triarticulation

Institut pour une triarticulation sociale
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traduction BP au 11/10/2020

VI. La Fédération pour la tri-articulation de l'organisme social

 

Pour le siège de la fédération, nous louâmes un immeuble commercial à plusieurs étages à la Champignystrasse 17, non loin de l'usine de cigarettes Waldorf-Astoria, qui était à la Hackenstrasse. Nos tâches consistaient tout d'abord à préparer les conférences de Rudolf Steiner et à veiller au bon déroulement des événements. Nous collions des affiches et faisions des annonces. Nous invitions la presse et des personnalités. Dès le début, les conférences furent prises en sténographie, puis immédiatement rédigées. Il y avait assez d'assistants bénévoles et il fallut rapidement satisfaire le besoin de transcriptions. Rudolf Steiner donna son consentement pour imprimer l’importante conférence qu’il avait donnée chez Daimler, de façon qu’elle devienne un matériel de travail interne. Elle marqua le début d'une intense activité à de nombreux endroits en Allemagne, où un grand nombre de groupes de travail se constituèrent très rapidement. Grâce à l'étude intensive des Éléments fondamentaux pour la solution du problème social, on se familiarisa avec les problèmes posés et avec les propositions de Rudolf Steiner. Jusqu'à présent, on avait étudié le principe de base de la triarticulation de l’organisme social essentiellement dans les deux mémorandums de 1917 et dans l'Appel au peuple allemand et au monde de la culture. Une correspondance animée se développa. Tous voulaient être au courant de ce qui se passait à Stuttgart et obtenir aussi rapidement que possible les conférences de Rudolf Steiner. Au début, elles étaient seulement reproduites, dans la mesure des possibilités de l'époque. Plusieurs amis osèrent parler en public, bien que la connaissance de la matière ne fût pas encore très solide. Partout on prenait part aux événements et intervenait dans les discussions.
À Stuttgart, les conférences reposaient au début presque entièrement sur les épaules de Rudolf Steiner. Il était soutenu occasionnellement par Carl Unger, qui était un fin penseur et un bon orateur, ou par Emil Molt, dont la chaleur humaine faisait impression sur les auditeurs. Emil Leinhas apparut bientôt aussi comme orateur. Pour ma part, j’intervenais souvent dans les discussions et privilégiais les conversations d'humain à humain. Rudolf Steiner nous avait parlé de l'efficacité du discours libre ; il avait également rédigé pour nous les premiers exercices de langage, que Mme Marie Steiner exerçait chaque fois avec nous. Chez moi, il critiquait le ton militaire qui me restait de la guerre. Comme notre charge de travail s'amoncelait, Leinhas se plaignit qu'il ne voyait pas quand pratiquer ces exercices. Mais Rudolf Steiner n’en tenait pas compte. Il disait : « c’est quand même très simple. Quand vous mettez une chaussette le matin, vous répétez : 'Rate mir mehrere Rätsel nur richtig', et quand vous mettez l'autre, vous dites 'Lipplicher Laffe'. »
Les réunions internes se déroulaient la plupart du temps dans la salle rouge de la Landhausstrasse 70. « Le docteur » tenait beaucoup à ce que les discussions soient correctement conduites. Si nous étions plus de sept, nous devions faire tourner la présidence pour régler les prises de parole. Il disait que les travailleurs étaient parfaitement formés à cette règle démocratique ; nous ne devions pas être en reste. A cette occasion, nous apprîmes aussi pourquoi le livre Éléments fondamentaux était écrit dans un style si concentré que tant de gens le trouvaient difficile : les travailleurs étaient habitués à lire en suivant les lignes avec l'index, et si consciencieusement qu'ils ne commençaient la phrase suivante qu’après avoir bien compris ce qui précédait. Durant ces séances, Rudolf Steiner était aussi le professeur pratique qui rendait attentif à tous les détails et analysait avec nous la situation du moment, comme si nous étions du même niveau. Il voulait nous éduquer à l'indépendance et au jugement propre. Il était aussi positif quand il traitait de l'action pour la triarticulation qu’il était pessimiste quand il évaluait la situation globale de l' Allemagne et du monde. Plein d'espoir, il pensait que son influence sur les masses grandirait, et il était heureux et confiant de voir que le mouvement enflait si rapidement – ce qui était dû à son immense engagement.
Comme personnalité, il avait une influence particulièrement forte sur les hommes, qui se sentaient compris au plus profond d’eux-mêmes. On admirait dans ses conférences sa grande force et l'élan de son discours. Lors des réunions, au contraire, il était parfaitement calme, parlait de manière tranquille et réfléchie, pleine de sagesse, sans rien exiger de nous. Il n'intervenait jamais dans la liberté personnelle, même quand il voyait se profiler des maladresses. Une fois, assis très calmement, il assista à la préparation d’une affiche qui attaquait violemment les industriels et qui par la suite nous valut des inimitiés amères. Bien qu'il en ait entendu la formulation, il laissa passer, parce qu'il jugeait important de nous secouer afin de nous amener à former nos propres jugements et à prendre nos responsabilités. Un autre jour, il dit seulement : « On ne fait pas quelque chose comme ça ».
Molt se crut obligé de secouer ses collègues fabricants. Dans la Commission de socialisation du Wurtemberg, il s’était efforcé, des semaines durant, de regrouper les industriels pour mettre en place des prestations d'entraide qui semblaient très urgentes à cause des difficultés de l'après-guerre, du manque de matières premières et de l’absence de commandes de paix. Il combattait avec passion l'avis général selon lequel on devait attendre des mesures de l'État et espérait que l'industrie progresserait en se débrouillant par elle-même, à partir de quoi l'autogestion de la vie de l'économie pourrait se développer. Carl Unger aussi s'engagea fortement pour ce plan, en particulier parce que, en tant que producteur de machines-outils de haute valeur, il ne pouvait pas obtenir aussi vite des commandes pour une production de paix. Des prestations d'entraide aurait été la tâche du moment pour reconvertir l'ensemble de l'industrie après l’interruption soudaine des commandes de guerre.
Pour comprendre le comportement de la fédération, il faut prendre en considération la situation consécutive à la révolution, à la grève générale et à la guerre civile. Tant dans les rues que dans les entreprises et les services administratifs, partout se répandaient les conseils de travailleurs et les conseils de soldats teintés politiquement. Les éléments les plus radicaux reprochaient au gouvernement socialiste modéré d'amener le peuple aux conquêtes de la Révolution. Rudolf Steiner, voulant diriger ces impulsions de volonté dans des voies constructives, recommanda de former des conseils d'entreprise purement économiques, qui devraient alors se réunir en corps de conseils d'entreprise transversaux. Bien que les entrepreneurs eussent une certaine compréhension de ces idées, ils ne voyaient pas les grands points de vue qui auraient pu conduire à une refonte des rapports de travail tout entiers. Ils voulaient rester les maîtres dans la maison. Il est vrai que l'association des syndicats d'employeurs du Wurtemberg écrivit le 5 juin 1919 à la fédération : « Les employeurs du Wurtemberg saluent toute mesure qui semble convenir pour arriver à un contact plus étroit entre les directions d'entreprise et les travailleurs et les employés, et ne s’opposent pas à la création des conseils d'entreprise ».
