
DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE STEINERIENNE COMME EXPÉRIENCE DE L'ESPRIT SA RÉALISATION DANS L'ANTHROPOSOPHIE, LA PÉDAGOGIE WALDORF ET L'ART SOCIAL
These de doctorat en Philosophie Paris VM annee 1999/2000 Directeur de diese : Rene Scherer