Gestion économique associative

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Thématique : Associations économiques

Partie 4 du livre de Udo Hermannstorfer : "Economie de marché en apparence". 3e éd. 1997 > sommaire complet

trad. B.P v. 01. au 21/08/2021
et 29/11/2021

La gestion (économique) associative :
la recherche de la justice sociale

La question de la justice dans la vie économique
... Donc tout doit avoir son prix
Libération de la responsabilité sociale : le modèle de l’économie de marché
Planifier la justice de manière rationnelle : le modèle des économies socialistes
L’impulsion vers la triarticulation de l’organisme social

Les associations, base de l’auto-organisation économique


« Il n’existe pas de remède universel pour régir les relations sociales, pas plus qu’il n’existe un aliment qui rassasie pour toujours. Mais les hommes peuvent entrer dans des  communautés telles que, par leur interaction vivante, leur existence soit sans cesse dirigée vers le social. »

Rudolf Steiner. Les fondements de la question sociale


La science économique est la recherche des lois qui sous-tendent la vie économique et donc, en même temps, la tentative de fournir une base juridique objective aux actions économiques de l’homme. C’est dans ce double caractère de science théorique (les processus économiques sont considérés ici comme un événement naturel existant) et de science pratique (l’action économique devrait être dirigée selon la connaissance scientifique et donner aux événements une direction correspondante) que résident non seulement leur particularité, mais aussi leur dilemme – comparable au problème central de la philosophie, qui est de construire un pont entre la vérité de la connaissance et l’éthique de l’action humaine. Car les conditions sociales ne sont elles-mêmes que la conséquence du comportement humain, de sorte que ce qui apparaît comme une régularité « objective » dans la vie économique est ce que nous y avons préalablement mis « subjectivement » par nos actions. La recherche des lois sociales dans la vie économique – qu’il ne faut pas confondre avec les lois scientifiques techniques, telles qu’elles sont appliquées par exemple dans la production – est donc en réalité une recherche des déterminants du comportement humain.

C’est pourquoi il est également erroné d’exiger que « l’on se méfie de la confusion si fréquente entre l’enquête factuelle et l’évaluation sociopolitique ». Fondamentalement, cet amalgame est précisément la caractéristique de la vie économique, car nous ne pouvons pas étudier l’économie de l’extérieur, mais, étant ceux qui la mettent en œuvre, seulement de l’intérieur, « comme si nous participions nous-mêmes aux processus qui se déroulent dans la cornue ». C’est même le contraire qui est vrai : celui qui commence par séparer artificiellement ce qui, en substance, forme une unité, doit se demander, à la fin de ses investigations, comment il compte faire en sorte que les hommes se comportent selon les lois « simplement objectives ». Ainsi, au terme de ce mode de pensée dualiste, il y a soit l’exigence morale d’une soumission volontaire aux lois constatées ou affirmées (devoir), soit le recours à la coercition extérieure « pour le bien de tous » (obligation). L’un et l’autre, cependant, sont incompatibles avec la dignité de l’individualité libre qui veut rendre justice au cas particulier, sur la possibilité de développement de laquelle se fondent nos droits de l’homme.

Pour ne pas se répandre comme une tumeur, la vie, c’est-à-dire ici surtout la vie économique, a besoin de forces formatrices individuelles. Qu’est-ce qui donne sa forme sociale à notre vie économique, avec ses forces productives proliférantes ? L’état de santé de l’organisme social dépend de manière décisive de la réponse à cette question. On peut avancer une chose d’emblée : l’individualité, se développant vers la liberté, pourra non seulement y être l’objet de ce façonnement, mais devra être elle-même porteuse des impulsions de façonnement. Il faut affronter la vie économique de manière formatrice, sinon on tombe sous son emprise. L’époque actuelle exige et rend nécessaire la prise en charge de cette tâche, c’est-à-dire l’autogestion, par ceux qui sont actifs dans la vie économique.


La question de la justice dans la vie économique (p. 37)

« Au début des états de culture, l’humanité s’efforce de faire émerger des unions sociales ; l’intérêt de chaque homme est d’abord sacrifié à l’intérêt de ces unions ; le développement ultérieur amène l’individu à se libérer de l’intérêt des unions et au libre déploiement de ses besoins et de ses forces. » Par ces simples mots, connus sous le nom de « loi sociologique fondamentale », Rudolf Steiner souligne le changement révolutionnaire dans la relation de l’individu à la communauté, tel qu’il s’est produit et se produit encore, surtout à une époque récente.

Dans la coquille des communautés du passé, qui englobaient toutes les sphères de la vie, chaque homme ne se sentait individu que dans la mesure où il faisait partie de l’ensemble ; cet ensemble lui apparaissait comme une autorité supérieure ; il recevait de ses représentants, de façon naturelle et profondément justifiée, les directives applicables à la conduite générale de sa vie. L’individu n’était pas responsable de l’organisation des relations sociales. Ce qu’il recevait des régions supérieures de la sagesse sacerdotale ou des traditions cultivées était donc aussi « juste », c’est-à-dire « correct », y compris les conditions économiques.

Après le passage du droit à être dirigé au « tout un chacun » des droits de l’homme inscrits dans nos Constitutions, ces modes de conduite, pratiqués auparavant à juste titre, se transformeraient en leur contraire s’ils étaient maintenus. L’affirmation du Je dans ses droits individuels, qui figure dans les Constitutions modernes, exige de nouvelles formes de conduite : que l’individu s’éduque et se forme à l’individualité, et qu’il fonde ainsi intérieurement ce qui lui arrivait auparavant de l’extérieur ; qu’il transforme la volonté de supériorité ou de subordination en pouvoir d’agir selon sa propre intelligence ; qu’il reconnaisse que la communauté n’a que la substance qu’il lui donne par son initiative et sa force d’action. L’individu devient le point de départ et le responsable de la transformation sociale. Un tel changement dans les relations ne peut être décrété d’« en haut » ; il a lieu dans la mesure où les gens le saisissent dans leur volonté libre.

La dissolution des unions sociales jusqu’alors existantes conduit non seulement à une importance accrue de la personnalité sur le plan spirituel et juridique, mais aussi à son isolement social. Sans un solide sens de la communauté, le Je est amené, bien plus qu’avant, à se débrouiller seul. À ce moment de manque de relation sociale, l’égoïsme commence à s’emparer des forces formatrices, surtout de l’organisme socio-économique : je travaille parce que je dois satisfaire mes besoins ; le travail devient revenu. Mais en même temps, la vie sociale, surtout par l’expansion de la vie économique et la maîtrise des forces de la nature et de l’esprit dans la technique, prend sur toute la Terre la forme de la division du travail. Chacun ne fait que peu de choses, mais les fait pour beaucoup de monde. L’individu ne peut plus utiliser les biens qu’il produit pour lui-même, et ce dont il a besoin est produit par d’autres. C’est ainsi que naît un besoin d’échange en croissance explosive. Ce ne sont plus seulement les produits excédentaires ou rares qui font l’objet de vente ou d’achat, mais pratiquement tout ce qui est issu du travail.

Mais quelle est la valeur de celui-ci ? Si chacun recevait et conservait les produits réels de son travail, la question deviendrait superflue. Mais comme ils doivent être échangés, elle est d’une importance capitale. Il nous faut toutefois la reformuler : le travail ne s’échange pas directement contre le travail, mais seulement contre les produits fabriqués ; par conséquent, la question doit être : « que valent les produits de mon travail ? » (bien que cela semble aller de soi, la question de la valeur directe du travail a pourtant donné lieu jusqu’à aujourd’hui à d’innombrables théories). La relation entre deux marchandises à échanger est leur relation sociale de valeur. Par l’interposition de l’argent, cette valeur s’exprime en argent : en tant que prix. Comme on peut comparer les prix, ceux-ci indiquent combien chacun doit donner (vendre) de produits pour pouvoir acquérir (acheter) les produits de l’autre. Si ce rapport est vécu comme équitable, nous parlons de prix justes ; s’il ne l’est pas, nous le vivons comme injuste. La justice en matière de prix renvoie donc à la mesure de la répartition mutuelle des produits, c’est-à-dire à la mesure du travail mutuel à accomplir. Dans le processus économique basé sur la division du travail, la question de la juste relation du Je à ses semblables devient la question du prix, et trouvera donc aussi sa réponse là où nous avons affaire aux forces qui créent les prix.