Mais au fond, ils craignaient de perdre leurs privilèges bourgeois et ne pouvaient pas s’imaginer dans la nouvelle vision des choses qui leur était apportée. Même Peter Bruckmann, propriétaire d'une usine d'argenterie assez importante à Heilbronn, qui en tant que député au parlement avait trouvé des mots chaleureux pour la collaboration avec les travailleurs et avait dit entre autres : « Aussi loin que va notre influence sur les entrepreneurs, nous ferons tout notre possible, en termes d’explications et de développement, pour aider ces idées à triompher ».
Mais cet industriel de pointe ne le pensait pas sincèrement. La fédération qualifia ses paroles de phraséologie. Maintenant, il faut reconnaître que la fédération avait alors un langage très radical. On ne put bientôt plus compter sur le soutien des entrepreneurs, tandis que l’on trouvait un consentement enthousiaste chez les travailleurs ; on élabora donc un trac qui, déjà de par le titre « Aux ouvriers! Aux travailleurs intellectuels ! Aux industriels ! » fut perçu comme un repositionnement des entrepreneurs. Le texte reproduit en annexe montre clairement qu'il était principalement axé sur l'initiative des travailleurs. En fait, Rudolf Steiner, avec ses passionnantes conférence aux ouvriers, produisait un tel écho qu'on pouvait penser pouvoir compter sur eux. Avec la justification de M. Bruckmann, qui passa dans la presse comme une Explication, la fédération publia une lettre ouverte à l'industrie du Wurtemberg, dont la formulation était maintenant beaucoup plus exacte et qui exposait clairement ses objectifs (cf. annexe).
L’évolution de l'Europe aurait été différente si on s’était décidé à temps pour une orientation vers l'est au lieu de l'ouest, telle que la fédération la défendait à cette époque. Ainsi, dans le tract Aux travailleurs manuels…, il était écrit :
« Seule une grande action collective, une véritable socialisation complète de grande envergure, donne aux travailleurs une motivation nouvelle et réveille dans tout le peuple laborieux des forces de vie invincibles. Elle nous protège de l'esclavage par le capital anglo-américain qui nous menace et qui exclut toute socialisation réelle pour des décennies. Elle crée des conditions qui nous permettent un accord avec l'Est. Liés sainement avec la Russie, nous y trouverons de la nourriture, des ventes et une protection contre l'oppression occidentale... »
Mais cette attitude nécessite une explication : après l'effondrement du front occidental et l’éclatement de la révolution allemande, les puissances occidentales avaient atteint l’objectif vers lequel leur politique tendait depuis plus de deux décennies. Cet objectif était non seulement militaire, mais plus encore économique, parce qu’elles considéraient l'augmentation des exportations allemandes comme une sérieuse concurrence, surtout l'Empire britannique. Celui-ci considérait comme une évidence d’avoir le droit de devenir la plus grande puissance mondiale, rôle que malgré tout, depuis le début du siècle, il devait de plus en plus céder aux États-Unis d'Amérique. Par la formulation illusoire de Wilson du droit des peuples à l'autodétermination, la monarchie autrichienne avait été démantelée et ses différents corps de peuples étaient devenus des États indépendants. De même, la monarchie allemande avait été renversée, l'Empire privé des colonies et de la flotte marchande, le pays occupé. Le peuple allemand devait être totalement ruiné par les énormes indemnités de guerre qui lui étaient imposées. On envisageait même de retransformer l'Allemagne en pays rural, de raser ses usines, d’abattre ses cheminées. Il est évident que la culture allemande aurait été atteinte aussi.
Par le rattachement avec l'Occident et le rejet contraint et forcé de la Russie non capitaliste, le peuple allemand devait perdre son indépendance et des réformes sociales majeures ne seraient plus possible. La culture allemande se flétrirait et ferait place aux influences étrangères. Il fallait donc soustraire à temps toute la vie de l'économie aux puissances victorieuses, de façon à les conduire vers l'autogestion. Et le pouvoir de l’État, qui de toute façon se trouvait entre des mains faibles, devrait renoncer à son influence sur la vie de l'esprit, avant tout sur le système des écoles et des universités ainsi que sur le Concordat avec l’Église, pour laisser aussi ce domaine se développer lui-même dans la liberté.
C’est pour de telles raisons qu’il fallait nouer des liens vivants avec le peuple russe, qui en réalité aspirait à la culture de l'Europe centrale. On n'avait pas à craindre une bolchévisation de l’Europe centrale si on ne lui opposait pas le matérialisme traditionnel, mais l'idée porteuse d'une réorganisation par la triarticulation. On sait que le communisme n'a absolument pas été créé en Russie, mais importé d'Occident par le marxisme. Il ne correspondait pas du tout à l’essence du peuple russe. Vaincre cette idéologie par une idée vivante, bien fondée, semblait plus prometteur et plus digne que de se soumettre à l'Occident. L’Europe centrale aurait pu remplir la tâche qui lui revenait, de par sa culture et sa situation géographique, avant que ne se pérennise le fossé entre Orient et Occident ainsi créé.
Les hommes ne pouvaient pas avoir une telle vision à long terme. De nombreux bourgeois confondirent l'idée de triarticulation avec le bolchévisme. Leur capacité de pensée ne leur suffisait pas pour faire les distinctions nécessaires. Mais Rudolf Steiner voyait encore plus loin : il voyait l'avenir tragique comme une conséquence de l'échec momentané des cercles dirigeants, la diminution des patrimoines par l'inflation qui menaçait et la rechute du peuple allemand dans la barbarie par le nazisme qui s’annonçait. Il s’agissait alors de risquer une dernière tentative pour, peut-être, éviter un tel déclin, ce qui semblait possible avec l'aide du prolétariat. D’où le langage courageux censé secouer les bourgeois assoupis fidèles aux autorités. Steiner qualifia une fois les employés de « lions endormis ». À cette époque, les travailleurs étaient beaucoup plus éveillés. Ces hommes étaient ouverts à de grandes idées. Il fallait donc tenter l'extrême.
La grande inquiétude pour l'avenir de l'Europe était fondée. Dans les réunions internes, Rudolf Steiner dit que des temps viendraient où les trains ne rouleraient plus, où l'argent perdrait sa valeur et où les fermes resteraient vides ; les villes tomberaient, ne laissant que gravats et cendres, et de nombreuses autres choses qui nous faisaient frémir. Par ses indications, on s'habituait à ne pas déduire les événements des causes immédiates, mais à en rechercher les moteurs cachés. De l'Ouest, de l'Est et du Sud menaçaient les dangers qui voulaient détruire la vie culturelle de l'Europe centrale. Et quand des vagues semblaient s'aplanir de façon inattendue, il parlait quelquefois de « miracles ahrimaniens ». Depuis, ses prédictions se sont réalisées avec une horrible précision .Les villes furent bombardées, les fermes restèrent longtemps vides en Prusse orientale et en Pologne, la monnaie s'effondra totalement deux fois (1923 et 1948).
Désormais, la partie occidentale de l'Allemagne était définitivement rattachée à l'Ouest, l'orientale à l'Est, et le monde était divisé en deux visions radicalement différentes de la vie et de l'ordre social, chacune luttant pour l’emporter sur l’autre. Ce que nous vivons aujourd'hui est seulement la continuation de la guerre avec d'autres moyens. L'ère bourgeoise s’était achevée en 1914. Une ère nouvelle avait commencé, dont les douleurs de l'enfantement seraient la signature de ce siècle. Beaucoup n'ont pas encore compris cette tragédie.
Rudolf Steiner, qui disait alors déjà qu’il fallait empêcher « par tous les moyens » le bolchévisme de pénétrer en Europe centrale, voyait que l’Europe ne risquait d’être submergée qu’une fois que toute l'Asie aurait succombé au communisme. Le fait que les puissances occidentales, après la Seconde Guerre mondiale, laissèrent volontairement à l'influence russe de grandes parties de l'Europe jusqu'au cœur de l'Allemagne fut un destin tragique non seulement pour tout le peuple allemand, mais aussi pour le monde entier. Or l'Europe centrale devrait par là se sentir appelée à contrebalancer par des voies spirituelles les contradictions idéologiques entre le capital et le travail, sur lesquelles se fondent les désirs politiques de pouvoir, afin de prévenir le règlement de compte menaçant des Asiatiques avec le monde occidental. C’est la tâche de destin du temps présent. Il en résulte l'actualité de l'idée de triarticulation et la nécessité de l'examiner sérieusement. Mais les hommes d'aujourd'hui comptent sur la puissance économique comme sur une force militaire, bien qu'ils sachent qu'une troisième guerre mondiale laisserait derrière elle un chaos généralisé.
Ces perspectives à long terme découlèrent des efforts de Rudolf Steiner pour éveiller en 1919 la compréhension d'une société triarticulée. Mais il s’avéra qu’on ne pouvait rien attendre de la politique des partis. Ceux-ci devront disparaître complètement, disait-il, car ils empêchent l’émergence de personnalités géniales ; on ne devrait pas être obligé de choisir des listes liées à des programmes de partis, plutôt que des individus en lesquels on puisse avoir confiance. Il disait aussi que les frontières devraient tomber. Si on ne les abattait pas volontairement, l'humanité y serait contrainte avec le temps par le développement de la technologie – par exemple de l'avion. Comme la vie culturelle est une affaire de la libre personnalité et non de l'État, il ne pourrait y avoir de vraie économie mondiale que quand elle serait complètement dépolitisée.
Le public sans préjugés des travailleurs comprenait très bien de telles exigences. Souvent un homme assez jeune venait à la maison des syndicats ; il disait que comprendre la triarticulation n’était quand-même pas tellement difficile : on sortirait d’un côté la vie culturelle en la rendant autonome et de l'autre côté la vie de l'économie en l'organisant en associations ; il resterait au milieu l’État qui donnerait les mêmes droits à tous les citoyens. Rudolf Steiner aimait bien cet homme, qu’il appelait son « fidèle Eckhardt ».
Évidemment, les auditeurs voulaient aussi savoir comment Rudolf Steiner résolvait la question des salaires. On voyait bien que la lutte entre les partenaires sociaux devait avoir une fin et que les grèves ne pouvaient que faire du tort à l'économie. Beaucoup connaissaient aussi la revendication de Lassalle, qui était de substituer au salaire une part justifiée du résultat de la production. Ici le poème de Lasalle des années 1860, qui était sur toutes les lèvres à cette époque :
Chant de la fédération
Prie et travaille crie le monde,
prie bref ! parce que le temps est de l'argent.
Aux portes frappe la nécessité –
Prie bref ! car le temps est pain.
Et tu labour et tu sèmes
Et tu rive et tu couds,
Et tu martèles et tu files -
Dis, ô peuple, que gagnes-tu ?
Homme du travail, réveille-toi !
Et reconnais ton pouvoir !
Toutes les roues sont immobiles,
Quand ton bras fort le veut.
Brisez le double joug en deux !
Brisez le besoin de l'esclavage !
Brisez l'esclavage du besoin !
Le pain est liberté, la liberté pain !
Mais les partis radicaux ne suivirent pas, pas plus que les dirigeants des syndicats, à quelques exceptions près. Le ministre-président du Wurtemberg, Wilhelm Blos, ne témoigna pas de la moindre compréhension. Il écrira plus tard dans ses mémoires :
« Pour citer encore une bien étrange exigence qui m'était adressée : un jour, deux envoyés des proches amis de M. le Dr Rudolf Steiner vinrent chez moi me demander de prendre celui-ci dans le gouvernement. Ils disaient qu'il était l’homme le plus important d'Europe et qu’il connaissait les secrets de tous les gouvernements. Sa participation au gouvernement était absolument nécessaire pour le bien du pays.
J'étais toutefois d'un autre avis. Je savais que Steiner était théosophe ou anthroposophe et qu’il avait été, il y a longtemps, membre de notre parti et avait travaillé comme professeur à l'ancienne école de formation des travailleurs fondé par Liebknecht... Ils ajoutèrent qu’il me suffirait d’écouter une seule fois M. Steiner pour comprendre quel avantage il représenterait pour le gouvernement du Wurtemberg.
Je répondis : de quelle dimension me parlera-t-il ? Je dis ça pour plaisanter. Mais ma réponse apparemment les contraria beaucoup et on se sépara sans résultat. Je supposai d'une déclaration ultérieure de M. Steiner à propos de ‘cerveaux usés’ que ce devait être une ‘revanche’. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas usé mon cerveau pour des ‘corps astraux’ et des ‘fleurs de lotus’. Si déjà je l’ai usé, ce fut pour des choses plus utiles... Dans la formulation de son concept d'État, Steiner se rapprochait beaucoup de la conception anarchiste. De fait, si la triarticulation ne laisse plus à l'État que la politique étrangère et la justice et qu’elle confie tout le reste à la secte steinérienne, ce n'est plus un État, c’est ce que veulent aussi abolir les anarchistes. Même la République des conseils, sous sa pire forme, a encore une structure plus forte ».
Un groupe communiste publia un appel dans lequel il présentait la triarticulation comme la seule solution juste. M. Steiner se hâta de décliner tout similitude avec cette direction...
Une sorte de mémoire ajouté d'une main inconnue de moi figure dans le compte rendu officiel des actes du Conseil des travailleurs ; il glorifie Steiner au-delà de toute mesure et fait de sa triarticulation la seule voie de salut hors de la misère de notre temps. Il lui attribue des idées qu'il n'exprime pas du tout, notamment qu'il ne pense pas sur le prolétariat, mais qu’il pense avec lui ( 39 ).