Comment arriver à des prix justes ? La situation économique mondiale actuelle pose cette question avec insistance ; l’injustice des prix indigne profondément les classes populaires depuis longtemps et a déclenché une grave crise de la vie sociale, avec pour effet une fragmentation qui se poursuit encore aujourd’hui. Dans de nombreuses régions du monde, l’injustice des prix a transformé l’agriculture en une entreprise en faillite, qui n’est maintenue en vie qu’à contrecœur et qui meurt de faim au milieu des surplus ; les inadéquations intolérables des prix sont responsables d’une grande partie des problèmes d’endettement du tiers monde.

Le rapprochement de deux points de vue apparemment si éloignés l’un de l’autre, comme la justice et le prix, suscite naturellement des résistances. Il y a deux objections principales : l’une est dirigée contre la relation entre un point de vue rationnel objectif (prix) et un sentiment subjectif (justice) ; l’autre considère que la question du prix en général est rationnellement insoluble, et ne peut certainement pas être résolue « par la raison errante de l’homme et, de plus, de l’homme décrépit d’aujourd’hui ». L’autonomie de la maturité démocratique n’est cependant d’aucune utilité dans la réalité de la vie si la question de la part économique de l’individu dans le travail et la consommation n’est pas non plus réglementée de manière équitable. Ceux qui ne considèrent pas que cette question est régie par l’intelligence humaine condamnent virtuellement l’individu à l’égoïsme et laissent ainsi le fondement de notre société, la maturité libre, devenir une illusion. La déresponsabilisation intérieure sera bientôt suivie par la déresponsabilisation extérieure. D’un autre côté, ceux qui veulent écarter la question de la justice de l’économie oublient qu’elle est indissociable de l’échange.

On aperçoit ainsi le fondement véritable des deux objections : il s’agit uniquement de la responsabilité des événements sociaux qui se produisent. Celui qui exclut la raison s’absout en même temps de l’obligation de donner forme à la société ; car la raison est la base de notre maturité et donc de la possibilité réelle d’assumer la responsabilité de nos propres actions. Or la vie économique est notre propre fait. L’appel exclusif à des processus « objectifs » qui produisent ceci ou cela nous renvoie toujours à nous-mêmes en tant que responsables ultimes. « Dois-je être le gardien de mon frère ? » La réalité actuelle de la vie sociale exige virtuellement une réponse positive à cette question ; la volonté de la saisir comme une tâche est le point de départ de la conception sociale de l’avenir.


... Donc tout doit avoir son prix

« Car sans échange, il ne saurait y avoir de communauté d’intérêts, ni d’échange sans égalité, ni enfin d’égalité sans commensurabilité... Par conséquent, tout doit avoir un prix. » Ce résumé succinct du lien entre justice et prix montre la sûreté de pensée avec laquelle Aristote a compris la problématique interne de la vie économique, qui n’émergeait que lentement à l’époque.

« Car sans échange, il ne saurait y avoir de communauté » – Depuis Aristote, la conscience de l’homme a considérablement évolué et la division du travail s’est répandue dans le monde entier grâce à la technique moderne. Il n’y a personne qui ne soit lié au monde entier par des fils visibles et invisibles à travers les flux de marchandises et les relations de production les plus divers. Sur le plan économique, le monde est devenu une unité, les hommes qui y participent forment une communauté mondiale. La revendication du libre-échange mondial, malgré toute la problématique que posent les solutions mises en œuvre actuellement, trouve son origine dans le sentiment et la conscience que, sans lui, cette communauté économique mondiale subirait de graves dommages, voire serait impossible. La science économique n’en prend acte qu’avec hésitation. On pratique encore l’économie « nationale », c’est-à-dire qu’on suppose des économies nationales qui ne commercent entre elles que sur une base compensatoire. Le fait que la pensée économique reste bloquée dans la sphère politique nationale, par exemple sous la forme d’un protectionnisme rampant, est actuellement le plus grand obstacle sur la voie d’une communauté économique mondiale.

« Pas d’échange sans égalité » – Cependant, accepter le libre-échange mondial ne veut pas dire qu’il suffit de laisser libre cours aux forces économiques rampantes et chaotiques. Chaque être humain ne peut produire que ce qui est possible en fonction de ses capacités. S’il produit quelque chose dont on a besoin, alors, dans l’économie fondée sur la division du travail, il doit recevoir dans l’acte d’échange une contre-valeur telle « qu’il puisse satisfaire ses besoins, la somme de ses besoins, qui inclut bien sûr les besoins de ceux qui lui appartiennent, jusqu’à ce qu’il ait à nouveau produit un produit égal ». C’est ce que Rudolf Steiner appelle également la cellule sociale ou l’élément de base de l’économie, l’atome social, condition nécessaire pour que la vie économique trouve son cours pour l’individu et la collectivité. L’équilibre de l’offre et de la demande exigé par l’économie dans son ensemble repose donc sur l’équilibre dans la vie de l’individu entre son potentiel et les besoins nécessaires à son développement. Lorsque chacun reçoit en contrepartie ce qui lui revient par le biais du prix, alors on atteint l’égalité qualitative, c’est-à-dire la justice.

« Pas d’égalité sans commensurabilité ». – Le problème de la mesure présente deux aspects. Il faut d’une part disposer d’un instrument de mesure et, d’autre part, comprendre les unités de mesure. Cette compréhension est apportée par la connaissance, acquise par l’expérience, des conditions de vie concrètes de toutes les personnes concernées. Ce que les hommes peuvent faire et ce dont ils ont besoin dépend de leur situation. À cet égard, les choses de la vie étaient beaucoup plus simples et plus faciles à gérer pour les communautés de vie et de culture passées. Le fait de partager sa vie en permanence fournissait naturellement le matériau d’expérience pour l’évaluation des relations d’échange, qui duraient donc souvent longtemps. Dans l’économie mondiale moderne, le marché, à l’origine tissé de relations personnelles et de connaissances, est devenu une construction conceptuelle dépersonnalisée et abstraite, où les participants sombrent dans l’anonymat mutuel. Le problème de la justice des prix sera difficile à résoudre si l’on ne récupère pas le potentiel d’expérience imprégné de vie des personnes participant à la vie économique.

Avec l’argent, nous disposons d’un instrument de mesure idéal, du moins tant qu’il sert exclusivement et de manière désintéressée à la fonction de mesure. Par rapport à la relation de l’échange en nature, il rend possible la plus courte de toutes les relations : avec un seul acte d’échange (la vente et l’achat ne sont, après tout, que les moitiés de l’échange total), une marchandise que j’ai produite mais que je n’utilise pas peut être transformée en une marchandise que d’autres ont produite mais que je désire. Mais comme la vente et l’achat ont lieu entre des personnes différentes et à des moments différents, l’argent doit incarner la certitude juridique qu’il peut être, en cas de besoin, reconverti en une prestation réelle. Il ne s’agit donc pas seulement d’une garantie nominale de remboursement de l’argent, il faut aussi prendre en compte le pouvoir d’achat réel. L’inflation, par exemple, est comparable à un mauvais réglage de l’instrument de mesure ; le manque de fiabilité de l’instrument crée un climat social de méfiance pour l’avenir.

L’évolution de l’argent et du capital vers un « produit-comme-si » doté de ses propres marchés monétaires et financiers est encore plus problématique. Cette déconnexion de la réalité sociale, dont la monnaie ne peut finalement être que l’expression, fait d’elle un « concurrent irréel » des flux de biens et de services, auxquels elle tente d’imposer les conditions de vie de son propre être abstrait (l’un de ces marchés monétaires, le marché des changes, peut servir d’exemple : les mouvements erratiques des taux de change sont les conséquences d’une masse socialement non liée de capital monétaire qui va et vient à la vitesse d’un ordinateur et dont le volume peut représenter plusieurs fois le flux réel des services. Mais les fluctuations de taux de change ainsi déclenchées rendent chaotiques les flux de marchandises et de biens d’équipement, dont la nature à moyen et long termes est désespérément inférieure à la nature à court terme du capital non lié). Transposé à l’instrument et au processus de mesure, cela signifie que l’instrument a perdu sa neutralité et son objectivité. Sa restauration, la reconnexion de la monnaie au service exclusif des flux sociaux réels de prestation, est donc aussi une tâche étroitement liée à la solution du problème de la justice des prix.

« Donc tout doit avoir son prix » – « Son » signifie évidemment le prix juste car, à long terme, une communauté ne peut exister que si ses conditions sociales sont perçues comme justes par tous les intéressés. Mais le chemin de la justice par le biais du processus compliqué de la formation des prix est-il le bon ? Ne serait-il pas plus simple de supprimer tout simplement les prix, dans lesquels des injustices peuvent se manifester ? Or on ne peut abolir le prix en argent qu’en abolissant l’argent. Mais si l’on ne reste pas bloqué sur l’étiquette du prix, on se rend compte que le problème de la fixation des prix en tant qu’expression des relations d’échange existe tant que l’on échange des produits du travail/prestations. Abolir les prix signifierait donc soit rechuter dans les anciennes formes d’autosuffisance, soit avancer vers de nouvelles formes de coopération sans la forme d’échange actuelle, un peu comme si nous faisions désormais don de tout.

Il ne fait aucun doute que, si l’individu renonce à revendiquer les revenus de son travail, la question de la distribution est portée à un niveau moralement plus élevé. Mais cela ne se substitue pas à la question du prix ; car tant qu’il n’y a pas un nombre infini de biens disponibles, il faut encore répondre à la question de savoir qui reçoit combien. La vertu libératrice de l’amour n’est pas l’abolition de la justice, mais son développement. On ne peut ni rendre justice à un être humain ni l’aimer si on ne le connaît pas. La conscience qui connaît est donc le fondement de la justice et de l’amour : « le chemin du cœur passe par la tête ». Pour que l’amour qui se donne ne soit pas victime d’intentions, de préférences ou de caprices, il faut d’abord l’éduquer à une conscience claire des conditions sociales. Cette tâche d’éducation faisant passer de la cécité sociale à la vigilance sociale est confiée au prix.

Lorsqu’une marchandise se voit dotée d’un prix, elle émerge de l’obscurité de la sensation à la clarté de notre conscience éveillée dans le contexte social de la production et de la consommation. Nous prenons conscience de la structure sociale des relations en « arrêtant » la vie économique au moment de l’échange, en la privant de sa vie. Quelle part de la vie sociale transparaît encore à travers le prix présenté comme un simple chiffre sur une étiquette ? C’est donc un sentiment justifié de la part de nombreuses personnes que de percevoir le système de prix comme un facteur de « refroidissement » social et de destruction de la vie sociale « chaleureuse ». Et pourtant, celui qui pense ainsi s’arrête avec sa conscience à la surface des prix. Il ne reconnaît pas qu’il ne s’agit là que de la face cachée du processus de formation des prix, dans lequel la question de la justice recherche son expression – et peut aussi la trouver – si nous entrons avec une sympathie intérieure chaleureuse et de manière responsable dans les processus de l’économie et de la vie qui sous-tendent l’événement « prix ». Le prix est bien la fin de la vie de l’économie, mais en même temps aussi le début d’une forme à lui donner.


Libération de la responsabilité sociale : le modèle de l’économie de marché

Dans les cultures anciennes comme celles des Sumériens, les prêtres du temple fixaient les prix des biens à échanger et régulaient ainsi équitablement la vie sociale selon les idées et les sentiments de l’époque. Mais qui fixe le prix entre des personnes égales, dont la relation économico-sociale ne se forme que par le fil de la vente et de l’achat ?

C’est principalement la révolution industrielle qui a modifié les conditions économiques de la manière la plus diverse et la plus radicale :

- Les anciens fondements vécus du sens de la justice dans les échanges économiques se sont désintégrés en même temps que les anciennes structures sociales.

- Pour les nouveaux produits et les nouvelles relations de production, il n’y avait pas encore d’expériences qui auraient pu susciter des sensations.

- La production technique de masse a accéléré la division du travail ; en conséquence, toute notre existence économique a dû progressivement être réglée par la vente et l’achat, dont l’interrelation temporelle et personnelle ne pouvait plus être pleinement saisie par l’individu.

- En même temps, par l’émergence du travail salarié, la plus grande partie des travailleurs a été exclue des relations réelles d’échange « marchandise contre marchandise », et a dû entrer dans la relation irréelle et inhumaine d’échange « travail contre marchandise ».

- Les partenaires d’échange ont disparu dans l’anonymat et l’éloignement spatial des marchés mondiaux, pour lesquels on produit et fait produire, mais dont les traces s’estompent sur les longues routes commerciales, rendant les conditions de vie sociale inaccessibles à l’expérience personnelle.

- La production et la vente, la consommation et l’achat se sont éloignés dans la division du travail mondial, jusqu’à s’affronter en tant que puissances marchandes, l’« offre » et la « demande », unies dans la haine amoureuse et en même temps séparées.

- La liberté de production, en tant que permission pour quiconque de produire n’importe quoi, du moment qu’il trouve un acheteur, et la liberté de consommation, en tant que droit d’acheter n’importe quel produit à volonté, du moment que l’individu peut le payer, ont finalement détruit tous les liens solides entre les partenaires économiques et fait de la spontanéité la force formatrice de l’ordre social, rendant ainsi impossibles la planification pour l’ensemble, et donc aussi la formation consciente des prix, c’est-à-dire le comportement juste.

La vente et l’achat sont les deux moitiés d’un processus d’échange, qui se déroulent dans les rapports avec les autres participants à l’économie fondée sur la division du travail, et dont la correspondance ou l’égalité de couverture constitue le juste salaire, car elle rend possible la poursuite du processus économique. L’affaiblissement des relations avec les partenaires d’échange pousse de plus en plus sur le devant de la scène l’importance et le bien-être de son propre ego. L’isolement conduit à l’« autosuffisance » centrée sur le Je, qui ne se fait toutefois plus naturellement comme avant (je produis pour moi-même ce dont j’ai besoin), mais qui s’oriente sur le fait de gagner de l’argent dans le cadre de la division du travail. C’est désormais le bien-être de l’individu qui est au premier plan ; la justice devient une attitude moralisatrice, un égoïsme : celui qui peut vendre cher et acheter pas cher n’est pas injuste, il a réussi. On a déclaré que l’égoïsme était le seul moteur de l’activité économique, probablement pour toujours.

La division moderne du travail crée des dépendances extrêmes et en même temps un réseau dense de relations d’échange. Mais comment une communauté d’égaux et d’interdépendants peut-elle exister si son fondement est la volonté de l’individu d’exploiter, c’est-à-dire l’injustice ? L’exploitation ne pouvant se faire qu’à travers les prix, l’objectif est donc la façon de les former et de les maîtriser. Adam Smith a trouvé une issue avec le modèle de l’économie de marché : il faut soustraire le prix à l’influence directe des acteurs de la vie économique.

L’individu remarque, dans son environnement, un prix qui lui promet un bénéfice. Cette perspective de prix avantageux active et donne des ailes – pour ainsi dire automatiquement – à son égoïsme, qui guette constamment le profit, et le pousse à l’action économique. Mais au départ, ce n’est qu’une attente de profit, un profit imaginé. On peut cependant avoir et multiplier à volonté de telles idées. Si maintenant on veille à ce que la perspective de profit soit rendue publique de façon à toucher beaucoup de monde et à n’empêcher personne de vouloir la réaliser en sa faveur, tout en n’étant pas autorisé à connaître l’autre ou à communiquer avec lui, alors les conditions essentielles du marché de la concurrence totale sont remplies. La somme des avantages espérés par chacun est ici supérieure à la possibilité de leur réalisation. Or, dans la division du travail, personne ne peut persister dans sa position, mais tout le monde a besoin de l’échange pour continuer à exister ; l’échange est donc pratiquement contraint. La concurrence pour les quelques partenaires entraîne le prix dans la direction opposée aux attentes, voire, selon les circonstances, bien au-delà du juste prix. Le résultat de l’action contredit l’attente de celle-ci : ce que l’individu voulait a involontairement été transmis à la communauté en la personne des partenaires de l’échange. C’est dans ce principe d’« appropriation sociale des résultats de la production privée » que réside précisément le sens de l’économie de marché.