Wilhelm Blos, qui n’avait jamais vu Rudolf Steiner et ne lui avait jamais parlé, était dépendant de ce que ses partisans lui racontaient. Il n'avait pas d'organe pour reconnaître les possibilités qui s'offraient à lui pendant la durée de son mandat. Les conseils d'entreprise étaient pour lui des fonctionnaires politiques, son but la nationalisation des entreprises clés. Que je sache, personne de la fédération n’avait rendu visite à Blos. La seule visite de Carl Unger et d’Emil Molt relative à la question d'une société fiduciaire industrielle avait eu lieu le 2 décembre 1918 (cf. le chapitre « Révolution »).
Pour Rudolf Steiner, la seule voie était celle qui allait au directement au cœur des hommes impartiaux. Ils se sentaient compris de lui au plus profond d’eux-mêmes et semblaient prêts à accepter aussi ce qui leur était de prime abord étranger.
Naturellement, il y avait aussi des collègues du travail anthroposophes au comité de la fédération. C'étaient eux qui pensaient que Rudolf Steiner devait être appelé au gouvernement pour agir en faveur de la triarticulation. Mais Steiner ne voulait rien en savoir, disant qu’on ne pouvait pas simplement « introduire » une telle réorganisation sans l’avoir bien comprise au préalable.
Des liens furent établis avec des personnalités de l'industrie et des universités. Je réussis à lui faire rencontrer Robert Bosch, le directeur général des usines Bosch, qui était connu comme entrepreneur sensible à l’aspect social et avait introduit toutes sortes d'aides sociales dans son entreprise. Mais Bosch ne put qu’interpréter les propositions de Rudolf Steiner comme une demande d'argent pour financer son mouvement.
Rudolf Steiner fut très mal compris dans ces milieux sur ces points cruciaux, comme il ressort du livre du futur président fédéral allemand Theodor Heuss40 2 sur Robert Bosch, sa vie, son œuvre, dans lequel l’auteur indique que Steiner a fait une conférence sur la solution du problème social devant le personnel de Bosch. Il dit : « Appelé par quelques industriels qui appartenaient à sa Société anthroposophique, Rudolf Steiner séjourna dans le Wurtemberg, où il organisa des réunions et fit des conférences. Avec l'idéologie de la 'triarticulation de l'organisme social', qui ne voyait pas le caractère de pouvoir de l’État... (il) semblait (avoir) temporairement escompter des effets plus larges ».
Entretemps, l'activité de la fédération s’était beaucoup développée. De nombreux amis étaient accourus de près et de loin pour s'activer à Stuttgart ou dans d'autres endroits. Ils voulaient s'informer sur les événements et entendre personnellement Rudolf Steiner. Un nombre grandissant de personnes – principalement de jeunes qui jouèrent par la suite des rôles importants dans le mouvement anthroposophique – travaillaient temporairement à la Champignystrasse ou entraient en contact d’une manière ou d’une autre avec les activités de la fédération. Une personnalité importante, qui se lia tôt à la fédération et à ses objectifs, fut Ernst Uehli, un Suisse avec une barbe blond-roux, un vrai alémanique. Il avait été fonctionnaire des douanes. Comme il était doué pour l’écriture, Rudolf Steiner lui confia la rédaction de la revue de grand format nouvellement fondée, Triarticulation de l’organisme social (cf. annexe). Le premier numéro fut publié le 8 juillet 1919. On avait donc désormais un organe propre, qui paraissait chaque semaine et dont le contenu était chaque fois affiché.
Il était prévu d’en faire par la suite un quotidien et, dans le texte, d’aborder des actualités mondiales, autrement dit les commenter à la lumière de la triarticulation. On y publiait au fur et à mesure les principaux articles de Rudolf Steiner, en plus des articles rédactionnels d’Uehli et des contributions de nombreux auteurs. Les activités de la fédération continuaient à croître. Tous les collaborateurs étaient portés par l'heureuse collaboration avec Rudolf Steiner, qui lui-même fournissait un travail incommensurable. Personne ne savait à quels moments il préparait ses conférences publiques et internes. On admettait simplement qu’il était prêt à intervenir partout. Il ne s'agissait pas uniquement de veiller à diffuser la triarticulation, mais aussi de beaucoup d'autres choses, qui étaient discutées lors des réunions du comité. Ainsi, par exemple, eurent lieu les 18 et 19 mai les premières représentations publiques d'eurythmie au Landtheater et au Kunstgebäude de Stuttgart, où il s’occupa des répétitions. Comme ma femme était au piano, elle pouvait dire des choses intéressantes sur la collaboration de M. et Mme Steiner. Une fois, alors que nous avions invité Rudolf Steiner, nous le vîmes discuter avec « Madame le Docteur » sur la conception d'un programme d'eurythmie. Il récita le début d'un poème, dont la suite lui échappait. Au cours du déjeuner, il réussit malgré tout à extraire de plus en plus de vers de sa mémoire, de sorte qu'à la fin, à la surprise générale, il put réciter le long poème en entier tout à fait librement.
Comme indiqué au chapitre précédent, Rudolf Steiner s’efforçait d’empêcher la reconnaissance de la seule culpabilité allemande dans la guerre.
Le projet de construire une école pour les enfants des travailleurs de l'usine de cigarettes Waldorf-Astoria déboucha lui aussi sur une décision concrète de la part d’Emil Molt le 23 avril 1919. Rudolf Steiner s'était déjà déclaré prêt à élaborer le plan pédagogique pour la nouvelle école. Nous y reviendrons dans un chapitre spécial.
Je voulais surtout montrer ici quelles énormes tensions occupaient ces mois, alors que des négociations étaient menées de tous les côtés, amenant le mouvement social venu à son point culminant. Le mouvement des travailleurs avait beaucoup grandi, ce qui nous décida à augmenter la première édition des Éléments fondamentaux ( 20 ) de 10 000 à 40 000 exemplaires.
Le mouvement était en plein essor et semblait vouloir continuer à se propager. À de nombreux endroits, les conseils d'entreprises furent élus ainsi que Rudolf Steiner l’avait recommandé, à savoir comme des organes purement économiques qui se souciaient des intérêts des entreprises mais qui devaient aussi, dans la mesure du possible, gagner les entrepreneurs à leur cause. Quelques entrepreneurs s’intéressèrent effectivement à la coopération avec les conseils d'entreprise. À la Waldorf-Astoria, Emil Molt fut même élu président de son conseil.
En particulier, les comités des grandes entreprises de Stuttgart, qui suivaient un cours complet à la maison des syndicats, étaient bien informés des autres intentions et possibilités de fusions suprarégionales et semblaient assez courageux pour réaliser l'idée d'un conseil d'entreprise complet. Vers la fin du mois de juillet, ils procédèrent également aux élections correspondantes, dans lesquelles les moteurs étaient leurs collègues membres de la commission de travail de la fédération. L'idée était de créer, par le biais de telles associations, un assez grand corps de représentants de la production et de la consommation, qui aurait pu, avec le temps, infiltrer les influences politiques de l'État, en direction d'une association pour un certain territoire, à laquelle les entrepreneurs pouvaient être tout aussi intéressés que les travailleurs eux-mêmes.