La question de la justice a désormais pris un tour surprenant. Aristote, qui tentait déjà de donner une définition du juste prix, la trouvait dans une proportionnalité géométrique et affirmait que les prix devaient permettre l’échange mutuel complet des travaux quotidiens. Mais en même temps, la justice était pour lui la plus haute des vertus humaines : pas de justice sans conduite juste.

Adam Smith voit les choses tout à fait différemment : que ce soit à cause de conditions réelles et ingérables ou à cause de l’égoïsme indéracinable de l’âme humaine, l’action juste n’est pas possible, mais elle n’est plus non plus nécessaire. En effet, en tant qu’instance située au-dessus de l’homme et forçant l’égoïsme, avec une objectivité mathématiquement irréprochable, à rendre son butin, le mécanisme de marché veille à ce qu’aucun égoïsme ne déborde. La justice devient ainsi l’équilibre des égoïsmes (cette façon d’amener les états souhaitables non pas de l’intérieur, mais de l’extérieur, comme une paralysie de deux forces opposées de la même volonté, est très courante aujourd’hui, par exemple sous forme d’équilibre de la terreur, d’autonomie tarifaire, etc.).

En créant le modèle de marché, Adam Smith a cherché à soulager l’humanité moderne de l’angoissante responsabilité de la justice sociale envers son prochain. Le prix de cette « indulgence » semble minime : c’est la soumission inconditionnelle aux lois du marché libre. En contrepartie, l’égoïsme n’est soudain plus un défaut à dissimuler, mais un devoir social que l’on peut admettre ouvertement et accomplir fièrement.

À l’idée d’acheter la prospérité croissante acquise grâce au modèle de marché en renonçant au progrès moral de l’humanité s’opposèrent les penseurs de l’économie de marché, qui affirmèrent qu’une telle vision ne pouvait être que la conséquence d’une conception « idéaliste » mais « irréaliste » de l’homme. « Cette conception de l’homme présuppose la croyance que l’homme est un être en évolution constante vers une perfection imaginée. Elle révèle ainsi une anthropologie ascendante qui ne peut être qu’une surestimation anthropologique. En fait, on ne trouve et on ne peut mettre en évidence un tel être parfait nulle part dans l’histoire, pas même dans l’histoire des régimes socialistes. » Cette déclaration – outre son absence de fondement – montre à quel point certains sont prêts à abandonner le sens même de l’être humain pour sauver un modèle économique.

Le moteur qu’est l’égoïsme recherche toutes les occasions qui se présentent pour en tirer un avantage et les convertit en activité économique ; jamais satisfait, il ne considère ses succès que comme des escales encourageantes sur son chemin de lutte. Le marché distribue les succès obtenus à l’ensemble de la communauté économique. L’avantage de l’individu se transforme ainsi en avantage pour les autres. Tant que l’égoïsme ne se mettra pas en veilleuse, la tendance à la diminution des prix se poursuivra : le prix bas constitue la nouvelle justice sociale de l’économie de marché. Il est objectif et profite à tous également, égoïstes et idéalistes.

Dans ce modèle, le prix joue un autre rôle important : non seulement il assure l’équilibre à court et à long termes des marchandises, mais les perspectives de profit qu’il déclenche servent aussi de moteur pour les « facteurs de production » que sont le travail, le capital et la terre. Lorsque les perspectives sont élevées, ces facteurs migrent dans un but de rendement et amènent des améliorations de la production ou de la productivité jusqu’à instaurer un équilibre de rendement à long terme de toutes les branches de production, et donc une répartition « juste » des facteurs de production.

Le but de l’activité économique est de satisfaire les besoins des personnes par le biais de produits. Il s’ensuit que, du côté de la production, on devrait déjà connaître exactement les besoins à l’avance. On estime qu’une telle connaissance préalable, dans une économie de marché, n’est ni possible ni nécessaire. La force de la demande se manifeste plutôt dans le prix, dont l’attractivité aspire la production. Puisque l’égoïste fonde et doit fonder ses décisions économiques exclusivement sur son comportement vis-à-vis du prix, il ne peut pas percevoir ce que ses concurrents et ses adversaires décident pour eux-mêmes. Cette cécité sociale entraîne un déséquilibre entre l’offre et la demande. Le mécanisme de marché assure alors un équilibre à court terme dans lequel le prix est ajusté de manière à faire concorder après coup l’offre et la demande. La production ayant déjà eu lieu, il ne s’agit que d’un équilibrage arithmétique et quantitatif du déséquilibre, comme c’est le cas, par exemple, lorsque, en fin de journée, le marchand vide son étal de légumes en baissant le prix. Cet équilibre par le vide signifie en même temps, en termes d’économie de marché, la justice de marché.

Aristote connaissait deux types de justice, le comportement juste (la justice distributive en tant que vertu) et le rétablissement de la justice après un comportement injuste par le biais de la juridiction (justice compensatoire). La justice distributive vise à établir d’emblée des rapports de prix justes ; dans la justice compensatoire, le juge restitue à la personne désavantagée par un prix injuste une partie du surplus de la personne sur-avantagée de façon à aboutir à un équilibre des avantages. Cette péréquation est arithmétiquement proportionnelle, mais seulement a posteriori, en vertu d’une autorité supérieure. Il apparaît donc clairement que l’économie de marché est de part en part un modèle de justice construit juridiquement, bien que sous une forme particulière : elle met d’abord l’agent économique au défi de l’égoïsme et donc de l’injustice des sur-avantages (ou bien elle suppose que toute action économique tend à être injuste), pour ensuite compenser arithmétiquement cette injustice par le « juge supra-personnel », le marché, au moyen du prix du marché. La vie sociale devient un procès permanent, qui acquitte constamment l’accusé, mais confisque son avantage.

On peut opposer à ces remarques l’argument selon lequel la pratique a maintenant largement dépassé le modèle abstrait. En effet, la science ne trouve plus depuis longtemps des marchés parfaits ou libres ; la frontière de la conscience entre les partenaires du marché est depuis longtemps franchie par des accords, de la publicité ou des études de marché ; l’État est impliqué partout, dirige les investissements ou influence les corrections du marché ; les entreprises produisent davantage à bas prix ou se font concurrence au-dessous des coûts de production ; la politique sociale a pris la place de la justice du marché et corrige ce que celui-ci ne peut pas faire, etc. Bien que l’on puisse allonger presque indéfiniment la liste des écarts, le modèle de marché, basé sur l’égoïsme débridé et incorrigible et la libre concurrence, a néanmoins rongé profondément la vie imaginaire d’une partie de l’humanité. Si la pratique sociale appelle constamment à la correction et au changement, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas dans le modèle de pensée. Un nouveau mode de pensée s’impose depuis longtemps, mais dans quelle direction ?


Planifier la justice de manière rationnelle : le modèle des économies socialistes

La structure complexe d’une économie de marché moderne ne correspond à aucun plan d’ensemble préconçu ; l’ensemble résulte plutôt d’innombrables décisions individuelles spontanées. D’une part, le moteur de l’action économique est lié à l’égoïsme qui est indubitablement présent chez l’homme et qui, dans le sillage du développement croissant de la personnalité, apparaît comme son ombre nécessaire ; d’autre part, les fruits de l’activité égoïste sont fournis au grand public par le « processus du marché » de la concurrence sous la forme de produits dont le bas prix est garanti à long terme : l’objet du combat individuel peut ainsi rester complètement libre. Une autorité de planification est inutile : le monde va de lui-même. Cela vaut également pour la justice des prix ; un sens individuel de la justice ne ferait que perturber de manière sensible le cours de l’économie de marché.

Tant que ces réflexions se réfèrent aux transactions de marchandises avec leurs processus d’échange, elles sont très concluantes et ont certainement aussi une certaine valeur historique. Cependant, le fait de mettre entre parenthèses, dans la théorie, les conditions réelles de vie et de production a encore de graves conséquences aujourd’hui. Si l’on divise le monde économique entre « offre » et « demande », on devrait en fait inclure tous les travailleurs, car tous dépendent de la vente et de l’achat pour leur subsistance. Mais que peut vendre quelqu’un qui est employé dans une usine et qui ne contribue que très partiellement au produit de celle-ci ? Une réponse plus réaliste aurait été : on vend le produit commun et chaque individu en reçoit sa part. Au lieu de cela, on a détaché le travail du processus de production et on l’a transformé en un marché distinct mais irréel, le « marché du travail », où « employeurs » et « demandeurs d’emploi » se font face, le prix du marché étant le « salaire ». Grâce au marché du travail, le travailleur lui-même est devenu une marchandise ; la lente abolition du servage qui s’opérait dans la paysannerie est revenue d’une manière nouvelle dans le travail industriel.

En découplant le salaire du produit de la vente, on ne pouvait plus que calculer le salaire par les rapports de concurrence de ceux qui cherchent du travail. Et tout comme la tendance inexorable vers le pas cher est ancrée dans le modèle général de l’économie de marché, il en va naturellement de même ici. En conséquence, des théories de la paupérisation sont apparues, dont la plus concluante est la « loi d’airain des salaires » de Ferdinand Lassalle, qui formule ainsi la conclusion théorique du modèle : sous la dictée du marché du travail, le minimum vital absolu devient le salaire d’équilibre à long terme. La justice des prix a été remplacée par l’injustice des salaires.

A qui appartient la différence entre le prix de la marchandise et le salaire en tant que prix du marché du travail ? Dans le sens de la division du travail, l’entreprise est un lieu de production où les travailleurs, à l’aide d’outils et de machines, par leur travail et leur intelligence, produisent des biens (pour autrui) sous la direction combinée et organisatrice des entrepreneurs. Le temps jusqu’à la vente des produits finis, de même que l’acquisition des moyens de production, doivent en règle générale être préfinancés par des capitaux qui ne sont pas utilisés ailleurs pendant cette période. Avec les salaires, les travailleurs étaient impitoyablement exposés aux nouvelles structures de la division du travail ; mais pour ce qui est du capital, les anciennes structures de propriété étaient d’autant plus protégées : une entreprise appartenait exclusivement à un seul groupe de participants, les fournisseurs de capitaux. De la propriété, cependant, découle naturellement aussi le droit exclusif au produit de la vente. Étant donné qu’au début, c’est généralement l’entrepreneur lui-même (ou ses proches) qui est le propriétaire, son rôle est malheureusement d’emblée lié à la question de la propriété. Au vu de la situation catastrophique des travailleurs dans les entreprises industrielles, il n’y avait qu’un petit pas compréhensible à franchir pour arriver à la déclaration suivante : « La rétention de la part équitable de la valeur de vente est une fraude sur le travailleur, l’appropriation par les entrepreneurs et les fournisseurs de capitaux est un vol social ». Même si l’explication théorique de la situation par Marx et Engels est discutable sur des points décisifs, l’expérience de l’injustice scandaleuse était si intense à l’époque que les lacunes et les erreurs théoriques n’avaient guère de poids contre elle.

Comme les pères de l’économie de marché qui, dans le sillage de l’ère scientifique, se sont efforcés de justifier leur modèle d’activité économique en termes de droit naturel et de mathématiques, les critiques ont voulu prouver scientifiquement que l’économie de marché mène d’elle-même à la mort ; qu’elle n’est jamais en mesure de rendre justice au travailleur ; que bien plutôt ce problème ne pouvait être résolu que si les travailleurs eux-mêmes prenaient l’activité économique en main. Le caractère scientifique du socialisme est resté jusqu’à aujourd’hui le fondement et la fierté du mouvement, car il y est « prouvé » que l’intérêt de l’humanité et l’intérêt de la classe ouvrière coïncident par une loi naturelle. Mais comment une exigence morale de plus de justice sociale devient-elle une loi de la nature ? Pour cela, il faudrait soit montrer que dans la nature, les impulsions morales sont en fin de compte également déterminantes, soit déclarer l’homme « naturel » de sorte qu’en lui aussi, seule la loi naturelle opère. Marx et Engels ont choisi la deuxième voie.

Le point de départ est le « matérialisme dialectique ». Celui-ci transforme le principe hégélien de développement de la dialectique, qui est une loi de l’esprit, en une loi de la matière. La conscience humaine est un reflet de la matière à un niveau qualitativement élevé. Ainsi, l’esprit humain est incarné dans une matière régie par la loi naturelle. Dans le « matérialisme historique », ce principe est transposé à l’histoire. La vie économique ne fait pas partie d’une culture, mais la culture reflète les conditions économiques. De nouvelles forces productives mûrissent dans l’ancien contexte, entrent en contradiction avec l’existant et le révolutionnent. Ce moment est maintenant atteint. La classe ouvrière représente les nouvelles forces productives, l’entreprise bourgeoise les rapports de propriété obsolètes ; la révolution commence par l’expropriation des expropriateurs (c’est-à-dire de ceux qui ont jusqu’ici exproprié le travailleur de son juste salaire) et se termine par la prise en charge de l’ensemble de la vie sociale par la classe ouvrière. Alors, l’exploitation cesse, les contradictions existantes peuvent être résolues de manière évolutive et aller dans la direction du communisme, où chacun, dans une coexistence fraternelle et pacifique, contribue selon ses capacités et consomme selon ses besoins. Mais comment la justice peut-elle prendre forme dans la réalité sociale, si l’on ne veut pas accepter le nominalisme dialectique selon lequel une économie socialiste est déjà juste par sa nature même ?

Jusqu’à récemment, s’il y avait une grande unanimité de langage dans le camp socialiste concernant la critique du capitalisme d’économie de marché, les idées et les mesures concrètes pour atteindre l’objectif étaient extrêmement diverses. Il est devenu habituel, même si c’est inexact, de désigner les économies socialistes par leur caractéristique la plus marquante à ce jour comme des « économies centralisées », mais souvent, de manière plus inexacte, comme des « économies planifiées ». Pendant longtemps, il a fallu que la « justice ex-post » de l’équité du marché, tant vantée dans l’économie de marché, serve d’excuse apparemment objective pour justifier les injustices salariales les plus graves à l’encontre de la main-d’œuvre. Le principe de la spontanéité comme cause de l’activité du marché est ainsi pris dans le feu croisé des critiques. Partant de la considération, correcte en soi, que le caractère raisonnable est la caractéristique de l’homme moderne, on tente de s’attaquer à la tâche de produire exactement ce qui est nécessaire d’une manière rationnelle et planifiée. Compte tenu de la grande quantité de biens et de composants de biens nécessaires dans un contexte économique large, par exemple dans un État, il en résulte un gigantesque travail de calcul, dont la dimension en termes de temps et de personnes doit également être déterminée par la planification : qui a besoin de quoi, quand, en quelle quantité, etc. Rien ne peut être laissé au hasard. Ces plans doivent être contraignants, sinon toute la structure économique s’écroule. La planification devient donc rapidement une prescription d’action, une norme du respect de laquelle tout dépend, et même dont le respect doit être imposé si nécessaire. L’ordre économique spontané est ainsi remplacé par un régime programmé de manière centralisée, dont le cours est difficile à modifier pendant la durée du plan en raison des interdépendances. La justice serait atteinte si l’individu recevait également ce qu’il avait déclaré comme étant son besoin. Le problème du prix devient une pure question de répartition, qui pourrait également être réglée sans argent. Au lieu des prix règne l’autorité de planification, si ce n’est la bureaucratie.

La question de la justice est ainsi liée au système politique. Selon le matérialisme historique, l’hégémonie de l’économie sur la société est totale, puisque les nouvelles relations économiques sont également censées déterminer la culture. Avec l’argument que ni les relations sociales ni les individus ne sont suffisamment mûrs pour le socialisme tardif ou le communisme, Lénine compléta le concept de la « dictature du prolétariat » par la « primauté du parti » : ce dernier a la mission et le droit de jouer le rôle principal dans tous les domaines de la société. En raison de la mise sous tutelle de l’individu par la représentation de la classe politique, la normalisation autoritaire finit par prendre le dessus. Et comme l’identité nominale dialectique des intérêts (« l’État, c’est nous ; ce que nous faisons est donc aussi dans votre intérêt ») soustrait toutes les institutions à la critique, celles-ci ont généralement développé jusqu’ici une vie propre, tendant vers le paternalisme bureaucratique. Le souci de justice apparaît ainsi collectivisé.