Le fait que Rudolf Steiner ait semblé faire confiance aux conseils d'ouvriers pour s'attaquer à une tâche aussi importante se fondait sur le fait que, pendant la période révolutionnaire, toute initiative venait toujours des ouvriers, qui pouvaient aussi attendre quelques concessions de la part des entrepreneurs s’ils leur faisaient des propositions raisonnables. La principale préoccupation de Rudolf Steiner était de détourner l'intérêt du public des oppositions avec les fabricants et de mettre en évidence les problèmes économiques généraux. Il voulait faire comprendre qu’on ne pouvait pas résoudre la question des salaires dans une usine ou une autre, mais seulement dans un contexte économique plus large. Mais c'est précisément ce que les secrétaires syndicaux ne comprirent pas. Au lieu de s’intéresser à la participation à une nouvelle évolution, ils voyaient leur influence sur les masses diminuer, influence qui s’appuyait sur des revendications salariales et des conflits salariaux avec les associations patronales. Ils menacèrent les travailleurs de retirer leur soutien s'ils continuaient à suivre « ce Steiner ». Et c'est ainsi qu'un jour, lorsque Rudolf Steiner se rendit avec Marie Steiner, Molt, Unger, Leinhas et moi-même à la maison des syndicats pour la conférence suivante, nous n’y trouvâmes personne, alors que la salle était normalement bondée. La conférence avait été annoncée comme d'habitude. C'est avec étonnement que l'on constatâmes la tournure que prenaient les événements.
 


Albert Steffen - Rudolf Steiner - Ernst Uehli 1922
 
Nos grands efforts prirent fin brutalement. Ce fut à la fin du mois de juillet 1919 que les opposants relevèrent la tête de cette façon. Cette expérience ne suffit pas à nous décourager, mais le mouvement de masse de Stuttgart s’effondra rapidement. Ce n'est que par la suite que l'on sut ce qui s'était réellement passé. Après la création d'un conseil d’ouvriers (provisoire) le 23 juillet par des amis travailleurs, des éléments radicaux des indépendants avaient tenté d'utiliser cette fondation à leurs propres fins afin de prendre le pouvoir dans les usines, conformément au programme de leur parti. Le mouvement purement économique aurait ainsi été pris dans les eaux politiques, ce qui était strictement contraire aux intentions de la fédération. Rudolf Steiner avait depuis longtemps mis en garde contre toute compromission avec les partis radicaux. Le moment était donc venu de revoir et de reformuler les objectifs de la fédération. Ce fut Rudolf Steiner qui s’en chargea. On trouvera en annexe le texte tel qu'il l'a écrit. Cette tournure des événements avait également été remarquée par le gouvernement, qui suivait sans doute de près les activités de la fédération. Wilhelm Blos en parle ainsi dans son livre ( 39 ) déjà mentionné :
« Après l'échec des nombreuses réunions demandant la nomination ‘immédiate’ du Dr Steiner au gouvernement, la secte Steiner se lance dans d'autres expériences. Elle fonde des écoles, des usines, des sanatoriums, des cinémas, etc., et trouve ainsi un large soutien financier dans les milieux industriels du Wurtemberg et du Bade. Elle cherche ainsi à s’emparer du pouvoir afin de prendre le gouvernement en mains. Elle en est encore loin. Mais il serait regrettable que cette secte gagne en influence sur les conditions politiques et sociales du pays – dont ce serait le malheur. »
Nous cherchâmes d'autres voies. Le mouvement s'étendait de plus en plus dans les villes, où de nombreux amis fidèles agissaient de manière désintéressée. Outre le fait que Rudolf Steiner était de plus en plus sollicité par les préparatifs de la création de l'école, nous mîmes d’abord l'accent sur le domaine littéraire. Là aussi, Rudolf Steiner participa inlassablement. Je dus souvent récupérer à 7 h du matin les articles qu’il avait écrits pendant la nuit et je voyais qu’il ne s’était pas couché. Parfois, il voulait encore ajouter ou améliorer une phrase. Pour ce faire, il se contentait de placer le manuscrit sur la montagne de livres qui se trouvait sur son bureau et, dans cette situation très inconfortable, il parvenait encore à introduire les corrections proprement, de sa belle écriture.
Rudolf Steiner attendait beaucoup de nous, mais il pouvait aussi être sévère et nous confier sans relâche des responsabilités que nous assumions en toute confiance dans sa sagesse exceptionnelle, mais dont nous ne sentions pas à la hauteur. Surtout, nous nous étonnions souvent qu'il pût faire de grands éloges d'une personnalité en public, tout en portant, en privé, un jugement très méprisant sur une certaine action de cette même personnalité. Il n’épargnait personne. Très rarement, il pouvait s’emporter quand quelqu'un n’accomplissait pas une tâche qui lui avait été confiée ou ne le traitait pas avec suffisamment de respect. Je me souviens ainsi d'un grand énervement avant le début d'une conférence de Branche à la Landhausstrasse, lorsqu'un jeune homme à la porte lui demanda sa carte de membre ou un billet d'entrée parce qu'il ne l'avait jamais vu auparavant. Bien entendu, le reproche, qui faillit entraîner l'annulation de la conférence, ne visait pas le portier, mais ceux qui lui avaient confié cette fonction.
D’un autre côté, Rudolf Steiner pouvait aussi paraître modeste au point que, par exemple, il se prit un billet pour lui-même à la caisse lors de la réunion de protestation du 30 janvier 1920 à la Gustav-Siegle-Haus. Il aimait particulièrement faire de l’humour au déjeuner ; il disait que c'était bon pour la digestion. Il se montrait particulièrement drôle lorsqu'il rencontrait des professeurs d'université car, disait-il, c’était le langage que les anciens étudiants appréciaient. Par exemple, il imita une fois la véhémence avec laquelle on jouait aux cartes au Tyrol, en se penchant loin en avant et en tapant avec force les cartes sur la table. Bien évidemment, les discussions sérieuses étaient au premier plan. Il y eut une fois une sorte de compétition avec des professeurs de mathématiques invités, qui était tellement centrée sur les plus grands problèmes de cette science qu’ils furent de moins en moins nombreux à suivre et que finalement même le dernier dut admettre que Rudolf Steiner leur était supérieur à tous.
Il était étonnant de voir comment le même homme qui pouvait gagner le cœur des gens en tant qu'orateur populaire était si bien versé dans toutes les sciences qu'on avait l’impression d’avoir un expert devant soi. De plus, il apportait des idées fondamentalement nouvelles, voire révolutionnaires, dans tous les domaines de la vie, si bien qu’on ne pouvait que se demander comment un seul homme pouvait être aussi en avance sur ses contemporains.