L’identité théoriquement fondée des intérêts économiques, politiques et culturels et leur concentration réelle dans la pratique du socialisme, combinée à l’observation de l’immaturité individuelle en ce qui concerne le comportement éthique nécessaire aux conditions communistes, a conduit, au nom d’une humanité future, à une inhumanité présente.

Il en résulte un flux incessant d’influence pédagogique, d’idéologisation, d’endoctrinement, de proclamation de slogans, de désaveu des confessions, etc., qui doit se répéter à chaque génération.

La tragédie du socialisme scientifique était et est toujours qu’il s’appuie sur un idéalisme moral, mais qu’en même temps, par son matérialisme théorique, il ignore la seule force qui pourrait avoir pour effet de transformer la morale : l’homme en tant qu’individualité spirituelle. L’homme n’agit pas moralement de par sa nature instinctive, mais contre elle. Ainsi, l’effort de dépassement de l’égoïsme devient l’auto-éducation du Je, seule forme de pédagogie appropriée à un Je indépendant, c’est-à-dire digne de l’homme. Autant le progrès de l’humanité est de faire de notre caractère raisonnable la base de l’organisation de notre vie, surtout en termes de justice sociale, autant il s’avère désavantageux que les idées en général veuillent réglementer à l’avance ce qui, concrètement, ne peut être réalisé que par l’activité rationnelle des intéressés. Ainsi, la tentative de déterminer rationnellement la justice sociale ex-ante, c’est-à-dire à l’avance, devient une « perfection inventée » qui soit plane de manière illusoire et inefficace sur l’homme comme une « surestimation anthropologique », soit exige de l’individu une soumission fonctionnelle morale et, si elle est convenablement ancrée dans l’appareil social du pouvoir, la fait également respecter. « Il faut se confronter à l’idée de manière expérimentale, sinon on tombe sous son emprise. »


  L’impulsion vers la triarticulation de l’organisme social (p. 56)

Nous avons vu jusqu’ici qu’on ne peut résoudre la question d’un modèle économique viable que dans le contexte de notre humanité dans sa totalité.

Jusqu’à présent, l’économie de marché nous a fourni – du moins en Occident – un flux sans cesse croissant de biens et de services, de moins en moins chers en termes absolus ou relatifs. Elle considère ce résultat, et non le comportement de l’individu, comme l’expression de conditions sociales saines et justes. Mais cette prospérité n’est rendue possible que par l’abandon des possibilités de développement du Je. Le fait que l’homme reste lié de manière compulsive à la pulsion naturelle d’égoïsme et qu’il ne peut voir dans son compagnon de travail qu’une victime de l’exploitation de ses propres intérêts ou un concurrent envieux lui ôte la seule forme d’existence possible de la liberté. Car ne peut se vivre libre que celui qui est capable de confronter la contrainte intérieure de sa nature égoïste à la force répressive de son être intérieur, et doit donc, en raison de la nature de son Je, venir d’un autre, le monde spirituel : un Je conceptuel abstrait ou un Je simplement imaginé ne pourrait jamais développer une telle force à partir de lui-même.

Si l’économie de marché veut s’accrocher à un état de nature moral du passé, l’impulsion économique socialiste se tourne vers un homme de l’avenir moralement supérieur, qui manifestement – au vu des conditions actuelles – n’existe pas encore dans cette qualité, mais qui doit voir le jour si l’on veut enfin assurer la justice sociale pour tous. La prétendue preuve du caractère inévitable, de par le droit naturel, de ce développement moral supérieur a cependant dissous la réalité du Je en une simple fonction miroir des processus matériels et économiques. Un Je-miroir n’est cependant capable ni de liberté (pour cela il faudrait qu’il soit indépendant des processus de miroir) ni d’évolution (pour cela il faudrait qu’il y ait une autonomie existentielle). Dans le vide intérieur de l’être humain ainsi généré par l’idéologie, il faut donc apporter de l’extérieur à l’individu les objectifs de développement d’un monde meilleur de demain, à la manière d’un programme slogan, afin de lui donner la volonté de travailler pour ces objectifs. Pour cela, un groupe de personnes, généralement le parti, doit anticiper rationnellement l’avenir et le traduire en directives d’action pour l’individu. La raison des dirigeants devient elle-même une contrainte en faisant de l’individu l’auxiliaire d’un plan supérieur et du travail une norme qui l’engage.

Les considérations précédentes débouchent sur une idée particulière : l’exigence de justice sociale sur la base d’une égalité générale, qui surgit dans l’être intérieur de l’homme contemporain, ne peut être satisfaite dans le cadre des deux modèles précédents que si le Je est soit nié, soit ramené à une préforme inférieure. La loi sociologique fondamentale ne décrit pas un chemin d’évolution, mais une impasse, dès lors que le « libre développement des besoins et des pouvoirs de l’individu » doit valoir non seulement pour certains, c’est-à-dire de manière élitaire, mais pour tous.

Et pourtant, les faits sont différents. Les insuffisances des solutions précédentes résultent précisément du fait que l’on considère le « Je », cherchant à devenir indépendant et à se manifester, à travers les formes sociales antérieures, désormais obsolètes. Il ne s’agit pas d’un système social qui fonctionne en dépit du « Je », mais d’un système qui prend ce « Je » comme véritable point de départ des événements sociaux et qui s’organise à partir de ses forces de telle sorte que ce « Je » puisse se déployer en lui et être actif dans la formation de la société. Seuls peuvent concevoir une telle forme d’organisme social ceux pour qui le « Je » devient une réalité spirituelle et qui étudient et comprennent totalement les lois régissant son évolution. La conformité à la fois avec la situation intérieure de l’être humain actuel et avec les exigences de la vie sociale est donc le critère de réalité des idées sociales, auxquelles se rattache l’idée de triarticulation formulée par Rudolf Steiner. La forme d’un organisme social triarticulé n’est pas une chose dont il faut convaincre les autres ; elle est exigée de l’individu lorsqu’il apprend à mieux se comprendre et à mieux comprendre ses relations avec les autres êtres humains. Ce n’est pas l’humanité qui doit être gagnée aux idées d’un individu ; c’est dans les idées de l’individu que s’expriment les aspirations de l’humanité actuelle.

Le lien entre l’organisme social et la situation psychique de l’homme actuel se révèle à l’observation tant intérieure qu’extérieure. Jusqu’à encore récemment, la représentation, le sentiment et la volonté de l’individu étaient façonnés par la foi dans les traditions des conceptions religieuses du monde, par le sentiment conforme aux us et coutumes de la communauté culturelle et par la volonté d’être un membre harmonieusement intégré, utile et reconnu des unions sociales existantes. Nous avons nous-mêmes dissous cette unité « naturelle » de l’âme humaine. C’est notre Je lui-même qui se rebelle contre le paternalisme de ces conventions collectives passées et qui veut organiser sa vie en fonction de sa connaissance présente – « présence d’esprit ». En séparant le mélange jusqu’alors naturel des forces de l’âme, le Je doit lui-même devenir actif en formant l’unité. C’est dans la séparation que se trouve la condition préalable à l’unité nouvelle et supérieure. Et ce qui est vrai intérieurement l’est aussi extérieurement, c’est-à-dire pour l’organisme social. Ce dernier doit séparer ce qui découle des différentes sources de pouvoir, afin que la vie sociale de l’individu puisse prendre le cours déterminé par lui, par son Je.

Le lien avec la situation physique de l’être humain actuel découle de la question de savoir comment l’organisme corporel humain est formé pour que le Je qui s’y trouve puisse parvenir à des représentations conscientes du monde, à des sentiments vécus individuellement et à des actes de volonté intervenant dans le monde. Or l’étude de l’homme selon la science de l’esprit montre que le corps n’est pas une unité physico-chimique, mais une polarité de forces reliées par un centre rythmique. La représentation s’exprime physiquement dans le système neurosensoriel, qui a une sorte de centre dans la tête ; la volonté, par contre, se concentre physiquement dans le système métabolique des membres de l’homme inférieur ; tandis que le système rythmique du cœur, de la circulation sanguine et de la respiration unit les deux polarités en un centre dynamique. L’organisme social présente une structure similaire : entre la vie de l’esprit, dont le caractère est de former et de cultiver l’esprit humain individuel, et la vie de l’économie, qui est exclusivement affectée à la production, à la consommation et à la circulation des biens et des services pour la totalité, se trouve la vie juridique, qui protège les deux sphères des empiètements en les séparant et permet leurs transitions en les reliant. Or, l’organisme social est pour ainsi dire à l’envers, c’est-à-dire qu’il se « nourrit » de ce que l’individu apporte dans la vie sociale en termes d’impulsions et de besoins.

Il ne faut pas comprendre la comparaison avec le corps humain comme une analogie, comme s’il s’agissait de transplanter dans un autre contexte un fait qui convient dans un domaine, mais comme « la chose complètement différente, que la pensée humaine, le sentiment humain, apprennent à sentir ce qui est possible pour la vie en observant l’organisme naturel et puissent ensuite appliquer ce mode de sentiment à l’organisme social ».

On perçoit la correspondance spirituelle avec la situation lorsqu’on observe et perce à jour les processus sociaux eux-mêmes. Depuis deux siècles, tous les hommes ont probablement une profonde sympathie pour les idéaux de la Révolution française, liberté, égalité et fraternité ; mais depuis lors, on cherche désespérément des formes de vie dans lesquelles on puisse vivre simultanément ces trois idéaux. On ressent à juste titre l’abandon d’un seul d’entre eux comme une grave défiguration de son être propre ainsi que de la société dans laquelle on vit. Et pourtant, la pratique ne semble permettre qu’une réalisation partielle. Combien de fois entendons-nous dire dans le monde qu’il faut choisir entre la liberté (systèmes libéraux de marché) et la fraternité (systèmes socialistes) ! Et les droits à l’égalité, qui sont ancrés dans toutes les constitutions, ont été gravement entamés partout dans le monde par l’association des autorités étatiques chargées de légiférer avec toutes sortes d’intérêts et de pulsions de pouvoir. C’est précisément la possibilité de cet amalgame au sein de l’État unitaire, dans lequel on imitait de manière profane ce qui était autrefois spirituellement nécessaire et justifié, qui conduit à l’impuissance de l’individu, dans la mesure où il ne participe pas au pouvoir de la majorité. Ce qui est donc impossible dans la vie sociale indifférenciée, l’existence simultanée des trois idéaux, changerait immédiatement si les sphères sociales de la vie de l’esprit, de la vie du droit et de la vie de l’économie étaient séparées et ainsi rattachées à leur fonction propre. Cela équivaudrait à libérer les exercices du pouvoir qui ne s’y rattachent pas, dans l’intérêt de l’évolution souhaitée. Conformément à l’introduction choisie ici, on peut également montrer que l’égalité qui est apparue en premier et qui est formellement ancrée dans le droit ne peut absolument pas être réalisée ; elle se transforme même en son contraire si l’on n’accorde pas la liberté d’initiative du côté spirituel individuel et si l’on ne renforce pas l’aspect de communauté lié à la coopération du côté économique. C’est ici que le bref aperçu conduit au sujet de l’économie associative, que la nature exige avec insistance de la vie économique.

Les explications qui suivent devront toujours être abordées d’un seul point de vue : comment les individus vivent-ils le soutien de leurs besoins et de leurs forces par l’organisme social ?

Les associations, base de l’auto-organisation économique

Nous avons déjà souligné que la division du travail dans l’économie moderne rend toute la vie individuelle dépendante des processus d’échange. Cette « commercialisation » de l’être humain n’est toutefois que l’expression d’un « être-pour-l’autre » et d’un « être-dépendant-de-l’autre », dont l’interaction et le façonnement ne sont rendus possibles, de manière humaine, que par la coopération. L’économie de marché, avec son approche darwinienne de la « lutte pour l’existence » qui l’encombre de ses préjugés, ne peut en tenir compte. Du point de vue de la concurrence inconditionnelle et totale, une discussion entre les représentants des deux moitiés du marché n’est ni possible ni nécessaire ; elle est dangereuse entre les participants de chaque côté du marché, car elle atténue la concurrence et donc augmente les prix. Ainsi, pour Adam Smith, dès que deux entrepreneurs se réunissent ne serait-ce que pour prendre le thé, un cartel préjudiciable à tous est déjà dans l’air, tandis que Silvio Gesell craint un affaiblissement du moteur que constitue l’égoïsme dans le partage des profits associé à chaque accord. Pratiquement aucune recherche n’a été effectuée jusqu’à présent sur les conditions auxquelles une conversation au-dessus du gouffre du marché qui sépare l’offre et la demande serait possible, ni même sensée et souhaitable.

Ce qui semblait jusqu’à présent théoriquement insoluble, à savoir la coopération entre les aspirations au « cher-à-vendre » du producteur et les aspirations au « bon marché-à-acheter » du consommateur, est précisément le point de départ de l’activité économique associative. Car pénétrer plus consciemment dans la vie économique pour parvenir à des conditions saines et justes est impossible si cette réalité sociale porte en elle un saut de conscience, une sorte de limite sociale de la connaissance, dont le franchissement n’est pas envisageable. Même une considération dépourvue de préjugés montre que la communication entre celui qui a besoin d’une chose et celui qui est prêt à la produire est indispensable et devrait aller de soi. Les associations sont des organes d’entente entre les deux pôles de production et de consommation. De la tension d’intérêts opposés avec une intention commune simultanée, à savoir un processus effectif de travail et d’échange, la coopération économique fructueuse résulte un plus, tandis que la discussion entre les intérêts de la même direction donne un moins. Au-delà de l’intérêt commun pour la réalisation des capacités et des besoins, il existe un autre point commun, souvent oublié : en fin de compte, chacun est à la fois vendeur (en tant qu’exécutant) et acheteur (en tant que consommateur), même si ce n’est pas pour le même produit. Surtout, la nature de la rémunération du travail a corrompu le sens de cette congruence d’intérêts chez la plupart des gens. Il existe par ailleurs un intermédiaire idéal dans le processus social, le commerce au sens large. Celui-ci n’est ni producteur ni consommateur. Tout ce qui compte pour lui, c’est que le processus se réalise (volume de transactions). Il ne peut y parvenir que s’il joue le rôle de médiateur entre les deux parties. Il est capable de le faire parce qu’il connaît mieux qu’elles-mêmes les deux côtés de l’intérêt et leurs multiples possibilités. Par conséquent, les représentants du système de circulation seront également représentés dans les associations. Or, quand les représentants des associations peuvent parler au nom de la majeure partie des acteurs du marché, l’accord devient presque inévitable. Si les pourparlers ont lieu avant que des actions économiques plus importantes ne se produisent, il apparaît des espaces qui peuvent être librement organisés. L’intérêt véritable peut alors se déployer : il ne s’agit pas du tout de surpasser l’autre, mais d’obtenir la meilleure réalisation possible, de permettre un processus de travail nécessaire.

Les processus associatifs du type indiqué ne peuvent toutefois se développer que si aucun des partenaires économiques ne revendique de prérogatives extérieures aux processus économiques. Or, c’est avant tout le cas de la propriété actuelle des moyens de production – qui inclut la terre. Ce n’est que lorsque la possibilité d’exploitation en vertu du droit de la propriété privée cessera d’exister, c’est-à-dire lorsque les moyens de production deviendront « invendables », qu’il sera possible de développer un État dans lequel les droits d’un entrepreneur ne sont pas déterminés par la propriété mais uniquement par sa fonction entrepreneuriale. Cela ouvrirait également la voie à une nouvelle relation entre l’entrepreneur et l’employé ; le salaire en tant que paiement du travail effectué deviendrait une part convenue des recettes générées conjointement. Les conditions de travail, en revanche, ne feraient plus l’objet d’une négociation entre les partenaires tarifaires, mais seraient décidées en dehors de l’économie dans la vie de l’esprit et déclarées obligatoires par la vie du droit. Le caractère de service propre à la vie de l’économie doit toujours être maintenu. Il faut reléguer au second plan ces questions, et d’autres tout aussi importantes, afin de pouvoir suivre directement ce qui se passe au niveau des prix.