On se rendra compte plus tard que ce ne sont pas les réalisations scientifiques et techniques de notre siècle, comme l’aviation, la fission de l’atome ou la conquête de la lune, qui ont été les plus significatives, mais le début du dépassement de l'ère matérialiste par la compréhension des lois spirituelles qui sous-tendent le monde des sens. Aujourd'hui, on ne tient compte que du côté extérieur de l'existence et on oublie totalement le monde de l'esprit, dont chaque être humain descend à sa naissance et auquel il retourne après sa mort. Aujourd'hui encore, on est loin de considérer les guerres et autres catastrophes de ce siècle comme ce qu'elles sont, à savoir des symptômes de maladie qui doivent être guéris. Aujourd'hui, nous savons très bien comment maintenir les tensions politiques et déclencher des guerres, mais nous n'avons plus la perspicacité nécessaire pour instaurer une paix durable. Toute personnes qui avait le regard ouvert sur les forces spirituelles à l'œuvre derrière les événements et à qui l'avenir même n'était pas fermé ont ressenti douloureusement, comme si elle n’était pas de son temps, la difficulté de se dresser contre l'aveuglement et l'inertie des gens et de ne pas être compris par eux. Pour quiconque, comme notre maître spirituel, savait que l'humanité devait franchir le seuil du monde spirituel durant ce siècle et que cet événement ne pouvait pas avoir lieu dans l’inconscience, il est doublement pénible de voir le combat contre le renouvellement de la culture spirituelle. Je parlerai plus loin des résistances contre lesquelles dut lutter Rudolf Steiner.
Nous connûmes une opposition surprenante lors de la conférence que donna Rudolf Steiner à Tübingen le 2 juin 1919 ( 41 ). Outre quelques professeurs, il s’y présenta un grand nombre d'étudiants, qui immédiatement provoquèrent des troubles dans la salle bondée, qui critiquèrent l’accent autrichien de l'orateur et sa manière souvent inhabituelle de parler, et qui pour finir ravivèrent la calomnie antisémite qui sévissait alors à son encontre. Le contenu du discours ne leur importait pas du tout. Bien que Rudolf Steiner ait eu du mal à s'en sortir avec son sujet, celui-ci devint une conférence importante, qui fut rapidement publiée par la fédération sous le titre Die Urzelle des Wirtschaftslebens. Comme si Rudolf Steiner s’était douté de quelque chose, il nous avait accompagnés à Tübingen dans une limousine fermée, dans laquelle tous les rideaux, y compris ceux des sièges du conducteur, avaient été tirés. À la demande des professeurs, une deuxième réunion eut lieu le lendemain, afin de mettre les choses au clair à propos de Rudolf Steiner sans sa présence. Mais cette réunion fut si orageuse et si partiale que plusieurs amis quittèrent la salle en signe de protestation et échappèrent de justesse à une bagarre, comme nous le raconta plus tard Hans Erhard Lauer, alors étudiant. Peu après eut lieu une rencontre avec des professeurs de Tübingen, organisée par le Pr von Blume. Emil Leinhas en parle dans son livre Aus der Arbeit mit Rudolf Steiner ( 42 ) :
« Dans cette situation, grâce à la médiation du Pr von Blume, nous prîmes contact avec plusieurs professeurs de l'université de Tübingen. Un dimanche, nous rencontrâmes ces messieurs dans la maison du Pr Robert Wilbrandt à Tübingen. Rudolf Steiner décrivit le déroulement du mouvement pour la formation des conseils d'entreprise et souligna qu'un tel mouvement social à orientation purement économique – précisément parce qu'il semblait avoir un certain succès auprès de la population active – pouvait représenter un grand danger pour la vie intellectuelle et culturelle. Il estimait au contraire nécessaire de rendre la vie de l’esprit plus efficace grâce à des corporations libres dans tous les domaines de la vie culturelle. Il proposait donc de constituer un Conseil de la culture composé de personnalités de la vie intellectuelle et culturelle, qui aurait pour mission de préparer l'autogestion de toute la vie intellectuelle et culturelle, mais surtout du système éducatif et des universités. Rudolf Steiner expliqua comment il envisageait, par exemple, l'autogestion d'une université, sans la participation d'un ministère des cultes, par les enseignants travaillant à l'université, situation qui, soit dit en passant, existait encore il n’y a pas si longtemps.
On ne peut pas dire que les professeurs n'aient pas fait preuve de compréhension sur ce point, mais les réponses de ces messieurs montrèrent bien qu’ils étaient vraiment effrayés par les difficultés qui découleraient dans leurs propres rangs d'une telle autonomie de l'université. Étant donné l'envie et la jalousie que celle-ci susciterait chez leurs collègues, ils pensaient qu'il valait mieux en rester à l'administration par un ministère des cultes. Il était clair qu'un tel collège d'universitaires serait totalement inadapté à l'autogestion de ses affaires.
Comme à d'autres occasions, par exemple lors d'une conférence très importante donnée par Rudolf Steiner à Tübingen devant un public principalement étudiant, nous fûmes obligés de constater que, de tous les groupes de population, les universitaires de tous âges et de tous rangs étaient les moins à même de comprendre les nouvelles idées sociales. En revenant de Tübingen, nous décidâmes de nous adresser le plus rapidement possible au grand public de la vie intellectuelle et culturelle en demandant la création d'un Conseil de la culture » ( 42 ).
En raison de la myopie des professeurs d'université, nous avions donc décidé de lancer un appel général à la création d'un Conseil de la culture, pour lequel nous recueillîmes à nouveau des signatures auprès de personnalités éminentes. L'appel fut envoyé (voir annexe) à de nombreuses universités et autres institutions de la vie culturelle, fut distribué par des groupes en Suisse et à l'étranger, et bien sûr utilisé lors de conférences et de réunions. L'écho en fut si faible qu'il ne permit pratiquement pas de nouer des relations fructueuses. La période estivale n'était peut-être pas favorable à une telle action. Mais même l'automne suivant, nous n’établîmes en dehors de nos propres cercles aucun lien qui aurait pu nous rapprocher de notre objectif, mettre sur pied une organisation culturelle. Une fois de plus, il apparut clairement que les milieux bourgeois cultivés ne comprenaient pas que l'heure avait sonné et qu’ils ne pouvaient prendre la distance nécessaire par rapport aux événements du jour que s'ils avaient préalablement trouvé un certain accès au corpus d'idées anthroposophique.
Vers la fin juillet et le 2 août, Herberg, qui était ingénieur, organisa des réunions avec des représentants du Verband Technischer Vereine. Rudolf Steiner donna également deux conférences publiques à Mannheim et à Schwenningen sur les Éléments fondamentaux. Une soirée d'étude avec le groupe Triarticulation de Stuttgart se déroula le 28 juillet. C'est sans doute à cette époque que Rudolf Steiner accorda, à sa demande, une audience à un spartakiste de premier plan, Gert Haupt, qui eut lieu à minuit à la Landhausstrasse 70, comme d'habitude dans la salle rouge, où il donnait son avis à tous ceux qui le souhaitaient. Il dut être convaincu que l'influence des conseils d'ouvriers s'amenuisait. Néanmoins, l'auteur de la question fut profondément impressionné par cette rencontre.
Sans l'ambiance anthroposophique de base, il n'aurait pas été possible d'acquérir aussi rapidement les principales exigences de l'idée de la triarticulation. On se rendait compte aussi clairement que les amis qui avaient accepté de donner des conférences, tels que Herbert Hahn, Carl Unger, Ernst Uehli, Paul Baumann, Emil Molt et Emil Leinhas, ainsi que ceux issus de la classe ouvrière comme Dorfner et Gönnewein, ne cessaient de s’améliorer. Parfois, cependant, l'idée nous traversait l'esprit de savoir si nous serions à la hauteur de la tâche si l'occasion d'une intervention pratique se présentait.
Mais Rudolf Steiner nous rassurait en nous assurant que notre force augmenterait avec les tâches. Emil Molt en était un exemple étonnant. Comme nous tous, il vivait un moment privilégié ; il était légèrement entraîné et porté par les idées généreuses qui le menaient bien au-delà de sa profession industrielle, non seulement dans la vie publique, mais même comme pionnier d'un nouveau mouvement scolaire, même dans le domaine de l'éducation. Un tel élan ne pouvait s'expliquer uniquement par sa vie actuelle. Après tout, Rudolf Steiner avait déclaré à plusieurs reprises que l'on ne pouvait connaître pleinement la nature d'un être humain que si l'on était prêt à tenir compte de ses prédispositions issues de vies terrestres antérieures. À une autre occasion, il avait expliqué à ce propos que le physique des hommes d'aujourd'hui les empêchait souvent de vivre pleinement leurs capacités. Et lorsqu'on lui demandait où se trouvaient les anciens initiés, par exemple de la période grecque, il répondait qu’ils étaient souvent aujourd'hui des industriels ou des ingénieurs qui faisaient œuvre de pionniers par leurs inventions et leurs progrès techniques.
Cette première phase du mouvement de la triarticulation, qui s'adressait principalement aux masses de la classe ouvrière, dont l’âme était détendue, prit fin temporairement au bout d’un peu plus de trois mois. Rudolf Steiner donna plus de 70 conférences publiques et près de 20 conférences internes à Stuttgart et dans les environs ; il cherchait à éveiller la compréhension de la triarticulation sociale à travers de nombreux cours, soirées d'étude et réunions. Avec beaucoup d’élan, il s'efforçait d'ouvrir l'accès à la compréhension d'une réforme sociale révolutionnaire, dont il savait qu'elle devait un jour voir le jour.
Un assez grand nombre d'amis anthroposophes s'étaient réunis autour de lui. S'ils n'avaient pas encore eu grand-chose à voir avec la vie publique et, à l'exception de Roman Boos, n'étaient pas spécialement formés aux sciences sociales, ils avaient cependant, pour des raisons purement humaines, si bien compris l'idée de triarticulation qu'ils étaient capables de la défendre avec enthousiasme. Leurs espoirs étaient soutenus par l'écho initialement très fort qu’ils rencontraient auprès du prolétariat de l'époque. Les travailleurs avaient probablement senti que les gens qui leur parlaient avaient de bonnes intentions, mais les idées étaient si nouvelles que leurs capacités intellectuelles ne leur permettaient pas de s'affirmer face à leurs dirigeants formés à l’école du marxisme.
Et les industriels, en raison de leur tradition bourgeoise, n'étaient pas en mesure de saisir l'occasion de préparer le terrain pour de nouvelles impulsions sociales. Les quelques exceptions se trouvaient précisément parmi les entrepreneurs qui avaient des idées anthroposophiques, mais ils étaient bien trop peu nombreux pour pouvoir s’imposer avec leur idéalisme. Néanmoins, la tentative reste importante. Un exemple historique a été donné au monde entier, auquel on pourra se référer un jour. On a encore moins compris le Conseil de la culture ont j’ai parlé plus haut. Les représentants de la vie intellectuelle étaient encore tellement pris dans les conditions culturelles existantes qu'ils passaient à côté du mouvement révolutionnaire sans y faire attention. Les représentants du système scolaire et universitaire, de l'art, de la science et de la religion n'avaient pas encore saisi les opportunités qui leur étaient offertes à la fin de l'ère wilhelmienne.
Mais c'est précisément pour cette raison que la fondation de l'école libre Waldorf, qui résultait de l'impulsion de la triarticulation, revêt une importance particulière. Les préparatifs de cette nouvelle école battaient déjà leur plein lorsque Rudolf Steiner, avant de partir pour Dornach, donna une conférence d'adieu interne le 3 août 1919 ( 43 ). Il en ressort clairement qu'il ne considérait nullement les efforts pour comprendre l'idée de la triarticulation comme terminés, mais qu'il encourageait au contraire les amis à continuer à travailler avec une compréhension plus profonde afin de porter l'idée dans des cercles toujours plus larges. Quelques citations :
« Il ressortait véritablement de la nécessité de notre époque que la science de l’esprit d’orientation anthroposophique soit liée au travail social dans la Fédération pour la triarticulation sociale. Et ces derniers mois, le besoin s'est également fait sentir de rechercher un lien plus étroit entre le social et le spirituel proprement dit.
Une certaine compréhension de cette nécessité a commencé à émerger des profondeurs de la science de l’esprit, en particulier dans notre cercle, et nous avons vu que l’on dispose des éléments qui permettraient de préparer l'humanité de façon qu’elle devienne plus ou moins réceptive à la nouvelle aspiration spirituelle. Nous avons trouvé parmi nous des amis qui ont travaillé à diffuser la vision anthroposophique du monde ici à Stuttgart et dans sa région, et cela a été très satisfaisant. Il faut maintenant espérer trouver une compréhension pour les choses qui aujourd'hui sont socialement nécessaires dans le sens le plus éminent. Il est faux de croire qu’une plus vaste part de l'humanité n'est pas accessible à ces choses. À l'heure actuelle, si nous voulons comprendre ce qui est socialement nécessaire, nous avons besoin d'un mode de pensée formé par les concepts et les idées issus de la science de l’esprit. Car voyez-vous, il y aura dans le présent, à côté de toutes les autres oppositions, cette opposition : pensée juridique romaine, purement logique, et pensée de la science de l’esprit. Cette pensée de la science de l’esprit, qui suit partout la logique des faits, et la pensée romaine, catholique, juridique, qui suit seulement la logique des concepts, seulement la logique humaine égoïste. Et cette pensée ne sera jamais assez forte pour pénétrer dans la réalité.
Une plante en croissance se développe lentement, feuille après feuille. Et celui qui pense que cela va durer éternellement à ce rythme se trompe lourdement. Tout d’un coup il y a une secousse, puis le calice et les pétales se développent rapidement à partir de la feuille. Et il en sera ainsi tant que nous gardons en nous cette force avec laquelle nous pourrons agir spirituellement et socialement. Cela dépend de notre vouloir. Nous aurons peut-être pendant longtemps l’impression d’aller très lentement. Or lorsque tout ce qui peut grandir sera réuni, le tournant viendra d'un seul coup. Mais il ne marchera bien que si le plus grand nombre possible d’hommes y sont préparées. C'est ce que je voulais vous dire maintenant pour résumer en quelque sorte nos travaux de ces dernières semaines, que j'appellerais nos ‘semaines de Stuttgart’. Car il s'agit pour nous de ne pas relâcher nos efforts pour défendre ce qui découle de notre cause elle-même.