Tout comme les économistes de marché se méfient théoriquement de la coopération rationnelle et du remplacement consécutif du mécanisme inconscient du marché par des processus conçus consciemment, les représentants des économies centralisées considèrent avec scepticisme l’implication pratique de l’individu dans le processus de planification. Lorsque quelque chose ne peut pas être planifié, lorsque le travail ne peut pas être calculé de manière normative, lorsque l’employé ne remplit pas exactement la fonction qui lui est assignée par le plan, la planification et l’exécution de celui-ci sont potentiellement menacées. Le système d’associations, par contre, est construit sur l’anti-fonctionnalité : les associations sont formées par ceux qui sont actifs dans la vie économique, ou du moins par leurs représentants. L’expérience personnelle et la responsabilité active sont des conditions préalables à la participation. La raison n’est pas abstraite et concentrée dans un plan ; ce sont les porteurs possibles de la raison qui se rencontrent. Le caractère raisonnable ne devient pas une norme obligatoire régissant l’avenir dans ses moindres détails, mais l’individu donne à ses actions, par la « présence d’esprit », la direction du caractère raisonnable. Ce n’est pas un plan dépourvu de substance, exsangue, qui devient l’instance centrale de la gestion économique, mais les associations en tant que lieux de rencontre humaine concrète, dans lesquels seuls la compréhension et l’intérêt vivants peuvent se déployer. Ces rencontres, cependant, ne débouchent pas de prime abord sur des plans, mais sur des contrats dont le geste créateur de compatibilité permet aux forces et aux besoins de l’individu de se développer librement.

Nous formons un jugement cognitif en affirmant les détails de nos perceptions sensorielles avec les concepts appropriés qui établissent le lien et que nous produisons par notre pensée active. Nous vivons en leur sein en reconstruisant la réalité totale à partir des deux moitiés. Mais la réalité sociale va au-delà de nos actes individuels : l’arc qui va du producteur au consommateur, avec ses nombreuses ramifications et interconnexions, englobe une multitude d’êtres humains actifs, dans laquelle l’individu ne constitue qu’une partie de la réalité. Cette partie manquante ne peut être pensée seule, de sorte que notre jugement individuel échoue, devient faux. Une totalité ne peut se former que dans le social, si les différents porteurs d’expérience se réunissent de manière associative dans une conversation, si leurs réalités partielles se rejoignent et qu’ainsi un jugement imagé social naît et vit dans les participants. L’expérience se déroule en d’innombrables expériences individuelles, mais ne s’arrête pas à celles-ci. Au contraire, les détails se condensent pour devenir de plus en plus un organe de sensation et de jugement vis-à-vis de certaines situations. Les associations s’appuient sur cet organe de façon à l’utiliser dans les délibérations sur la compréhension du passé et les objectifs de l’avenir. L’état de conscience ainsi acquis devient alors le point de départ des décisions individuelles d’action. Ce n’est qu’à travers les délibérations associatives que l’individu se met en situation d’établir l’état de sa dignité humaine aussi dans le champ social, c’est-à-dire d’agir à partir de la connaissance. La prise en compte de l’expérience comme fondement du jugement social est indispensable pour qu’il soit adapté à la vie. Avec l’appréciation de l’expérience revient également l’appréciation des porteurs de l’expérience. En fin de compte, l’expérience de personne n’est remplaçable, car elle est totalement individuelle. Surtout à l’époque de l’informatique toujours plus performante, récupérer l’élément d’expérience, qui a toutefois besoin des conseils d’une vie spirituelle libre n’excluant pas la profondeur de l’essence du monde, est une tâche centrale pour faire contrepoids à la faisabilité purement technique.

Évidemment, le travail des associations mettrait largement en retrait le principe de concurrence, ce qui pour un économiste de marché serait synonyme de fin du progrès économico-technique et de début de la ruine. Il est vrai que les organismes sont plus efficaces lorsqu’ils sont en danger de mort que dans la vie « normale ». Mais ils n’ont pas toujours les capacités correspondantes, car ils risquent l’effondrement, ce dont, en cas d’épuisement avancé, ils ne peuvent plus se remettre. Comment trouver un équilibre entre l’angoisse existentielle et l’accroissement des performances ? Une grande partie de l’énergie d’une personne n’est-elle pas gaspillée justement dans la lutte pour la survie ? On constate ainsi que d’une part, sous la pression concurrentielle des coûts, la rationalisation rend de nombreux produits de moins en moins coûteux à produire, alors que dans le même temps les coûts de vente et de publicité ne cessent d’augmenter. Mais même si l’on suppose que dans un avenir associatif, il y aurait moins de travail et surtout moins de vitesse : où dans le monde se trouve la piste de compétition sur laquelle l’homme doit courir, qui détermine la longueur de la piste et surtout le temps dans lequel elle doit être parcourue ? Et qui serait le tribunal qui déciderait de la performance appropriée, qui serait le fonctionnaire qui appellerait à la compétition et donnerait le signal de départ ? Seul celui qui ne trouve en l’homme lui-même aucune motivation pour son propre développement peut imaginer de tels jeux, avec leurs règles. Il supposera qu’on ne trouvera dans les associations que des léthargiques à qui l’on aurait interdit l’égoïsme et qui devraient donc sombrer dans l’inactivité ou la tiédeur. Mais il néglige le fait que ce comportement est précisément la conséquence du comportement de l’économie de marché, alors qu’une nouvelle impulsion peut surgir dès lors que le processus social est fondé sur le socle de la rencontre véritablement humaine.

Seule la plus grande flexibilité possible peut permettre de stabiliser les conditions économiques tout en préservant l’impulsion et la liberté des besoins. Cette flexibilité, à laquelle s’oppose la pensée actuelle de l’obstination et de la sécurité, ne peut être réalisée socialement que si les changements ne menacent pas l’existence des personnes. Les associations pourraient y apporter une contribution considérable : la diminution de la pression concurrentielle ralentit les processus de restructuration sociale ; la suppression des droits de propriété soulage les entreprises et facilite la coopération ou également les désaffectations de capacités ; la solidarité financière interentreprises permettrait de réaliser ce qui est pratiqué comme diversification au sein des grands groupes ; les délocalisations seraient plus faciles à gérer et l’utilisation des installations de production existantes serait plus ciblée, etc.

Dans ce dernier cas également, la question du motif se posera. Car dans le cas de l’égoïsme pur, de telles institutions ne seraient pas possibles, à moins qu’il ne s’agisse que de rares individus dont le comportement pourrait se polir au contact de l’ensemble de l’édifice. Le vide de motifs tant redouté ne serait cependant concevable que si l’on « ordonne » administrativement des comportements associatifs. Or ce n’est pas possible dans le sens de ce qui a été dit ici. Si les associations, en tant qu’organes de la vie de l’économie, peuvent rendre possible une telle réorientation intérieure, elles ne peuvent pas la provoquer ; celle-ci doit plutôt venir d’un système éducatif tourné vers l’intérêt et la compréhension de l’homme. Les associations créent toutefois les lieux de rencontre concrets des intérêts sociaux où cette compréhension peut s’approfondir, se développer et se concrétiser. À cet égard, elles sont les organes de conscience et d’éveil de l’organisme économique ; leur côté volontaire se manifeste en enflammant des impulsions d’action. Dans cette dualité, cependant, ils ont un effet d’harmonisation entre la consommation et la production, le pôle de besoin et le pôle de force de la vie de l’économie.

Mais, dans l’hypothèse d’une activité économique associative, à quoi ressemblerait la formation des prix et donc le problème de la justice ?

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Avant propros à la 3e édition    7
Sur le développement de la globalisation économique    9
Le réveil des systèmes 25
Gestion associative - la recherche pour la justice sociale 35
L'invendabilité des fonds et sols - une proposition pour une nouvelle loi foncière  87
La loi sociale principale - L'altruisme comme force de modelage social 120
Le chômage et la répartition des gains de productivité. Étapes pratiques d'une issue 143
Sur la gestion socio-organique du système monétaire 16r
Que peut-on faire concrètement ?    220
Remarques 227