Voilà, mes chers amis, ce que je voulais vous dire aujourd'hui, car je crois que ce fer que nous avons forgé jusqu'à présent ne doit pas refroidir, qu'il doit rester chaud. Nous ne pouvons aller de l'avant que si nous avons la volonté d'apprendre, si nous avons le courage d'intégrer ce que nous avons appris dans la vie. Ce n'est que de cette volonté et de ce courage que peut naître la nouvelle devise :
Je veux apprendre, je veux travailler !
Je veux travailler en apprenant !
Je veux apprendre en travaillant ! » ( 43 )
La première conférence de Rudolf Steiner (9 août 1919)44 7 après son retour à Dornach, où il n'était pas allé depuis Pâques, est tout aussi révélatrice. Il y donna un aperçu tout à fait objectif de l'activité qui avait débuté à Stuttgart et décrivit sans aucune amertume l’état des personnes qui n'avaient pas pu suivre son envol spirituel. Certains passages importants de cette description sont également reproduits ici :
« Après un travail qui nous permit de pénétrer en profondeur ce qui vit aujourd’hui dans les cœurs des hommes, dans cette tragédie intérieure du développement de l'humanité, je peux être à nouveau pour quelques jours en ce lieu.
Il faut voir en face quelle est la signification spirituelle de l'industrialisme. Examinez donc ce sur quoi l’industrialisme règne avant tout : la machine. La machine se distingue de tout ce à quoi l'on peut avoir affaire dans sa vie extérieure.
Lorsqu'on a connu des milliers des milliers de personnes qui ont eu affaire à des machines, on sait comment ces machines spirituellement transparentes s'infiltrent dans les âmes, ces machines qui n'ont rien derrière elle, que l'intelligence non clairvoyante pourrait peut-être seulement pressentir ou qui soit complètement inaccessible. Le fait que la machine soit aussi transparente à l'âme et l'esprit rend son utilisation destructrice pour l'homme. L'homme avec ses sens et son intelligence peut pénétrer comme de l'eau claire les forces qui agissent dans la machine, voilà ce qui vide son cœur et son âme, ce qui le dessèche et le rend inhumain.
La science et les machines menacent l'humanité civilisée d'une triple terrible destruction. Car que risque l'homme moderne s'il ne s'efforce pas de percevoir le suprasensible ?
Si les hommes continuaient à penser uniquement comme ils le font au sujet de l'astronomie mécanique et à travailler dans l’industrialisme, les esprits se mécaniseraient, les âmes deviendraient végétatives, somnolentes, et les corps s’animaliseraient.
Regardez l'Amérique : le maximum de mécanisation des esprits ! Regardez l'est de l'Europe, la Russie : les instincts sauvages qui s'y expriment de façon si horrible : animalisation du corps ! Au centre, en Europe, la somnolence des âmes. Mécanisation de l'esprit, végétalisation de l'âme, animalisation des corps, voilà ce que nous devons nous reprocher sans nous faire d’illusions.
Il est caractéristique de constater que depuis le milieu du 15e siècle, l'humanité a perdu en route le troisième élément vital. Un puissant parti s'appelle aujourd'hui ‘social-démocratique’, il a réuni le socialisme et la démocratie, bien qu'ils soient le contraire l'un de l'autre. Mais il les a fondus ensemble et il a laissé pour compte le spirituel. En effet, le socialisme ne peut s'appliquer qu’à l'économique, et la démocratie qu’à l’État, au juridique ; au spirituel s'appliquerait l'individualisme. Or la liberté, on l'a omise dans l'expression ‘social-démocratique’, car autrement on devrait dire : ‘social démocratique individuel’ ou ‘démocratie sociale individualiste’. Alors les trois besoins fondamentaux de l'homme s’exprimeraient. Mais il est caractéristique de l'époque moderne que le troisième élément soit omis, puisque l'esprit est vraiment devenu la maya, la grande illusion, pour l'humanité de l'Ouest : l'Europe et son émanation coloniale, l'Amérique.
La grande question de l'avenir sera : comment devons-nous nous comporter vis-à-vis des enfants si nous voulons les éduquer de telle sorte qu'ils puissent, adultes, s'insérer dans le socialisme, la démocratie, le libéralisme au sens le plus large ? Une des questions sociales les plus importantes pour l'avenir, et même déjà maintenant, c'est celle de l'éducation.
Le prolétariat aspire à s'élever. Ses cerveaux sont encore inutilisés. Le citron n'est pas complètement pressé ; il y a encore quelque chose qui en sort, par atavisme. C'est pourquoi le prolétariat comprend encore ce que l'on peut dire au sujet d'une nouvelle organisation sociale. Aujourd'hui les choses sont telles que l'ensemble du prolétariat serait accessible à ces choses, mais pas les dirigeants, parce qu'ils sont embourgeoisés ; ils sont encore plus bornés et plus encombrés de préjugés que les vrais bourgeois. Ils ont pris en eux l'esprit bourgeois et l'ont élevé au niveau d’une culture. Mais d'un autre côté on trouve aussi une terrible soumission. Et c'est cette soumission qu'il faudra d'abord briser. Sans cela il n'y a aucune amélioration possible dans ce domaine.
Bien que le concept de marchandise soit purement économique, on ne pourra jamais le forger à l'aide de la science habituelle. Vous ne parviendrez pas au concept de marchandise si vous ne vous fondez pas sur la connaissance imaginative. Vous ne pouvez comprendre ce concept qu’en vous appuyant sur la connaissance imaginative. Vous ne pourrez comprendre le travail, dans le domaine social et économique, si vous ne vous fondez pas sur la connaissance inspirée. Et vous ne pourrez pas définir le capital si vous ne vous fondez pas sur la connaissance intuitive.
Le concept de marchandise exige de l'imagination ;
le concept de travail exige de l'inspiration ;
le concept de capital exige de l'intuition.
Si ces concepts ne sont pas formulés de la sorte, il ne peut en sortir que la confusion. » ( 44 )


( 20 ) - Rudolf Steiner. Éléments fondamentaux pour la solution du problème social, GA 23.
( 39 ) - Wilhelm Blos, Von der Monarchie zum Volksstaat (De la monarchie à l'Etat-peuple/nation - FG). Stuttgart 1922.
( 40 ) - Theodor Heuss, Robert Bosch, Leben und Leistung (Vie et prestation - FG). Stuttgart et Tübingen, 1946.
( 41 ) - Conférence du 2 juin 1919 in : Gedankenfreiheit und soziale Kräfte (Liberté de pensée et forces sociales - FG). GA 333, Dornach 1971.
( 42 ) - Cf. note 19.
( 43 ) -  Conférence du 3 août 1919 in : Geisteswissenschaftliche Behandlung sozialer und pädagogischer Fragen (Traitement esn science de l'esprit de questions sociales et pédagogiques - FG). GA 192, Dornach 1964.
( 44 ) - Conférence du 9 août 1919 in : L’éducation, un problème social. GA 296, Dornach 1972.